Yacoub 2

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Ainsi filait la vie, douce et insouciante, en ce mois d’octobre 1975, au Douar Loulija, petite bourgade agricole posée sur l'asif Tifnout, à une heure de piste à l'est de Taroudant. Le nouvel an juif Roch Ha-chanah s'était passé sans encombre à la suite de Raas Assana, le nouvel an musulman. La famille se réunit pour Achoura, fêtant la rencontre de Mahomet, en 622, avec des tribus d’Israël qui jeûnaient en souvenir de l'exode. Déborah se réjouissait de fêter ensemble Yom Kippour et Sim'Hat Torah.

Mais quand le 16 de ce mois d'octobre, la Cour Internationale de Justice concéda aux sahraouis du Sahara Occidental « l'application du principe d'autodétermination grâce à l'expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire » la famille toussa, éructa... explosa !

Samuel, le référent es-politique en confrontations religieuses depuis l'indépendance du Maroc en 1956, s'accordait avec Hassan II. Lui seul, Guide et Sauveur de la Nation pouvait rivaliser avec Allah. Il fallait reconquérir ce territoire abandonné aux doublements infidèles, ces espagnols catholiques qui martyrisaient leur peuple depuis la Grande Inquisition ; parole d'Israël.

Joseph, en tant que chef de famille et doux parmi les Justes, préférait s'abstenir et s'en remettre à Yahvé, en songeant qu'il serait, le cas échéant, plus profitable de traverser le détroit de Gibraltar que le Jourdain.

Les femmes n'avaient pas voix au chapitre, comme chacun peut le comprendre, hormis Déborah qui, sentant venir la discorde, se lacérait les joues en pleurant toutes les affres de son cœur, apostrophant Yahvé, Adonaï et Elohim, tous ensemble, avec véhémence pour les avoir mis dans la confusion, interpellant voisins et cousines pour finalement conclure par un « je raccroche et j' meurs ». En fait de cadavre, elle perdit dix kilos de larmes qu'elle compensa aussitôt par moult loukoums et cornes de gazelle. De même, par sympathie et soutien logistique à sa mère, Safia se perdit dans la confiserie des dattes au beurre salé, façon khanoum. Quant aux autres sœurs, elles étaient fort aises de retourner zid-zid dans leurs chaumières balkaniques du quart nord-est.

Les jumeaux, quoiqu'un peu jeunes, demandèrent pourquoi tant de charivari mais n'eurent rien à juger, toujours sous l'omerta de leur mère.

Seul Yacoub reconnu le bien fondé des Nations Unies. Il n'acceptait pas le Front Polisario en tant que force coloniale, assisté par la Libye et l'Algérie, mais soutenait l'indépendance des sahraouis.

Samuel fit remarquer à la famille, réunie en grand conseil pour l’occasion, que le roi Mohammed V lui-même avait approuvé publiquement les revendications sahariennes le 25 février 1958 lorsque, dans un discours qu'il prononça à M'hamid, un village de la vallée du Drâa, il déclara : « Nous continuerons à œuvrer en tout ce qui est notre pouvoir pour recouvrer notre Sahara et tout ce qui, par le témoignage de l'histoire, et par la volonté des habitants, revient de droit à notre royaume ». Et d’ajouter d’un ton doctoral, qui ne souffrait aucune contradiction :

– Le Maroc a toujours réclamé le Sahara même avant son indépendance. De plus c'est le Maroc qui a consulté le Tribunal International, et c'est ce même tribunal qui a donné son verdict en confirmant les actes d'allégeances avec le Maroc, alors que les espagnols disaient que c'était une terre sans maître, ce qui est tout à fait faux. Car les tribus qui occupent le Sahara Occidental depuis toujours, étaient et sont toujours Marocaines !

