L'éveil de Londres

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 La nuit était tombée sur Londres, une nuit froide et sans lune, une nuit chargée de brouillard et de mystère. Une ombre se glissa soudain entre les murs sombres d’une maison. Une ombre souple et gracieuse. Elle se faufila entre deux murs, escalada une façade de crépi et se coula le long du toit d’ardoises noires.

 Trop petite pour être un homme, trop grande pour être un singe, cette ombre sauta de toit en toit avec une aisance féline. Sans hésitation, elle traversa le quartier de WhiteChapel et longea la tamise sur laquelle dormait d’innombrables péniches à charbon, géants endormis. L’ombre s’arrêta quelques instants pour observer l’agitation fébrile des hommes sur les docks, chargeant inlassablement des bateaux qui partiraient à l’aube vers un pays lointain.

Tout s’en va de Londres, jamais rien n’y vient, la ville des Gentlemans n’est plus qu’un rêve lointain, dénonçait le chant populaire. C’était un chant interdit par le Gouvernement, mais certains hardis le fredonnaient dans le dos des soldats, bravant le risque d’être arrêté.

 L’ombre reprit sa course et fila en un éclair le long des immeubles sombres. Elle traversa le fleuve en se glissant sous un pont et reprit sa route en direction du nord. La ville était plongée dans une pénombre épaisse, aucune lumière n’éclairait les hommes sur la route. Le Gouvernement disait que c’était pour éviter les bombardements, c’était d’ailleurs pour cette raison que la ville vivait la nuit, que chaque matin, le soleil observait une Londres immobile, une Londres endormie sous la chaleur de ses rayons.

 Cette nuit-là, pourtant, les rues semblaient moins remplies que d’habitude. Les gens avaient la mine plus sombre, la démarche plus lente. Détail intrigant, ils se dirigeaient tous vers les écrans géants de la ville. Ces écrans ne diffusaient pourtant d’habitude que la propagande du Gouvernement, mais ce soir, ils ne parlaient que de l’ « Evènement Spécial ». L’ombre n’accorda même pas un regard pour le visage bouffi du présentateur sur l’écran et continua sa route. Elle se dirigeait maintenant vers le quartier de Victoriary, le quartier maître de la ville. Sur la route, une patrouille armée jusqu’aux dents vérifiait les passeports, du haut de son toit, l’ombre ne s’en soucia même pas. Elle poursuivit sa route, libre comme l’air.

 Les usines insalubres et crasseuses de la banlieue laissèrent bientôt place au cœur de Londres. Construit tout en hauteur, la richesse de ce quartier contrastait avec la pauvreté qui régnait une centaine de mètres plus loin. Ce quartier regroupait tous les cerveaux de la ville ainsi que les plus hauts membres du Gouvernement.

 L’ombre savait exactement où elle allait, elle se faufila entre les cheminées fumantes et traversa une avenue dans un bond souple. Elle atterrit avec légèreté sur le toit d’un grand bâtiment blanc. On racontait qu’autrefois, ce bâtiment abritait le parlement anglais.

 Mais aujourd’hui, le mot parlement avait disparu de la langue anglaise, le mot sénat et répartition des pouvoirs également. Le bâtiment tout entier avait été modifié, les anciennes briques de pierre, chargées d’histoire et de souvenirs, ont laissées places à des blocs de granit froids.

 L’ombre contourna un garde en faction et couru en silence sur les tuiles blanches. Ce n’était apparemment pas la première fois que l’ombre venait ici, elle marchait sans hésitation et échappait au regard de chaque garde. Elle arriva finalement au but de son voyage et se glissa dans un trou situé sur le dôme central du bâtiment. L’ombre traversa ainsi le toit et se retrouva à l’intérieur de la coupole.

 Elle erra quelques instants parmi les poutres du plafond puis sembla trouver une place de choix et s’y installa. A cheval sur une large poutre, ses jambes pendantes, elle attendit une minute que ses yeux s’habituent à la lumière crue de la salle sous ses pieds.

 Cette salle était très représentative du bâtiment : blanche, immense, froide et dégageait une impression de mal-être très dérangeant. Au centre de la pièce, se dressait une estrade de granit gris, sur laquelle trois planches brunes formaient une potence macabre. Une foule immense se pressait autour, mais à voir leurs visages, la plupart auraient préféré être ailleurs. Les gardes, aux portes de la salle, ne cessaient de faire rentrer des gens.

 Tout le monde était déjà tassé, mais personne ne semblait s’en soucier.

 Il régnait dans cette salle une impression étrange, pesante, étouffante. Les gens étaient étrangement graves et silencieux, seul le bruit des bottes réglementaires sur le carrelage créait un bourdonnement confus. L’ombre attendit deux heures dans l’obscurité du plafond, immobile, elle regardait les gens entassés. La chaleur de l’immense pièce confinée devient très vite insupportable, ainsi que l’odeur âcre de la transpiration.

 Puis soudain, l’air se figea, un silence angoissant tomba sur la salle. Un roulement de tambour déchira le vide et résonna sur les murs. Quatre soldats montèrent sur l’estrade, ils encadraient un homme d’une trentaine d'années. L’uniforme des prisonniers qu’il portait sur le dos ne cachait pas sa musculature importante, sa tête rasée et sa barbe hirsute encadrait un visage vif et combatif. Ses yeux lançaient du feu. Son nez droit et son menton prononcé traduisaient quant à eux un caractère de meneur.

