Petit Akim deviendra grand

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        « Je n'y arriverai jamais ! ». 22 octobre 2016. Quatre ans qu'Akim travaillait son roman (presque mille cinq cent jours) - le temps défile à une vitesse folle quand on ne le surveille pas. Son manuscrit avait bien avancé ! Enfin, un peu. En fait, pas du tout... Il n'a cessé d'écrire un premier jet, puis le déchirer, en écrire un autre, et le balancer, et en recommencer un... si bien qu'au bout de quatre années d'écriture acharnée, de travail laborieux, de souffrances psychologiques (parce qu'il faut bien l'admettre, les écrivains finissent détraqués), il se retrouvait finalement avec une immense pile de feuilles roulées en boule, gribouillées, voire même mutilées pour les plus malheureuses, et toujours aucun chapitre rédigé. C'est donc avec de bonnes raisons que notre « ex futur auteur d'un roman abouti » craquait. 

        Se produisit alors un phénomène intéressant : le deuil. Akim devait enterrer son roman. Il lui sembla en effet qu'il aimait de moins en moins ce qu'il écrivait. Les incipits défilaient, tous plus médiocres les uns que les autres, pourtant Akim refusait de poser la plume. Jusqu'à ce soir-là du moins. Alors qu'il raturait un énième début de chapitre, que le stylo noyait de son encre les grains du papier recyclé, une pensée surgit devant Akim : « Je ne devrais peut-être pas écrire. ». Ce fut le choc. Le monde s'écroula autour de lui. Akim s'évanouit là, au milieu du décor qui tournait autour de lui, qui l'enroulait, le serrait, l'étouffait. C'était un coup de poignard dans la poitrine, la lame cicatrisant avec la plaie, le sentiment que le monde avançait désormais sans lui et que personne ne ferait demi-tour pour venir le chercher. C'était la mort. « Non, c'est n'importe quoi. C'est l'émotion qui parle. Tous les écrivains du monde doivent connaître ça, j'en suis sûr. » Mais, il se rappela les grands noms de l'écriture, Stephen King, Amélie Nothomb, des personnages qui écrivaient sans cesse, et qui écrivaient du génie. Il fallait se rendre à l'évidence : « Je n'ai pas de talent. »

        Tout devint noir devant lui. La chaleur monta, et l'envie d'exploser aussi. Sa mâchoire se crispa, son front se plissa, la pression monta dans ses doigts. Quelque chose comprima sa poitrine ; c'était l'oppression, la colère, l'indignation. Il se sentit soudainement lourd et fort. Le cœur en feu, il serra les poings et, cognant l'accoudoir de sa chaise, il pensa : « Personne n'a jamais cru en moi, personne ne m'a soutenu. Pas étonnant que je ne crois pas en moi non plus ! Ah les salauds... »

        Mais, immédiatement, il se sentit ridicule de blâmer les autres. La tension redescendit, la pression dans ses poings avec. Il retomba sur sa chaise en poids mort, en zéro, en spectateur de son échec. Tout devint clair finalement, et tout devint inaccessible. « Pourquoi n'offre-t-on pas le talent à des passionnés comme moi ? Ce n'est pas juste. » Il pleura. Il pleura, en mouillant les feuilles de brouillon qui gisaient sur son bureau. Le pauvre était si malheureux qu'il en gémissait de douleur. « Non, ce n'est pas juste... » Recroquevillé sur le siège, les mains sur son visage, il implorait qu'on lui donne le saint graal, qu'on lui laisse une chance de briller. Que quelqu'un vienne le sauver de ce naufrage. Vite, qu'on lui apporte des rames et un radeau ! Le pauvre allait sombrer dans les eaux noires de ses pleurs, mais personne ne vint lui tendre une main.

        La nuit passa, ponctuée par les reniflements et les sanglots de notre cher Akim. L'auteur était funambule, et le désespoir prenait plaisir à faire trembler le fil.