– Ah oui ? Mon frère, rétorqua Yacoub, il faudrait relire l'histoire du Maroc et celle de ses voisins de l'époque, le Maghreb, le Sénégal et le Mali. Quand l'Espagne est rentrée au Sahara, sur cette vaste étendue presque inhabitable, il y avait bien des tribus de nomades qui commerçaient avec le Maroc, certes, mais aussi venant d'Algérie, voire de Tunisie, avec l'Afrique Noire. A l’époque de son occupation par l’Espagne en 1884, le territoire du Sahara Occidental était essentiellement occupé de tribus guerrières, maraboutiques et tributaires, organisées et indépendantes entre-elles. Les différentes expéditions marocaines sur ce territoire n’ont pas conduit les populations autochtones à une soumission effective aux sultans du Maroc. Néanmoins, je te l'accorde, durant toute la période qui a précédé la colonisation de ce territoire et même pendant celle-ci, il est arrivé que des chefs guerriers en provenance de cette région, reçoivent une aide matérielle massive de la part du sultan du Maroc, pour venir à bout de l’ennemi commun qu’était l’occupant européen. Finalement, c’est plutôt la France et l’Espagne qui finiront par avoir raison des résistances marocaines d’une part, et des actes de rébellions des sahraouis d’autre part. Ceci s’est traduit par la colonisation Espagnole du Sahara en 1884, et la mise sous protectorat du Maroc par la France en 1912.

Joseph renchérit :

– Je tiens à souligner que La Mauritanie, ancienne colonie française, tout en réfutant l’idée de son intégration au grand Maroc, estimait que le territoire du Sahara espagnol devait être intégré au sien à cause des fortes similitudes linguistiques, culturels, et ethniques entre sahraouis et maures. D'autant qu'il m'en souvienne, Mokhtar Ould Daddah, alors président de Mauritanie, avait à la même époque annoncé, je cite de mémoire « Je ne peux m’empêcher d'évoquer les innombrables liens qui nous unissent... nous portons les mêmes noms, nous parlons la même langue... avons les mêmes traditions et vénérons les mêmes chefs religieux... nous faisons paître nos troupeaux sur les mêmes pâturages et les faisons boire aux mêmes puits... En un mot, nous nous réclamons de cette même civilisation du désert dont nous sommes si fier – et il avait conclu par une invitation – Je convie nos frères du Sahara espagnol à songer à cette grande Mauritanie économique et spirituelle. »

– Oui Babba, mais ces tribus avaient des liens d'allégeances avec le Sultan, comme toutes les autres régions du Maroc. Les sahraouis étaient et sont toujours présents partout au Maroc, compléta Samuel. Et c'est avec le temps et la présence militaire espagnole que certaines tribus commencèrent à s'installer pour travailler au sud. Mais ces tribus se déplaçaient toujours du Nord au Sud. Nos tribus n'ont jamais créé un état et ne l'ont jamais manifesté durant cette occupation.

– Non Samuel, tu raccourcis l'Histoire ! C'est l'attitude de certains chefs et notables du Sahara vis-à-vis du sultan du Maroc, qui a conduit certains à conclure qu’il s’agissait là d’une forme de reconnaissance de la souveraineté du royaume marocain sur le territoire du Sahara Occidental. Pour d’autres, il s’agissait tout simplement d’une demande d’aide à un voisin plus puissant, afin de venir à bout d’un ennemi commun, puisque le Maroc lui-même était menacé par l’occupation française.

– Comme ils parlent bien mes fils, soupira Déborah.

– Si le roi l’ordonne, nous partirons reconquérir nos terres ! assura Samuel

– Dieu nous donne la patience et la force de régler ce problème de Sahara marocain à 100%. Nous et nos enfants bataillerons à vie pour compléter notre intégrité territoriale. Polisario et méchants d’Algérie, vous pouvez toujours rêver de là où vous êtes. Vous pouvez garder Tindouf. On n'en veut pas !! asséna Rachel, en soutien indéfectible pour son mari.

C’est alors que Yacoub se pencha vers David et lui demanda doucement mais devant les oreilles attentives de tout un chacun :

– Dis-moi David fils de Samuel, il fait quoi ton père ?

– Et ben... Aba, il est fonctionnaire.

– Ah ! Et ta mère, elle fait quoi ?

– Ben... Ima, elle fait rien non plus.

– Merci David, je vois bien que toute l’intelligentsia familiale de Douar Loulija part en guerre aux côtés de Don Quichotte !

Rhôôô, le pavé était jeté ! Déborah recommença à hurler que c’est pas possible d’avoir un fils pareil !

– Espèce de chnun ! Ni musulman ni chrétien mais juif infidèle...