 Le prisonnier monta l’estrade d’un pas sûr et marcha la tête haute jusqu’au centre, juste sous la potence. Un soldat se plaça derrière lui et lui passa la corde autour du cou. Puis le tambour cessa soudain, et le silence fut total.

 Un des soldats fit un pas en avant et commença à parler, sa voix amplifiée parvenaient même jusqu’aux oreilles de l’ombre, qui n’en perdait pas une miette. Son discours était d’ailleurs filmé par une caméra et retransmis en direct dans tous les écrans de la ville.

 — Hommes ! Femmes ! Citoyens d’Angleterre-nouvelle ! Vous êtes tous venus pour assister à la mort d’un traître ! Vladimir Vassilievitch Khroutïchev est un traitre à sa patrie, il est accusé de résistance, de sabotage et de meurtre ! Il a ôté la vie à treize innocents soldats à cause d’une idéologie périmée ! Car l’avenir n’est pas dans la liberté, peuple, l’avenir est dans la répression !

 Il parlait avec force, ses mains s’agitaient fébrilement devant lui et tout son corps semblait comme possédé. Ses yeux roulaient dans tous les sens, se fixaient tour à tour sur les visages des gens de la foule.

 Vladimir, au centre de l’estrade, le regardait avec un rictus de dédain. A la fin du discours, le résistant balança la tête en arrière et son corps se mit à vibrer. Durant une longue minute, tout le monde avait les yeux rivés sur lui. Puis son rire silencieux se mit à résonner contre les murs blancs de la salle.

 Le soldat le regardait sans comprendre.

 — Pourquoi rigoles-tu ? As-tu donc perdu la raison au point de ne pas voir que tu vas mourir ? La vie t’importe donc si peu pour que cela t’amuse de la gâcher vainement ? (Il se tourna vers la foule) Regarde, peuple d’Angleterre-nouvelle, les seuls hommes qui s’opposent au Gouvernement sont des fous à lier, ils méprisent…

 — NON ! La voix de Vladimir était dure et claire, en accord avec son caractère. Je ne rigole pas devant ma mort, je rigole devant tant d’hypocrisie ! Si ma mort sert à changer les gens, à les faire se dresser face au Gouvernement, alors elle ne sera pas vaine. Par contre, qualifier les soldats de pauvres innocents alors qu’ils pillent, volent, tuent, et violent les honnêtes travailleurs, voilà ce qui me fait rire. Un peuple n’est pas fait pour être réprimé, un peuple doit être libre ! Par-delà les frontières, par-delà le rideau d’acier, il existe des pays où le peuple dirige ! Il existe des peuples qui n’ont pas honte de ce qu’ils sont, qui sont prêts à se battre et à mourir pour construire un avenir meilleur pour leurs enfants ! Rappelle-toi, peuple d’Angleterre-nouvelle, rappelle-toi du temps où tu étais libre ! Rappelle-toi et BATS-TOI !

 Le garde le regardait avec un air suffisant.

 — Crois-tu sincèrement que cela sert à quelque chose ? Ton idée est débile, puérile, périmée… Le peuple ne suivra jamais un imbécile comme toi. Il est entièrement soumis au Gouvernement.

 Tout en ce garde révoltait Vladimir, il lui lança un regard chargé de mépris.

 — Tu te trompes, si je meurs, cent se dresseront à ma place. Vous pourrez toujours essayer de bâillonner, de nous emprisonner, de nous torturer, mais je vous préviens, personne ne peut tuer une idée.

 Le garde poussa un soupir las, il leva les yeux au ciel et tira nonchalamment sur le levier à côté de lui. La trappe s’ouvrit sous les pieds de Vladimir. Durant un instant, le corps du résistant sembla voler, pas encore retenu par la corde. Il profita de cet instant d’apesanteur pour hurler «RESISTANCE», puis la corde bloqua sa respiration et il se tue.

 Durant plusieurs longues minutes, son corps privé d’oxygène fut secoué de spasmes violents, puis ils s’espacèrent peu à peu jusqu’à ce que le cadavre sans vie du résistant pendît mollement au bout de la corde.

 Accrochée au plafond, l’ombre eut l’impression de voir l’âme de cet homme s’envoler et s’entremêler dans les poutres. L’ombre la salua respectueusement, et l’âme disparut.

 Dans la foule en bas, pas un homme ne bougeait. Ils ne semblaient manifester aucune réaction.

 Soudain, un murmure monta, d’abord très fragile. Un homme entonnait un chant révolutionnaire, le chant le plus interdit par le Gouvernement, celui qui parlait d’espoir et de liberté.

 Un temps s’écoula, tout le monde semblait se figer en entendant ce chant. Puis un second homme commença à le murmurer de l’autre côté de la salle. Puis un troisième. La foule entière se mit bientôt à fredonner l'hymne. Les soldats ne savaient que faire, l’un tira en l’air, un autre tira dans la foule. Mais rien n’arrêta le chant. Car rien n’arrête une idée.

 Dans le ciel noir, la lune se découvrit soudain. Un rayon passa par le trou du plafond et tomba sur l’ombre accroupie. Il éclaira le visage d’un jeune enfant.

 — Vladimir n’est pas mort pour rien, pensa-t-il, sa mort à fait de lui un martyr, le peuple se réveille. Angleterre-nouvelle prend garde, la révolte est lancée et rien ne peut désormais l’arrêter. Le peuple doit être libre.

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