Projet Janus

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Je ne souviens plus de rien. Mon passé, mon présent, mon futur... un brouillard impénétrable. Après m'être extirpé d'une étroite capsule de métal, je découvre des lieux très hostiles. Murs de béton nu, sol au carrelage blanc impeccable, néons au plafond constituent une première pièce. Une pièce remplie de machines plus étranges les unes que les autres, parées de boutons multicolores et d'écrans de toutes les tailles et de toutes les formes. Sur chacun d'eux, il est écrit : « Janus ». Ça sonne bien. À partir de maintenant, Janus sera mon nom.

À gauche d'une grande armoire de bois, seul meuble digne de ce nom de la pièce, une fenêtre occultée par un épais volet roulant. J'appuie sur une télécommande posée sur une petite table très encombrée, le volet s'ouvre avec grand bruit. La lumière du soleil se déverse à l'intérieur en me percutant la rétine de plein fouet. Mes yeux s'habituent lentement à une importante luminosité et là, ça y est, je peux regarder le monde extérieur.

Le temps semble s'être arrêté. Des voitures attendent en plein milieu de la route sans qu'il n'y ait d'embouteillage. Dans la rue – ou plutôt l'avenue – quelques portes s'ouvrent et se ferment au rythme du vent. Sur les trottoirs, des chiens abandonnés hurlent tous ensemble, assis juste à côté de sacs à mains tout aussi abandonnés qu'eux.

Me vient alors une intuition terrible, vous savez ces intuitions à donner des sueurs froides et faire trembler un viking de la tête aux pieds. Je regarde sur toutes les tables, sur tous les murs, n'hésite pas à retourner des tiroirs et pousser des étagères. Bon sang, mais où sont-ils ? Après avoir retourné toute la pièce je me rappelle exactement ce que je recherche... et je tombe dessus, presque par hasard !

Un téléphone ! Pas un portable, même si je retrouvais le mien je ne me souviens absolument plus de mon propre code ! Non, un téléphone de sécurité, bien rouge pour qu'on le voie de loin, en ligne directe avec... les secours, je crois. J'appelle... enfin je compose le numéro inscrit sur un pense-bête heureusement laissé là. La tonalité retentit... Une fois... Deux fois...... Trois fois....... Quatre....... Et là, qu'entends-je ? Une voix !

– Bonjour, vous êtes bien à la Maison Blanche, le service est temporairement indisponible... Ne raccrochez pas, nous traiterons bientôt votre demande...

Cette « maison blanche » dont je n'ai pas le moindre souvenir me passe complètement par-dessus la tête. Je raccroche rageusement. Une voix mécanique. Un répondeur automatique. Mes intuitions commencent à se confirmer...

Je sors de la pièce. Un long couloir, tout aussi froid que la première pièce, donne accès à de nombreuses salles. J'entre dans chacune d'elle, à la recherche d'un objet très particulier. Très vite, je trouve ce qu'il faut : une télécommande. Je sursaute. Juste derrière moi, un écran large comme deux fenêtres de ce bâtiment pourri vient de s'allumer. En zappant sur les chaînes, je rencontre films, jeux TV, rediff de matchs... Aucun direct, aucun live. Sur les chaînes d'info en continu, c'est la cata. Des vidéos qui repassent en boucle, des pages de pub qui n'en finissent jamais, et surtout... les sièges des présentateurs, vides.

Un accès de folie me prend. Si ma mémoire flanche, je suis sûr d'une chose : jamais au grand jamais, j'ai vécu pire !

Je descends les multiples escaliers quatre à quatre, j'arrive dans la rue et – me joignant aux chiens – je hurle à la mort.

Personne ne m’assommera pour me faire taire. Personne n'ira porter plainte pour tapage diurne. Et même, personne ne sortira de chez lui juste pour me demander poliment d'aller me faire voir. Personne... parce que je suis SEUL !


Comme je n'ai nul endroit où aller, je retourne dans le « Washington National Department of Sciences ». Dans ma situation, beaucoup forceraient l'entrée d'un bar et se soûleraient jusqu'à plus soif, d'autres prendraient la voiture pour aller s'éclater à leur parc d'attraction préféré... Bref, ils feraient n'importe quoi pour oublier.

La nuit commence déjà à tomber. Les chants des oiseaux sont peu à peu remplacés par les miaulements de chats qui se battent et les cris stridents des chauves-souris. Je me hâte de regagner mon bâtiment. Ce centre où j'ai vu le jour une seconde fois, si laid qu'il puisse être, sera mon nouveau chez moi. Mais pas seulement. Ici, se trouve la clé. Alors que n'importe qui, à ma place, souhaiterait oublier, moi je ne vis que pour me rappeler...


Me rappeler pourquoi je suis certainement le dernier homme sur Terre.


Au rez-de-chaussée, de grands dortoirs s'alignent de part et d'autre d'une espèce de cantine. Je m'allonge dans un des nombreux lits tous simples, des superposés aux rambardes en plastique, ferme les yeux... Paf ! Une image horrible... S'ensuit une deuxième... Des hommes qui explosent, qui s'entre-tuent, qui se mangent les uns les autres... Rien à faire, je ne peux pas dormir.