        Le matin vint, dérangeant la tristesse et les yeux gonflés de l'écrivain. Il était 11 heures. Akim se leva difficilement, la tête lourde et fatiguée. Après avoir préparé son café, il s'assit près de son bureau, posa la tasse loin des brouillons pour ne pas les abîmer, et se mit à songer. Il pensa à ce qui l'avait décidé d'écrire. Ce désir permanent, brûlant, destructeur, portait un nom : L'Etranger. L'Etranger, d'Albert Camus. Un roman bien ficelé qu'Akim avait lu en 3ème, que dis-je, qu'il avait dévoré ! Le style l'avait tant impressionné qu'il avait décidé d'écrire une nouvelle juste après avoir refermé le livre. Depuis, le roman ne l'avait pas quitté. Il avait traversé la mer pour rester auprès de lui ; d'Alger à Lyon, L'Etranger avait montré plus d'une fois sa fidélité. Il était toujours sur son bureau, symbole de sa religi– de sa passion ! Akim, nostalgique, le chercha des yeux, essaya de le trouver sous l'épaisse couche de premiers jets médiocres qui stagnait sur son plan de travail. Il plongea les mains dans ses défaites et ses tentatives vaines. Mais, même pour lui, il y avait beaucoup trop de désordre. Fatigué de ne pas trouver le livre immédiatement, il jeta tout par terre ; d'un coup de bras, il essuya la table de ses tâches littéraires. Le plateau s'éclaira rapidement ; L'Etranger n'avait pas décollé, et il se trouvait maintenant en face d'Akim. L'écrivain esquissa un sourire, apaisé. Il le prit dans ses mains et caressa la première de couverture : le grain du papier ravivait toujours sa flâme* éteinte par le deuil. Il tourna les pages lentement, admirant la beauté de la plume, la grandeur du livre. Je décelai une certaine reconnaissance au fond de ses yeux, un merci timide et sincère. Merci L'Etranger, pour cette passion de l'écriture, cette unique raison de vivre. Akim pleura, encore. Cette fois-ci non pas pour son défunt roman, mais parce que tant de magnificence l'émouvait. Arrivé à la dernière page, il regarda plus longuement les mots. Il observa chaque détail du papier, chaque virgule, chaque lettre. Et plus il admirait le travail, plus il pleurait. L'émotion grandissait et, soudain, une larme tomba sur la page. Il comprit enfin.

           Pendant quatre ans, Akim n'avait essayé d'écrire que sur des sujets étrangers. Il lui fallait donc écrire sur ce qu'il connaissait le mieux, sur ce qu'il avait vécu, et cette minuscule perle salée portait en elle toute l'inspiration dont il avait besoin.

        Il attrapa vite un papier et un stylo, et commença à raconter son histoire : « Je suis Akim Petit, et je n'ai aucun talent d'écrivain. » Les mots venaient d'eux-mêmes, et l'histoire était captivante. Il écrivit ainsi toute la journée, s'autorisant quelques pauses rapides pour répondre à ses besoins biologiques. La nuit tomba, Akim avait rédigé une quinzaine de pages.

        Il continua sur cette lancée, jusqu'à ce que le sommeil le guette et qu'il s'endorme sur le manuscrit. Les jours suivants passèrent de la même manière, Akim vivait d'écriture et d'eau fraîche. Il jonglait entre son travail de voiturier, sa vocation d'écrivain et ses besoins en tant qu'être humain. Puis les jours devinrent des semaines, et les semaines des mois. Ce n'est qu'au bout du quatrième mois qu'il ralentit. Même, il cessa. Il se stoppa net. Pour cause, il avait terminé son roman. Le point final était apposé ; il était noir, sombre et précis, intensément ponctuel. Il ressemblait, de manière fascinante, au bourreau qui annonçait la fin d'une vie.

        Le travail de correction dura quelques semaines encore. Finalement, il aura fallu cinq mois à Akim pour écrire ce livre. Il était devenu un grand maintenant, un écrivain, un vrai de vrai. Il ne lui restait plus qu'à envoyer son manuscrit. Par précaution, il l'envoya à une quinzaine de maisons d'édition. Tout ce qu'il pouvait faire désormais, c'était attendre.

        Il retourna à sa vie d'écrivain endeuillé. Les brouillons s'accumulèrent à nouveau sur le bureau, et les réponses des éditeurs ne venaient toujours pas. Il regardait souvent la dernière page de L'Etranger, et cette larme séchée, en apparence insignifiante. Elle avait porté dans son eau la métamorphose d'Akim. Une goutte avait suffi pour qu'il se reprenne et le voilà, six mois plus tard, qui tournait en rond dans son appartement en attendant la lettre d'une maison d'éditions.


***

        Nous étions le 13 juin 2017. Il était 7h et comme tous les matins, Akim prit son café avant d'aller vérifier le courrier. Il se brûla la langue, sans grande surprise, et descendit les escaliers en tenant la tasse d'une main, les clés de l'autre. Machinalement, lorsqu'il arriva près de la boîte aux lettres, il posa son café dessus avant de l'ouvrir. Il saisit le courrier et regarda une à une les enveloppes. C'était la même chanson qui passait en boucle depuis plus d'un mois : des factures et des publicités. Ça en devenait si lassant qu'il ne prêtait désormais plus attention à ce qu'il recevait. Il récupéra son café et remonta les escaliers, toujours sa tasse dans la main gauche, les clés et le courrier apparemment inintéressant dans la main droite. Pourtant, le facteur avait déposé le matin-même son courrier ; il y avait, entre la facture d'électricité et un prospectus, la réponse d'un éditeur.


*flâme : néologisme, désigne la flamme de l'âme, la raison d'être et de vivre d'un individu.

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