L'émission à regrets
L'JOE est une émission transmise à la radio. Un jour, un invité apparaît sur le plateau et fait part de ses secrets de vie, les coulisses de son apparence très médiatisée.
— Alors, la pause est terminée, tout le monde a repris place sur leur chaise, on va pouvoir débuter.
Le jingle est mis à l'écoute, le silence règne sur le plateau alors que l'animateur radio cherche ses papiers et que certains chroniqueurs discutent avec le public très animé.
Toute l'attention est posée sur la voix des personnes assises autour de la table.
— Dans le programme d'aujourd'hui, un exercice de bonne conduite : comment bien se conduire en public quand on a un torticolis et pleins d'autres blagues drôles parce qu'on va commencer bien la journée, ( le public s'amuse et Joe reprend :) un invité spécial comme toujours qui nous délivrera ses secrets, un scoop est en préparation ! Puis nous terminerons avec l'actualité dans le monde, en passant par la météo de notre beau pays français.
Les rires fusent, les pépites trouvées par les chroniqueurs sont examinées par le public qui se fait une idée des différentes situations. Après une bonne heure de rigolade, les lumières du plateau ont l'air de s'assombrir, de prendre une variante inespérée pour Morgan, l'invité spécial du jour, qui se tord les doigts, inconsciemment, de l'angoisse qui le submerge. Il court son regard sur la pièce, se répète toutes les courses qu'il s'était demandé pour ne pas se laisser envoûter par la douce voix de la peur, lui susurrant à l'oreille de prendre ses jambes à son cou.
— Mais ! Regardez qui voilà ! Ne serait-ce pas Morgan qui s'est fait tout beau pour nous ?
Le brouhaha du public couvre le soupir de Morgan. L'amour des fans n'est pas une cible de jugement, mais tous ces échos, cette pression occulaire des collègues collés à leur siège le perturbe dans sa démarche et semble-t-il que Morgan ait laissé tombé ses orteils contre le sol et qu'il ait failli trébucher. Il n'en revient pas. Toute cette histoire est un sketch.
— Notre invité du jour, Morgan, a pris le temps de passer alors qu'il est en pleine préparation de sa prochaine tournée internationale, pas vrai ?
Une mauvaise blague pour effacer l'attention de tout le monde sur son dur labeur et plutôt dirigée sur leur souci du détail à eux lui aurait fait l'effet d'un boulimique se faisant vomir. Rien de plus réconfortant.
— Oui, c'est ça.
— Tu sais, dit Anaëlle, l'une des chroniqueurs, tu n'as pas eu tord en disant que ton brusque changement d'orientation ferait parler ! On parle que de toi !
— Je me suis dit que ça surprendrait le public d'un coup de me voir chanter de la pop plutôt que du rock. C'est vrai que j'ai pu extérioriser beaucoup de colère, de souffrance avec ses mots cassants et ces instruments qui ont parfois parlé à ma place. C'est beau de savoir qu'autant de gens ont souhaité continuer à suivre ma musique, ça fait du bien de voir que beaucoup sont sur la même longueur d'onde que moi, qu'avec cette musique on n'a rien à se cacher.
Une fan crie en réponse à ce que Morgan a dit. Il l'a reconnaît : c'est celle qui lui a dit avoir déniché tous ses albums en une fois au magasin, il en avait pleuré le soir-même, car il pensait n'avoir plus rien à faire dans ce monde.
— J'ai un petit jeu pour toi, dit Joe, l'animateur. On va jouer à un jeu. Je te pose des question et de la réponse tu me fais un petit chant.
Dix minutes plus tard, le jeu est terminé et Joe continue à discuter avec Morgan de sa carrière.
— Tu sais, débute le premier, ce que tu dis est tellement profond que ça m'a rappelé quelque chose de drôle. Drôle parce que c'était différent, quelque chose que je n'avais jamais entendu avant. Je croise un spectateur assidu qui me demande après mûre réflexion : "si vous deviez mourir demain, auriez-vous des regrets ?" J'ai eu peur sur le coup (rire du public ). J'ai demandé pourquoi et il m'a montré une application, un jeu, que je ne connaissais pas et qui pose des dures dilemmes au joueur. Je lui ai dit de me foutre la paix et de ne plus me refaire une frayeur pareille si on se retrouve un jour.
Morgan, quoique surpris, lâche un gros rire qui anime le micro parallèle à sa bouche.
Le public s'enflamme de plus en plus à la vue de la prochaine question qui leur saute aux yeux désormais.