Je sors en toute hâte du lit et monte accomplir ma besogne avant de devenir fou. Cette absence de son... Dans la première salle, un ordi ronronne tranquillement, toujours en veille. Une petite secousse sur la souri suffit à le remettre en marche. Je cherche dans les dossiers et avant toute chose, je mets de la musique. Je tourne les hauts-parleurs à fond, ferme les yeux... et revis ! Je pleure de joie !

Une fois que la première chanson, magnifique, émouvante et tout ce qu'on veut, terminée, une tristesse plus amère qu'un litre de la mère morte me transperce. Oui, je suis seul. Seul au monde. Mais pour quelle raison, fiente de pigeon ?

Je me mets méthodiquement à la recherche de tout, document écrit, image ou vidéo, qui puisse me mettre sur la piste. J'allume un ordi... rien d'intéressant. J'essaye celui d'à côté. Idem... Et ainsi de suite... Et voilà que je me cogne le pied dans une table basse vraiment mal disposée ! Et que je commence à m'énerver, à crier, à balancer des dossiers sur le sol, à renverser les tables !

J'ai mal partout. Tout haletant, j'admire mon œuvre. La pièce est dévastée. Des dossiers vomissent leur contenu partout sur le sol. Ils se mêlent aux stylos, à des morceaux de verres et de mugs de café que je n'avais même pas vus. Je me tape la main sur le front et soupire un long moment. Si je veux trouver quelque chose, il va falloir que je change de pièce...

Tandis que, par simple curiosité, je regarde l'heure sur un des ordis que je n'ai pas mis en pièce. 4H37. Bientôt la fin de la nuit, déjà. Je remarque alors un détail, auquel, pressé que j'étais d'ouvrir tous les fichiers, je n'avais pas remarqué tout à l'heure. Derrière le très classique fond d'écran d'entreprise, simple, bleuté et nous rappelant en très gros que nous sommes bien au « Washington National Department of Sciences », je distingue les contours d'une tête à deux visages, dos-à-dos, montrés de profils. Janus, le dieu à deux visages. Lorsque je passe la souris dessus, Janus clignote comme une alarme. L'écran change. En plein milieu, une fenêtre s'ouvre sur une phrase très... inquiétante.


« Si tu ouvres ce lien, tu vas le regretter. »


Le lien en question, http://comment_j'ai_ravage_l'humanite.us , m'attire irrésistiblement. Si je ne découvre pas dans les prochaines minutes le désastre qui a mis fin à toute l'espèce humaine, ça, je le regretterai, et jusqu'à la fin de mes jours !

La vidéo démarre au quart de tour. « Je m'appelle Johnny London. Tu as cliqué sur ce lien, comme je le pensais, mais je te le répète encore : si tu ne veux pas faire des cauchemars jusqu'à la fin de tes jours, ferme cette fenêtre immédiatement ! »

Des bribes de souvenirs refont surface. L'homme, sur cette vidéo, ce Johnny London, c'est moi !

L'homme que j'étais alors époussette sa blouse blanche soigneusement taillée. Il se recoiffe et parle. Ses yeux, qui bougent dans tout les sens comme des mouches surexcitées, me terrifient.

« L'initiative Janus avait découvert l'existence – je vais employer un terme compliqué, que toi amnésique tu ne pourras guère comprendre – des champs morphiques. En gros, un lien invisible, plus puissant encore qu'un lien psychique, qui relie tous les individus d'une même comme s'ils n'étaient qu'un. C'est comme l'expérience des deux atomes jumeaux qui même très loin changent d'état exactement en même temps. »

Amnésique, oui, j'ai bien du mal à comprendre ce que l'homme de la vidéo dit, mais quelque chose en moi, se réveille. À mesure que la vidéo avance, je crains de plus en plus d'en voir la fin !

« Et la nation américaine décida d'investir là-dedans. Dans les champs morphiques. Ils voulaient s'en servir comme d'une arme. Pour exterminer les espèces nuisibles quand ça leur chantait, par exemple. C'est simple, avec une telle technologie, si vous tuez un chat, toutes ces satanées bestioles vont mourir en même temps ! »

Je commence à comprendre... Et à craindre, de plus en plus, ce qui va suivre.

« Mais toi – ou moi, comme tu préfères – tu faisais partie d'un groupe, d'une secte, à l'encontre de cette idée dévastatrice. Tu voulais que la planète ne soit pas détruite par notre espèce viciée depuis des siècles. Alors tu as agi. En secret, tu as conçu une capsule de clonage et tu as réussi, au prix de maintes années de labeur, après l'éradication des rats, des loups, des moutons gris et des moustiques tigres, à télécharger ta conscience dans un corps créé artificiellement... à part quelques petits problèmes de mémoire, c'est un franc succès ! Un corps qui, pas humain de nature, ne subirait pas l'effet du champ morphique. Grâce à ton irritabilité légendaire, tu as déclenché une bagarre dans la salle de contrôle, et tu en as profité pour appuyer sur le bouton fatidique. Tu as désintégré un homme. Tous les autres ont suivi. Maintenant, en tant que clone, certes, tu es le dernier représentant de l'espèce humaine. Surtout, ne te morfonds pas ! Redore le blason de l'humanité ! »

J'éteins l'écran avant même que la vidéo ne se termine. Je ferme les yeux et essaye de réfléchir. Toutes mes pensées tournent en rond. Ce gars, Johnny London, était un fou-à-lier... qui a détruit la Terre. Ce gars, c'était moi.


Parfois, il vaut mieux rester dans l'ignorance.

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