La nouvelle a été officiellement annoncée au soir du vendredi 23 juillet 1999 : « Le dix-septième souverain de la dynastie Alaouite est mort à l'hôpital Ibn-Sina de Rabat, où il avait été admis en fin de matinée ».

Jetée dans la rue, sur le pavé, à la veille de l'an 2000 ! C'est quoi ce Moyen-Age ? Abygaïl n'en revenait pas, éblouie de soleil, sans un dirham en poche et sans papier. Vêtue de loques, telle une mendiante efflanquée, ayant perdue la moitié de sa vie dans l'enfermement, elle eut... comme un malaise. Que faire ? Où aller ? Manger, boire... Il fallait se perdre dans la foule. Abygaïl, affolée dans cette ville qui ne lui ressemblait pas, rechercha la médina et se dirigea vers Bab Marrakech, non loin du port. Dans les souks le deuil tournait en boucle à la radio et à la télévision. Même les média israéliens faisaient l'éloge d’Hassan II, rappelant pour l'anecdote qu'il eut une nourrice juive. « Après la perte du roi Hussein de Jordanie au début de l'année, il est particulièrement triste d'avoir à déplorer la mort de Hassan II, un des rares amis d’Israël dans le monde arabe » énonçait un speaker du Jérusalem Post. Des micros trottoir étaient diffusés depuis le monde entier : « Avec Abraham, nous étions dans mon village natal dans l'Est de la France. Alors que nous regardions la télévision, j'ai vu défiler en bas de l'écran une incrustation ''le roi du Maroc est mort'' ; je suis restée stupéfaite. C'est un peu bête à dire, même si nous le savions malade, Hassan II était pour nous tous quelqu'un d'immortel » affirmait madame Rachel Daury, épouse Serfaty. Ahmed Assid, à Fès : « Si je n'ai pas sauté au plafond, c'était un soulagement, l'annonce de temps meilleurs... » « Oui, il est mort. Le pire est maintenant derrière » affirmait Soukiana Oufkir ; d'autres Sahraouis de compléter : « Il y a eu des cris de joie ici et là, mais l'écrasante majorité des camps était profondément attristée par cette nouvelle. Pendant plusieurs jours il a régné dans le camp une atmosphère de deuil », « rien d'étonnant - ajoute un autre - la plupart des Sahraouis voyaient en Hassan II leur protecteur, même aux moments les plus durs du conflit. Par contre, ils ont une haine viscérale envers les hauts gradés marocains ». Et le Front Polisario d'ajouter : « Voir notre peuple pleurer le commandant en chef de notre ennemi nous inquiète vraiment »... Abygaïl retourne ces propos dans sa tête : « Ta mort m'a fait dessaouler ! Je veux m'assurer qu'on t'a bien mis trois cents kilo de marbre sur le dos, que tu n'es plus en état de nuire ».

Et maintenant, regagner le sud ; Yacoub avait parlé d'un village à l'est de Taroudant ? Éviter Marrakech, couper par l'Atlas, Beni-Mellal et rejoindre la vallée du Draâ puis Douar Loulija... Périple hasardeux et dangereux, une femme seule à travers le pays ? Mendiante ? Jeteuse de mauvais œil ? Chrétienne de surcroît ! Ou bien, cingler par la mer sur Essaouira voire Agadir ? Oui, caboter jusqu'en pays Sahraoui serait plus facile, sans escale à Taroudant ? Elle aviserait. De la médina de Casablanca au port il n'y avait qu'un pas, puis se faufiler par la criée et trouver une barque de pêcheur pour voguer vers le sud.

Sidi Abderhaman vint à croiser les yeux verts d'Abygaïl, un peu désemparée. « Que cherche cette Maure au milieu de ces barcasses ? Et que Mahomet me foudroie, mais sous ces chiffons et ce corps émacié et crasseux doit se cacher une chaude et belle odalisque, au tempérament fougueux, qui serai certainement mieux dans mon beau sardinier qu'à radasser sur le port ! » se disait-il en contemplant le regard fiévreux de la jeune femme. Devant l'insistance sardonique de ce marin pêcheur, Abygaïl sut qu'elle ne pourrait se dérober. Il fallait l'affronter, le séduire, lui mentir, tout promettre et ne rien tenir.

– Sidi, je cherche un travail, j'ai trois enfants à nourrir, repriser des filets, calfater, vendre le poisson...

