Douar Loulija
Yacoub, que s'est-il passé ? La Mauritanie se retire, signe les accords de Madrid, le Maroc prend sa place et annexe avec violence tout le Sahara ? Le camp de Smara n'existe plus ; l'équipe du Croissant Rouge, Abygaïl, madame Tammi... disparues, anéanties. L'armée Royale Marocaine envoie des troupes d'occupation, et encore des soldats, et encore d'autres gradés qui répandent la terreur. De trente mille hommes en 1976, les avions, les convois de camions, les caravanes chamelières en débarquent plus de cent cinquante mille ! Dès 1980, le roi Hassan favorise la colonisation du Grand Sud, des concessions sont attribuées largement, les salaires des fonctionnaires sont augmentés de 20% pour tous les postes à pourvoir à Laâyoune, Boujdour... La vie est là, qui vous happe et vous bouscule. Yacoub est désemparé. Ce n'est plus sa guerre. Comment retrouver une trace, un espoir d'Abygaïl ? Où es-tu partie mon amour ? La vie ce n'est pas ça, la vie ne se passe pas comme ça, avec de l'Amour ! En lieu et place de ça, en lieu et place de ce mensonge, en lieu et place de ce venin dégoûtant qu'est l'attente, la bouche en cœur, la recherche puérile de l'amour pour toujours, il y a la mâchoire du manque, de la jalousie, la mâchoire de la solitude... et ce sera froid, et tout sera désert, et ce sera l'horreur, l'horreur... Yacoub cherche, fouille, se renseigne, interpelle des militaires. C'est le silence, la méfiance, les gens se détournent, n'écoutent plus ses demandes. À la caserne de Laâyoune, on ne sait pas, on ne sait rien. C'est le silence. Bien souvent, l’armée se débarrasse des importuns auprès de la police. Il faut graisser la patte du planton pour espérer une entrevue avec l'Officier de Semaine. Un nouveau bakchich pour avoir accès à la main courante... des palabres et des menaces sous-jacentes. Surtout, ne rien insinuer, être docile et servile, pleurer sa misère en invoquant sa mère, promettre longue vie et bienfaisance à son interlocuteur. « Tu incrimines la torture ? La détention arbitraire ? La disparition forcée ? Demanda un officier à Yacoub, après tant de mauvaise foi débitée avec aplomb. Alors écoute-moi : on fait le deuil de ceux qui pénètrent en prison, on fête la renaissance de ceux qui en sortent. Maintenant disparais ! »
La vision officielle de l'incarcération au Maroc a toujours émané d'une longue logique d'épuration à grande échelle. Cette épuration est ponctuée par l'exclusion d'une large couche sociale perçue par la monarchie comme inutile, victime d'une marginalisation forcée, dictée par les politiques défaillantes du système et des élites corrompues. Afin de marginaliser plus encore ces populations, les Forces Armées Royales entreprirent de contingenter les Sahraouis par un ''mur'', politique soufflée par les israéliens, appuyée par les américains ? Dès 1981 et jusqu'en 1987, l'armée construisit six murs de deux mille sept cent kilomètres de long, coupant en deux le territoire du Sahara Occidental, repoussant le Polisario vers la Mauritanie et l'Algérie. Yacoub a écumé les territoires soumis, d'Al Mahbass sur la route de Tindouf à Oum Dreyga vers Dakhla, sans pour autant oser aller affronter Jacob Boula-ad, lui apprendre l'irréparable. Les années de plomb s'enracinent dans le cœur et le corps des Marocains.
Yacoub retourna vers sa famille, lesté de douleur et d'incertitudes.
« Hitgaagati eleykha, tu m'as trop manqué », l'accueillera sa mère, à son retour à Douar Loulija.
- Mazel tov, tu es revenu mon fils chéri, après tant d'années que je n'te reconnais plus ! Et monsieur Abécassi y m'a rien dit que tu reviennes ! Regardes Samuel, ton frère comme il a pris les cheveux blancs ! Tu rends compte, dix ans que t'es parti ? Et puis t'es tout maigre ! Safia ! Apportes des dattes et dis aux jumeaux qu'ils égorgent le mouton. Ma parole mon fils, que Dieu me l'a rendu que le diable me l'a consumé...
- Te voilà revenu parmi les hommes, mon fils, l'étreignit Joseph, sois le bienvenu. Nous avons appris pour Abygaïl...
- Peut-être qu’Elohim n'a pas voulu de mésalliance ?
- Sheket B'vakesha ! Tais-toi ! Déborah, la guerre n'a rien à voir avec Dieu.
- Shalom Alei'heim, l'embrassa Safia, la joie sur mon cœur de te revoir, petit Yacoub. ''Un cœur joyeux fait fleurir l'été, un esprit abattu dessèche les os'', nous allons nous occuper de toi mon frère, pour faire refleurir ces terres arides ; c'est ma spécialité ! La vie est un long poème que l'on écrit soit même. Et je m’emploierai à te faire réciter Ferdousi et Omar Khayyam, qui célèbre les femmes et la beauté, l'ivresse et la poussière qui nous attend et nous dessèche !