— Toi, tu dirais quoi ? Si tu devais mourir demain, aurais-tu des regrets ?
Quelques secondes de réflexion permettent à Morgan d'organiser ses idées.
— J'ai trois peurs majeurs : si ça répond à votre question, j'ai peur de la mort, j'ai peur du rejet d'une personne qui me tient totalement à coeur, et j'ai peur du temps. J'ai peur de tout, en fait.
Tandis que certains s'exclament, Joe dévoile :
— C'est le scoop dont je parlais. Tu ne vois pas cette personne, pas vrai ? Pourquoi ?
Joe regarde Morgan d'un air taquin, sourire en coin, prêt à bondir sur la seule marque de faiblesse de son interlocuteur.
— C'est pas...
— Ah non ! Tu ne dis plus rien ! Je t'ordonne de ne plus te mentir !
Les mains mises en parallèle de son visage, Morgan pouffe de rire. Il n'aime pas penser au passé, pour lui le passé n'est bon qu'à le classer dans un coin oublié de sa tête.
— En vrai, c'est trop compliqué entre nous, beaucoup d'histoires compliquées.
Le manque d'inspiration de Morgan le frappe de plein fouet. Parler d'elle le détache de toute autre pensée, une fixation mentale s'est dessinée sur cette personne. Cette image mentale lui coupe son souffle, le déshydrate, mais un sens plus joli a éclos dans son esprit.
Le stress remonte en flèche et on lui propose un verre d'eau. Ce n'est pas un secret, Morgan est un chanteur très connu, mais le moindre problème suscite en lui un trouble, une souffrance ingérable.
— Non, en vrai, c'est super douloureux cette angoisse, mais tu arrives comment à gérer la pression des médias ?
— Je ne m'y intéresse pas.
Ensuite, Morgan ne prêta plus attention aux paroles de ceux qui l'entouraient. Les palpitations cardiaques lui donnent une sensation d'avoir des boules quies dans les oreilles. Morgan ne voit clairement pas comment la situation a pu autant déraper entre Elise et lui.
On coupe l'antenne, l'émission est terminée.
Cette certitude de pouvoir garder le contrôle sans elle, la détestable impression qu'il ait pu être aimé après toutes ces années de cyberharcèlement. Que vaut vraiment la mort à mes yeux ? Quelle sens peut-elle exercer sur moi ?
Son portable vibre dans sa main, et un pop-up l'avertit du nom du destinataire. Un message de l'Elise de ses rêves, de ses fantasmes. Celle qui fut étrangement la réponse à toutes ces heures d'attentes de bonheur.
L'amour éternel contrebalance-t-il l'intérêt de trouver une interprétation logique à la mort ? L'amour éternel est-il une ouverture à l'après-vie qui débouche sur une éternité d'étoiles filantes dans les yeux ?
L'amour est-il une explication irrationnelle à l'éternité ?
Si vous deviez mourir demain, auriez-vous des regrets ?
Le seul regret serait de ne pas être en sa présence. Elle est le monde, la raison de la larme qui a fait briller ses yeux malencontreusement.
Si vous deviez mourir demain, auriez-vous des regrets ?
Aurais-je des regrets ?
La tirade mentale d'émotions, de fête, d'amour, d'espoir a fait l'effet d'un sourd son à l'esprit de Morgan. Se demander la perfection d'Elise reviendrait à questionner l'amour. L'image qu'elle lui renvoit est celle de l'amour, de la fête et... peut-être plus.
Si vous deviez mourir demain, auriez-vous des regrets ?
Morgan : Salut, je dois te parler. Ce que tu me donnes est de l'amour. J'ai été hébété par la façon que tu as de m'offrir l'éternel, je veux te parler. Toujours. Tout le temps. J'ai été trop sentimental mais pour reprendre correctement mes mots, je ne suis pas bien dans ma vie, toute ma vie, et je n'ai eu besoin que de toi, et de ton sentiment d'amour vis-à-vis de moi. Je t'aime. Je ne sais pas quoi en penser. Tu as brisé mes barrières, et pour la première fois, à côté de mon état dépressif, j'ai trouvé une autre raison de me faire un sang d'encre. Je n'ai jamais été autant aimé malgré la forte carapace que je me suis crée.
Elise : Bah enfin ! J'espérais que tu puisses me faire une petite surprise. Viens chez moi, quand tu peux, ne perdons pas notre temps à le consacrer à des réflexions futiles. N'ayons plus peur toi et moi, n'ayons plus aucun doute l'un sur l'autre.
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