– ...Ou le voler ! Femme, là n'est pas ta place, ne cherche pas à m'abuser. Rappelle toi la loi de l'Islam, tu es une femme qui baisse les yeux, n'élève jamais la voix, dont la langue ne sort pas de sa bouche ; comme dit le proverbe marocain : ''une bouche fermée où pas une mouche ne peut entrer''. Que fais-tu là ? Fille des rues, fille de joie, hétaïre...

– C'est vrai Sidi, vous m'avez reconnue. Attention, je suis mineure...

– Par Allah ! La prison si je te touche... ou alors ma troisième femme ?

– Avec trois enfants de plus à nourrir ? Vous seriez mon bienfaiteur !

– Hors de ma vue ! Maudite gazelle. Tu n'es qu'une vieille harpie menteuse. Satan te fera rôtir en enfer sans que j’aie besoin de lever le petit doigt.

Abygaïl n'en demanda pas plus pour filer... En courant sur les quais elle heurta un vieux pêcheur qui remballait des cageots vides sur son cotre. Affolée, jurant qu'on ne l'y prendrait plus, elle s'excusa en reculant :

– Slih'a, lança-t-elle en hébreu !

– Stouyot, je t'en prie, répondit le pêcheur

– Walla ! Tova Elohim, vous êtes juif ?

– Izhaq Saada, pour te servir mon enfant, et toi, Ma sh'meck ?

– Je m'appelle Abygaïl, je suis perdue, je veux rentrer chez moi.

– Je t'ai vue tout à l'heure avec le gros Abderhaman. Tu n'en menais pas large. Il est vrai que tu n'es pas épaisse non plus. C'est le patron le plus important du port et il le fait savoir. Pour lui, ce n'est pas ce qui est beau qui est cher, mais ce qui est cher est ce qui est beau. Il t'avait donné beaucoup de valeur. Je ne sais pas ce que tu lui as dit, tu as eu de la chance de t'en tirer zid-zid, ou bien... tu as beaucoup perdu de valeur ! C'est où chez toi ? Tu viens du sud, non ? Du sud du sud ?

– Laâyoune, et plus bas encore... Dakhla.

– Je dois descendre pêcher le mulet vers Safi. Tu sais, l'atlantique est riche là-bas. Même qu'on pourrait tirer plus au sud sur Essaouira...

– Comment avez-vous deviné..

– Un livre te donne la connaissance, mais c'est la vie qui te fait comprendre. Izhaq ne devine pas... mais cela fait longtemps que je devais descendre au chantier naval d'Heraso à Agadir, alors... si le cœur t'en dit...

– Quand partons-nous ?

– Tu sais, demain c'est shabbat, et l’Éternel ne veux pas que je pêche pour Yom Sha-Bat, alors peut-être ferons-nous semblant de pêcher sans pêcher ?! Qui sait ? Tachless, qu'importe, dès que le vent sera favorable, avec Esther* ma fille, nous appareillerons. Elle ne doit guère être plus jeune que toi. Elle sera contente d'être aidée à tirer les filets. Par malheur, je n'ai pu la marier. Aujourd'hui, par bonheur je n'ai plus qu'elle. Sa mère est sahraouie depuis toujours, et ses frères sont partis avec elle au sud pour la cause que tu as dûconnaître. Si Dieu le veut, un jour je naviguerai sur les dunes du pays des Hommes Bleus. Brouha aba-a ma fille, bienvenue, c'est Elohim qui t'a mise sur ma route. Alors comme dit le Proverbe : « Si vous avez besoin d'un coup de main, vous en trouverez une à l'extrémité de votre bras ».

– Baroukh haba, bienvenue monsieur Saada...

– Izhaq, ma fille, Izhaq...

Dès l'aube, le vent du large permettant de caboter, ils filèrent au sud. Cent soixante-quinze mille nautiques de voile, de pêche, hormis pendant shabbat, de morsure de soleil et de brûlure du sel. Abygaïl et Esther s’écorchaient aux filets, rapiéçaient, ravaudaient et lavaient le pont, Izhaq triait, nettoyait et rangeait les poissons, l'humeur était belle et la ferveur étourdissante. Une escale à Essaouira pour vendre sardines et mulets, faire le plein d'eau douce et naviguer à nouveau vers Agadir. Le bateau mis en cales pour quelques temps afin d'être radoubé, Abygaïl demanda à Izhaq l'autorisation de les abandonner pour Taroudant et rejoindre, peut-être, Yacoub.

– Abygaïl, tu es fille du désert, tu es libre de rejoindre ta famille, où tu veux. Nous autres, après le radoub, nous mettrons la voile sur Laâyoune ; tu sais, encore trois cents milles nautiques, nous y serons pour Soukkot, si Dieu le veut.