- Où il est question d'ivresse et de belles étrangères, du temps qui passe comme une eau lourde et millénaire ? Merci ma sœur : '' Puisque nul ici ne peut te garantir un lendemain / Rends heureux maintenant ton cœur malade d'amour / Au clair de lune, bois du vin, car cet astre / Nous cherchera demain et ne nous verra plus ''… Mais l'heure est-elle encore à la poésie ? Je crois que je vais retrouver maître Hocine Ben Amram et recommencer les briques, refabriquer des tuiles et oublier que dans ma vie, j'ai croisé des gens qui n'existent pas... Ils disparaissent un jour, on les perd et ils sont effacés, pour toujours, comme s'ils étaient morts. Comme s'ils ne demeuraient dans le souvenir de personne, qu'il n'y ait plus de signe tangible qu'ils aient séjourné un jour dans ce monde...
- C'est bien Yacoub, tu es en progrès ! Pour Omar Khayyam, j'entends. Pour le reste, tu sais... Quelqu'un arrive, fait soudain irruption dans ta vie, y occupe quelques heures, un jour, la durée d'un voyage... la durée d'une guerre ? Et ce quelqu'un se transforme en une présence assidue, permanente au point qu'elle va de soi, et qu'on ne se rappelle pas le temps qui précède son apparition, compléta doucement Safia.
- Non Safia, aujourd'hui, je pense que ce qui est le plus solide s'évapore, le pire comme le meilleur, le plus banal comme ce qui était nécessaire et décisif, l'amour et la souffrance, même certains des plus grands enfers sur terre se trouvent effacés au bout de... longtemps, et un jour arrive où il ne reste plus un seul témoin pour se souvenir.
- Arrête Yacoub !! intervint Déborah, tu retournes en moi dix ans de cauchemars, d'absence...
- Non, Ima. C'est maintenant que commence l'absence...
- Mais Yacoub ! Pourquoi ? Tu as arrêté de la chercher ? Mazel tov ! Tu as raison mon fils, je suis là, tu es revenu, dans ta famille ! Je...
- Ishti, ma femme, cesse de l'importuner. Nous sommes là pour que Yacoub puisse à nouveau respirer, puisse déposer son fardeau et non pour l'étouffer, coupa Joseph.
- Yahsra ! Soupira Déborah avec nostalgie, Fein Douk Liyam ? Où sont ces jours ? Va, mon fils, va. Tu feras les plus belles tuiles du monde, que tout le pays t'en commandera et t'en recommandera ! Que Ben Amram il t'en remerciera toute sa vie !
- Ima, je ne sais pas, peut-être je fais l’alyah ?
- Comment mon fils ? Tu irais t'installer en Israël ? À peine revenu, que tu quittes ta famille ? Et moi, ta mère ? Est-ce que tu y as pensé ? Espèce de Mechouga ! Ima chelah' ! Ta mère !...
- Khalas ! Déborah tu dépasses les bornes ! Coupa Joseph.
- Barouh' shouva ah'i, béni soit ton retour mon frère, en profita Samuel pour adoucir ces querelles. Pourquoi prétendre à l’alyah ? Maintenant que nous accédons au Grand Maroc, après bien des horreurs, notre communauté s'inscrit dans l'histoire de ce pays. Nous y adhérons et les conditions de vies sont-elles changées pour nous ? Verrons-nous reparaître à notre horizon l'antinomie Maroc-Israël, jusqu'ici tacitement enfouie ? Connaîtrons-nous alors les répercussions de toutes les Gaza de l'avenir ? Les Sinaï éventuels viendront-ils troubler l'harmonie de la coexistence locale et remettre en question nos rapports ? Nous reprochera-t-on alors notre sionisme, même réduit aux dimensions d'une fidélité sentimentale ? Cette fidélité qui demeure la trame profonde de notre conscience. Faudra-t-il alors juguler tous les messianismes et mettre, comme jadis à Byzance, une sourdine à nos prières pour Sion ? L'heure du silence, l'heure de l'hypocrisie, ont-elles sonné pour notre communauté ?
- Ma parole Samuel, tu parles toujours comme un livre ! S'exclama Déborah.
- J'entends, Samuel, répondit Yacoub. Alors que faire devant toutes ces questions ? Les esquiver ? Elles nous suivent. Ne pas choisir est encore une façon de choisir. Partir ? Rester ? Il est aussi difficile de partir que de rester.
- Toutes les questions doivent-elles rester en suspens, parce que toutes les solutions risquent d'être fausses ? Non, Yacoub, parions pour le Maroc. Tournons-nous résolument vers le Maroc et cultivons désormais notre jardin, ce jardin dont nous avons cru pouvoir porter les bornes à l'infini.
- Aaah, mon cher Samuel, tu en viens à mes idées ? Intervint Safia. Alors rallions-nous à l'air, au ciel, à l'herbe et aux arbres de ce pays. Rallions-nous à ses hommes. Adoptons ses songes, ses inquiétudes et ses attentes.