– Femme ! ta raison s’égare. Pourrais-tu modérer tes allégations concernant les enfants d’Israël ? suggéra Joseph scrutant le fond de son verre de thé.

– Comment ?? toi aussi tu contestes la parole de Samuel ? Et mes délégations, car y en a beaucoup, elles vous concernent tous !! Est-ce que je demande si tu vas à Merzouga ? Est-ce que je demande qui fait la dafina au poulet pour shabbat ? Qui c’est qui a passé l’aspirateur avant Soukkot ? Qui c’est qu’ira pas travailler pour ‘Hanouka ?

Ima, tes questions sont légitimes et tu as raison de les aborder, intervint Safia. Mais attend un peu qu’on ait fini d’en parler avant de les poser ! tiens reprend une datte, tu t’épuises.

– Ma fille, heureusement que tu es là pour soutenir ta pauvre mère. Va chercher aussi les baklaoua, tu m’feras plaisir… Et vous, Moshé, Aaron et Simon, mes beaux-fils de mes gazelles chéries, qu’allez-vous faire ? Suivre la voie de Samuel ? Ou la voix de Yacoub que je n’ose le dire ?

– A vrai dire, nous sommes attendus dans nos shtetls, et souhaiterions épargner aux enfants un conflit douteux, osa Moshé, l’aîné des gendres.

– Comment, toi aussi mon fils tu renies la parole de Samuel ? Tu ne manques pas de 'Houtspa ! Avoir un gendre intelligent, c'est gagner un fils. Mais avoir un gendre stupide c'est perdre sa fille !! Que tous les noms de Dieu vous criblent le visage comme les septièmes sauterelles d’Égypte et vous débouchent enfin les oreilles à la voix de Yahvé ! Joseeeeph !! Dis quelque chose ! Je peux plus affronter toute seule cette horde de djelloul qui envahi ma maison... !

– Déborah, ma chère femme, écoute : là où la diplomatie a échoué, il reste la femme...

– Babba, tu peux pas le dire! intervint Safia. Tu le sais que Dieu ne pouvait pas être partout, alors il a créé la femme.

– Yallah ma fille ! C'est une vérité... car ta mère est partout.

– … Et c'est à travers la femme que Dieu envoie ses bénédictions au foyer ! Se vengea Déborah.

– Alors dis-moi, Déborah, concernant le différend qui anime Samuel et Yacoub, la volonté de notre Roi Hassan II à propos des sahraouis, pourquoi tu en appelles à l’Éternel alors que c'est Allah qui a le problème ? L’Arabe du désert n'a pas d'autres chefs qu'Allah et Mohamed.

Et, toujours à l'attention de David, Yacoub ajouta :

– Le sahraoui est fier de pouvoir maintenir son indépendance et il méprise ceux qui sont assez vils et assez dégradés pour se soumettre à aucune autre puissance que celle du Très-Haut ; il marche la tête haute, maître unique et absolu de tout ce qu'il possède, et toujours prêt à le défendre.

Rachel, voyant son mari attaqué, intriguait sourdement, et trop souvent jouait de l'irritation que les femmes sont savantes à faire naître :

– D'un homme orgueilleux, Dieu dit : « Lui et moi ne pouvons cohabiter dans le monde »...

– Voilà la parole de L’Éternel !! Tu vois tes Sahraouis où y peuvent aller ? Alors Samuel ? Il faut que ce soit ton épouse adorée qui te tire les Proverbes du nez ? ajouta Déborah.

Imperturbable, Yacoub continua vers David :

– Les sahraouis participaient aussi, en tant que guides, éclaireurs ou commerçants indépendants, aux méharées des caravaniers sur de longues distances qui, selon les époques, transportaient l'or, les esclaves, les plumes d'autruche ou la gomme arabique, de la savane et des forêts du sud saharien aux marchés du Maghreb et d’Europe, et vice versa avec les biens manufacturés comme les tissus, les armes...

– « Si le pigeonneau n'avait point roucoulé, le serpent ne l'aurait pas trouvé » ! risqua Samuel. Et si le Roi nous le demande, nous marcherons sur le Sahara Occidental.

– D'où tu le sors ce proverbe, Samuel ?

– Laisse Ima, c'est une sourate, conclut Yacoub.

– … et tu apprends ces choses-là à l'Université ??

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