– Imi est de Tifariti, à la frontière de la Mauritanie ; mes frères y sont peut-être encore, ajouta Esther. Nous irons les rejoindre avec Aba...

– J'ai connu ces oueds et ces ergs caillouteux. Je m'y suis perdue, il y a longtemps déjà avec Yacoub. Nous recherchions des survivants... Des souvenirs rougeoyants et corrodants qui se fondent dans l'azur, des blessures et des bleus à l’âme qui peu à peu s'estompent...

– Eyn baaya, ne t'inquiètes pas, le temps est un bon guérisseur, susurra Izhaq. Lahi amar hadar, que Dieu remplisse ta maison.

µµ µµµ µµ

Le trajet d'Agadir à Taroudant fut si facile qu'Abygaïl fut étonnée et agréablement surprise de retrouver des gens simples, l'appel du sud était déjà là. Un camion-citerne suivi d'un autre de bois la débarquèrent à la sortie de la ville, sur les bords de l'asif Tifnout. Il n'y avait plus qu'une cinquantaine de kilomètres pour rejoindre Douar Loulija. Qu'allait-elle trouver là-bas, au fond de cette plaine agricole, au pied de l'Anti-Atlas, une plaine verdoyante entrecoupé de strates caillouteuses, hamada ou ergs arides ? Abygaïl connaissait toute la famille de Yacoub par cœur ! Déborah, une mère juive obsessionnelle, une mère qu'elle n'avait jamais connue puisque Sarah était morte en couche ; Joseph à l'image de Yacoub, et réciproquement ; Samuel ''El douzou lib el lim el hlou'' celui qui est enduit avec le citron doux, il mérite des égards, pourquoi ? Parce que c'est l’aîné, l'intellectuel ? Je ne sais pas ? Safia, dont le silence est sagesse car il est la source de toute les félicités ; ses autres sœurs, si souvent absentes ; les jumeaux qui ont dû quitter le nid depuis... vingt ans déjà. Une si grande famille ; et elle, fille unique, son père n'ayant pas voulu se remarier. Elle connaissait tout le monde mais ne les avait jamais vus ! Existait-elle pour cette famille ? Après tant d'années d'absence, de disparition... Et si elle retournait voir Jacob, d'abord ? Son père lui manquait autant que Yacoub. Ils pourraient revenir ensemble se présenter à la famille Abboulafia. Abygaïl hésitait, « oh Mon Dieu, aide-moi ». La douleur et le vertige du vide s’installèrent à nouveau. Ce mois d’août avec Izhaq et Esther avait été une retraite, une fuite en avant après sa guerre sahraouie, un oubli temporaire, un besoin de se laver des humiliations des prisons marocaines. Finalement, si près du but, elle tremblait. Qui était-elle pour s'approcher de Yacoub ? Elle venait voler le fils chéri de sa mère, elle l'étrangère, la goy, la sahraouie, elle qui n'avait jamais existé que dans les rêves les plus fous de Yacoub !

« Alors ? Pourquoi la vie s'obstine à fuir sous nos pas ? Yacoub, pendant tant d'années, nous avons parcourus les terreurs et les atrocités que seul l'homme sait s'infliger, nous ne sommes restés qu'un. Nous avons su partager le bonheur, malgré la guerre, avons vu l'espérance dans les yeux de notre peuple, même sous les bombes. à la suite de ces rencontres, des éclairs au milieu de notre vie, notre joie fut intense… et éphémère… pour autant, elle était sincère et partagée. Alors je demande : n’était-elle pas quelque paradis artificiel ? Certainement, à ce moment précis nous étions « ici et maintenant » dans la communion ; mais n’était-ce pas une joie factice, fabriquée dans cette volonté d’être, cette volonté de partager ensemble cette illusion du bonheur au cœur du malheur, une soupape nécessaire ? Étions-nous éveillés ? Yacoub, suis-je dans la réalité ou dans ton rêve profond ? Quittons-nous le rêve commun pour le cauchemar séparé ? Tu disais :

'' J’inverserai le cours des choses, je viendrai te chercher en enfer mon amour, et je te ramènerai par le regard. Hadès pourra faire ce qu'il veut, rendre le monde aveugle, mais toi et moi, c'est le rêve commun, c'est un seul regard, et cela ne l'interrompt pas ''. Je t'ai espéré, longtemps je t'ai espéré...

