Le Mouton Noir
Elia serpentait dans les rues dallées en filant aussi vite que sa maigre constitution le pouvait. Sans se retourner, elle zigzaguait entre les stands de nourriture où les commerçants vantaient à qui va la qualité de leurs produits. Vite ! Elle devait mettre le plus de distance entre les soldats et son butin fraîchement volé !
Le collier de perles nacrées pulsait contre son cou. Porter ainsi le bijou, c’était narguer les soldats qui l’attraperaient. La noble qui les payait serait peut-être indulgente, Elia ne perdrait qu’une main pour lui avoir volé son collier.
Ses pieds nus claquaient contre les dalles brûlantes lorsqu’elle remarqua une toute petite boutique encastrée entre une auberge et un poissonnier. Elle aperçut le dos d’un homme à l’intérieur. Personne ne viendrait la chercher là !
Les pas de ses poursuivants se rapprochaient, leurs cris déchirant déjà la cohue. Sans réfléchir plus longtemps, elle s’engouffra dans le magasin. La clochette qui annonçait son arrivée eut à peine le temps de sonner que déjà Elia refermait la porte d’un geste précipité.
– Et bien, que me vaut cette visite hâtive ? lança une voix derrière elle.
Le souffle court, elle avisa alors son nouvel ennemi éclairé par le soleil qui tapait contre la vitrine. Le colosse aux proportions admirablement entretenues semblait davantage tenir du guerrier que du marchand. Son crâne nu arborait un étrange tatouage qui mangeait une partie de son visage. Elia comprit qu’elle avait affaire à un membre du Mouton Noir. Elle n’en avait jamais vu un chair et en os. Ce tas de muscle semblait toutefois moins dangereux que les soldats qui la poursuivaient. De surcroît, il était désarmé.
Les petits yeux vifs du marchand fixaient sa nouvelle cliente bien trop pauvre pour acheter quoi que ce soit mais assez téméraire pour s’aventurer dans son antre. Elle devait pourtant savoir qu’il appartenait à un gang qui mettait à sac la cité haute. Pourquoi n’avait-elle pas déjà décampé ?
Amusé, il s’agenouilla pour être à sa hauteur. Tiens, un joli collier reposait autour de son cou. Il valait beaucoup de pièces celui-là.
– A-t-on coupé ta langue, petite ?
Elia ne cilla pas et s’arma de sa carte favorite : le silence. La bataille de regards fut rude jusqu’à ce que le marchand abandonne pour lui laisser le plaisir d’une victoire. Trop jeune pour comprendre son geste, elle se crut bien plus forte que lui. Satisfaite, elle lui sourit de toutes ses dents.
– Que viens-tu faire ici si ce n’est pour être muette et sourire comme cela ? reprit le géant en se relevant.
La petite avança prudemment sur le parquet fatigué et se planta au milieu de la pièce. Une armée de cages en fer était fixée aux quatre murs. Derrière leurs barreaux métalliques se cachaient des petits yeux rouges qui la scrutaient.
Voilà donc les moutons noirs. Des oiseaux très rares. Leur plumage de jais brillait férocement sous la lumière tamisée du soleil.
– Ils existent vraiment… souffla-t-elle, en faisant un tour sur elle-même, la bouche grande ouverte.
– Ah ! La petite a retrouvé sa langue ! sourit le colosse en se positionnant derrière son comptoir.
– Ils ne sont pas simplement une légende ? demanda-t-elle en ne pouvant détacher ses yeux des créatures silencieuses.
– Penses-tu vraiment que le plus célèbre des gangs de la cité basse tient son nom d’une simple légende ?
– Tout le monde le pense. Mon père me disait toujours que les moutons noirs avaient disparu depuis longtemps.
Soudain, la porte de la boutique s’ouvrit en grand. Médusée, la petite fit un bond en arrière lorsqu’elle vit avec horreur trois soldats armurés de la tête aux pieds, passer le seuil de la porte. La petite clochette sonna l’arrivée de ses bourreaux.
– Bonjour messieurs, que puis-je faire pour vous ? les accueillit le marchand en souriant aimablement.
Le sang d’Elia se glaça alors qu’elle découvrit la disparition complète du tatouage du colosse. Parti ! Envolé ! Son crâne vierge luisait sous la lumière orangée du soleil. Le commerçant paraissait être un tout autre : c’était comme s’il avait troqué un déguisement pour un autre plus adéquat.
La foule d’yeux rouges qui l’avait fixé quelques secondes auparavant avait, elle aussi, disparu. Des livres poussiéreux remplaçaient les cages des moutons noirs. Pourtant, ils étaient là ! Juste là !
– Nous cherchons une petite voleuse. Lança un des soldats alors que les deux autres fouillaient partout.
Elia ne comprenait pas. Elle aussi était juste là, comme les cages, comme le tatouage du marchand ! Au milieu de la pièce ! Comment ne pouvaient-ils pas la voir ?
– Hélas, je n’ai guère vu de petite voleuse ici, mais vous trouverez d’excellents ouvrages sur la construction de la cité.
– N’essaye pas de nous berner ! s’énerva un autre soldat en s’approchant dangereusement de la petite fille qui n’osait pas bouger d’un poil.
– Laissez tomber, elle n’est pas là. Elle a dû filer dans un autre magasin. On perd du temps ici. Répliqua le dernier soldat en scrutant le marchand posté derrière son comptoir.
Alors qu’ils sortaient de la boutique, les yeux ronds d’Elia fixaient le colosse qui, d’un claquement de doigt, venait de reprendre sa forme initiale. Son tatouage poussa de nulle part en dessinant d’étranges arabesques sur sa chair.
– Comment est-ce possible ? murmura la petite fille en s’approchant de lui.
– Beaucoup de choses sont possibles dans ce monde. Fit-il, les yeux pétillants d’agilité. Allez, ouste ! Et ne vole plus les dames avec à leur solde trois soldats. Observe ta victime avant d’en devenir une toi-même. Ajouta-t-il avec malice.
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