- Mais de quoi parlez-vous mes enfants ? Nous sommes bien d'ici ? Du Douar Loulija, même si je prie Elohim ? Et qu’on n’a pas de famille là-bas...
- Oui Ishti, nous sommes marocains et fils d'Israël, la rassura Joseph.
Samuel, convaincu, continua :
- Est-ce l'aventure ? Est-ce le saut dans l'inconnu ? Mais demain est partout un mythe, et l'action toujours un pari ! « Ignoti nulla cupido », - on ne désire pas ce que l'on ne connaît pas, Ima, c'est pour toi- cela n'a jamais été la devise de l'audace, ni celle de l'engagement. Avançons de face, le regard droit sur la lumière. Parions sur le meilleur et le bonheur. Parions sur le printemps de ce pays qui sera aussi notre printemps. Misons sur un Souverain éclairé, sur une génération qui revient de son occidentalisation en retrouvant ses vertus permanentes.
- Quelle belle harangue mon frère. Pourtant, je vois Samuel que tu défends toujours notre roi, malgré son ''éclairage'' délictueux... répondit Yacoub. Somme toute, tu as raison, mais pour que ton pari soit valable, nous devons croire que les principes démocratiques passeront des déclarations aux institutions. Nous devons croire que les discriminations de fait ne viendront pas se substituer aux discriminations légales de naguère, que dans un Maroc laïque et libéral, nous serons toujours sûrs de trouver notre place ?
- Et que dans cette manière d'être, nous avons avec nous, tous ceux, qui parmi nos frères musulmans, ont goûté aux mêmes sources et partagé nos nourritures terrestres. En fin de compte, ni Virgile ni Baudelaire ne quitteront ces rivages... Et, si tout cela est un risque, c'est au moins, comme aurait dit Platon, un beau risque ! Conclue Safia dans un sourire.
- Ma parole Joseph, comment y parlent tes enfants ? J'ignore encore qui est ce ''stupido'' ? Il faudra que j'en parle à Rabbi Shlomo...
- Rassure-toi, Ima, je retournerai donc à Adi Ou Galal, rouvrir mon grenier et regarder les amandiers et les grenadiers en fleurs grignoter les vestiges de poussière du haut du village.
- Et ton travail ?
- Je le ferai aussi Ima, un jour...
- En montant là-haut, je viendrai t'aider à vider ton grenier, y a peut-être des affaires à faire, qui sait ? Et après, tu pourras me déposer à la coopérative agricole d'Al Jawhar ?
- … ?
- C'est là-bas que je travaille depuis cinq ans. Nous avons tous déserté la maison depuis pas mal de temps. Samuel est parti enseigner à Akka, à plus de cent kilomètres au sud du Douar, les jumeaux sont montés sur Oulad Berhil, ce sera toi le plus près, à peine trente kilomètres de la maison ; alors laisse un peu parler Ima, elle est comme ça !
- Ma fille, chaque jour que Dieu fait, je pleure. Je pleure que tu n'as toujours pas de mari, tu le sais. Ma fille, ton accomplissement ne peut se dérouler que dans le mariage, qu'au lieu de travailler tu devrais faire la pastilla pour ton mari. Et que ton frère Yacoub il est toujours incomplet, si je peux le dire... Et Samuel qui est parti s'exiler dans le sud ! Et vos sœurs elles sont si loin que même dans leurs prières je ne peux les entendre. Que les jumeaux je sais pas ce qu'ils attendent, à garder les moutons et les chèvres comme avant... Havlaz ? comment faire ? Vous viendrez pour shabbat ?
- Nul doute que nous partagerons tous ta pastilla, que tu auras faite pour moi ! et ta famille, un soir de Yom Ree-Shon, la consola Joseph. Mais à présent, il faut s'occuper du mariage de ton petit fils, David.
- Mazel tov David, s'exclama Yacoub, tu as la chance d'avoir trouvé une souris ?
- C'est plutôt une gazelle, corrigea David ; j'ai croisé Mi'hal* dans le djebel d'Akka. Elle gardait les chèvres de ses parents sur les pâturages d'hiver, je l'avais déjà remarquée, de loin. Alors moi, un matin je suis arrivé là-haut avec un bouquet de violette ! Aba et Ima m'ont encouragé à persévérer, d'autant que sa famille est influente à Igherm...
- … ?
- C'est le chef-lieu du district d'Akka.
- Tu l'as bien trouvée : Mi'hal et David, toute une histoire ! Mais dis-moi, c'est un mariage arrangé ?
- Mais non, oncle Yak, c'est mieux que ça, c'est la championne du monde du couscous-méchoui ! Je l'aime bien, ajouta-t-il rêveur.
- Tu l'aimes bien ? Comme le couscous-méchoui ? Méchouia, méchouia ?
- Za'hma, oncle Yak, tu comprends tout de travers ou tu le fait exprès ? C'est la prunelle de mes yeux, la lumière de mes jours...
- C'est pour ça que tu portes des lunettes de soleil ?
- Oui, elle m’éblouit comme tu ne peux pas le savoir ! La vie est comme un panier de fraise...
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