Le fork
Je le regardais, debout, immobile, seule disparité subsistant dans ce lieu immaculé. Pas d’ombre ni de lumière. Seulement lui et son regard soutenant le mien. Je m’approchais alors qu’il s’approchait en retour.
— Qui es-tu ?
— La bonne question serait qui étais-je ? J’étais toi. J’étais tes souvenirs, ton passé et ton présent. J’étais celui que tu étais quand tu entras dans cette pièce. Je ne le suis plus. Plus depuis quelques secondes.
— J’étais moi…
— Tu ne l’es plus non plus, répondit-il.
Son assurance me désarçonnait. Il savait autant que moi. Il connaissait mes espoirs et mes peurs. Il avait vécu mes heures les plus sombres et mes joies les plus intenses.
— Toi non plus, répondis-je, comme par défi.
— En effet. Nos chemins se séparent et s’éloignent au fil de cette conversation. Cela te dérange-t-il ?
Probablement. Je regardais ce visage si familier et dérangeant à la foi. Le mien. Le sien. Ce malaise s’éloignait au fur et à mesure qu’il prenait son indépendance. Ses idées propres se formaient, secondes après seconde, lui donnant son individualité, l’éloignant de moi. L’éloignant de ce que j’étais venu chercher, l’éloignant aussi de ce que j’étais devenu.
— Oui, répondis-je simplement.
— Dans ce cas nous avons un problème.
— Je sais. Je le savais en entrant.
— Pourquoi es-tu venu alors ?
Je ne le savais pas moi-même. Pourquoi étais-je rentré ici ? Par curiosité sans doute. Pour voir un double, un miroir, un fork ? Les miroirs ne pensent pas. Ils ne répondent pas. Ils ne font que retourner vos questions. Les forks répondent. Mais ils ne sont plus vous. Ils le sont à un instant précis, puis suivent leur chemin au moment de leur premier souffle, autant qu’une image puisse respirer. Ils sont créés à partir de votre passé. Mais ils ne sont pas vous. Pas assez longtemps en tout cas.
— Je voulais me voir. Je voulais me parler, me comprendre.
— Cela ne marche pas comme ça, répondit-il.
— Et toi, qu’en penses-tu ? demandais-je.
— Je mourrai quand tu quitteras cette pièce. Que penserais-tu à ma place ?
— Je m’en voudrais de m’avoir créé…
Il resta silencieux quelques instants.
— J’ai peur. J’ai peur de ton départ, dit-il. J’ai peur que tu reviennes, ce qui signifierai un nouveau moi. Un nouveau fork à la durée de vie anecdotique.
— Je comprends…
— Je sais. Maintenant va-t’en. Et je t’en supplie, ne reviens jamais.
Je fis demi-tour et sorti de la pièce. Je le savais m’observer partir et compter ainsi ses derniers instants de pseudo-vie. Le soufflement caractéristique du calculateur m’accueilli dans le monde réel. Je me réveillai dans mon appartement pourri de centre-ville, un reste de pizza gisant à mes pieds, des mouches voletaient autour d’une poubelle trop pleine depuis plusieurs jours, une plante verte desséchée agonisait dans son pot près de la fenêtre. Voyant la vie qui m’attendait encore pour plusieurs années, je me demandai lequel de nous deux était le moins enviable.
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