J’ai vu la lumière dans chacun d’entre vous, j’ai reconnu l’or de vos regards et l’éclat de vos sourires, et de vos larmes, vous étiez abandonnés dans un état de grâce perceptible. Aujourd'hui, je m'abandonne dans un tourment jusqu’alors inconnu : Seigneur, ouvre-moi Ta lumière, tout rayonne et brille autour de moi, je vois Tes merveilles et Ta puissance au travers des gens qui m’entourent, des arbres, des montagnes et des oiseaux qui chantent Ta gloire, et je reste sans voix devant la pénombre qui m’envahit. C’est bien la première fois, après tant de guerre, après tant de prison, que cette évidence s’impose à moi : Seigneur, je n’ai pas trouvé Ta lumière au fond de mon cœur. D’une douce et insouciante quiétude, entretenue jusqu’alors par une joie de vivre spontanée, je suis tombée dans les affres du doute et de l’abandon. J’ai aboyé et joué jusqu’à la nuit, vitupéré et embrassé la vie à pleines joues... tout cela n’a plus guère de saveur, me semble futile et dérisoire devant les Béatitudes de Ta lumière. Ces Béatitudes, je ne les ai jamais cherchées ; certes je les pressentais depuis toujours mais elles étaient d’un autre monde, évangélique, utopique… que sais-je ? Elles appartenaient à cette sphère du divin, voire de l’aléatoire !

Aujourd’hui elles s’imposent à moi, avec violence : je les devine, les respire, les vois parmi vous et dans ce monde concret et tangible qui nous entoure ; je les sais vivantes, les ai croisées dans mes lectures. Je les ai effleurées avec vous, Izhaq, Esther, et d’autres rencontres… Et pourtant, je me suis égarée en chemin, je ne trouve pas la porte de cette lumière, irradiante, emplie de cette félicité ineffable que Tu répands autour de nous.

Mon cœur pleure et mon âme se fourvoie ; ce paquet tombé du ciel m’interpelle et me broie. Une nuit de tumulte ; je revois saint Augustin en miroir, ses mots, son abandon et sa détresse résonnent comme coups de tonnerre. Je me questionne à nouveau dans l’aube de ce matin rose. Cette quête est nouvelle, pourtant ne serait-ce pas une vaine illusion ? J’ai besoin de lumière, en mon être tout est vide ; je me présente au seuil d’un abîme noir et profond ; le vertige pointe. J’ai la sensation d’avoir épuisé cette vie, de n’avoir fait que du remplissage, d’en oublier le sens et de m’être moquée de Toi. J’ai usé de joies factices et m’en veux d’un tel gâchis… vanités ! Que de temps perdu. Et cette nouvelle aspiration, n’est-elle pas encore une manifestation impérieuse de l’ego ? Seigneur, serait-il prétentieux de demander une part de lumière ? Mais de quel droit je Te demande d’intercéder en ma faveur ? Quand je vois l’état de la Terre, l’oppression perpétuelle des peuples et l’iniquité des puissants… comment cela est-il encore vivable ? Je ne suis que poussière devant tant de misère. Pourtant je me reconnais dans la communauté des hommes, j’adhère à notre terre mère ; elles ne me suffisent plus ; tous vos encouragements et sollicitudes me mettent du baume au cœur : ce n’est pas la réponse que j’attends et j’ai l’impression d’être dévorée d’un orgueil immense en Te demandant Ta lumière. Comment pourrais-je vouloir me sentir au-dessus ? Par quel sortilège aurais-je droit à plus que la multitude ? Cela me désespère et m’amène à nouveau sur le bûcher des vanités. Devant une telle béance, je vois l’urgence du drame, mais ne sais franchir le pas.

Un nouveau doute m’étreint : me suis-je déjà liée à autrui ou n’était-ce que parodie du bonheur et pantomime ? Yacoub, où es-tu ? Seigneur, j’ai eu des souffrances, des écorchures et des doutes, comme tout notre peuple, mais une évagation comme celle-ci, figée devant moi, point. Plus je creuse dans les tréfonds de mon cœur plus Tu disparais ; et mon ego, rasséréné me chante ses louanges ! Comment sortir de cette dualité ?

Le monde a besoin d’autres choses, de justice et d’équité, de tendresse et d’amitié ; j’ai ce même besoin, violent et impatient, qui m’emplit de tristesse et de désarrois. Mon ange m’a suggéré de le laisser fleurir… »

Après deux jours de doutes, de prières et de désarrois, Abygaïl retourna à Agadir, en mobylette, en camion et à pied.