Œdipe au Labyrinthe
Assis dans un escalier au béton glacial. Tout en bas une porte ouverte sur la lumière blafarde de néons scandant un couloir qui, après une porte similaire elle aussi ouverte, mène à d'autres marches s'enfonçant vers la pénombre. Du gris et du blanc. Des murs nus. Sur le linteau, comme peint à la hâte : Entrée interdite, danger. Je descendrais volontiers en courant. Tentation dérisoire. Mon pouls s’est accéléré. Je sais que la porte ne s’ouvre que rarement deux fois pour chacun.
Je sens leurs regards dans mon dos. Ils sont restés en surface, piétinent dans la neige, hésitent, attendent. Vaguement inquiets. Des entrées interdites, nous en avons franchi un bon nombre avant d’arriver ici. Mon souffle s’est fait court. Voulais-je vraiment venir ? Je ne sais plus. Sans doute, sinon je ne serais pas ici. J’enlève mes gants, effleure la marche, me penche en avant pour mieux voir. Il n’y a rien hormis du gris et du blanc, un couloir, un escalier.
Elle me rejoint. Vient s’asseoir à côté de moi. D’eux tous, je savais qu’elle seule oserait descendre, ne serait-ce que de quelques marches — elle n’a pas le droit d’aller plus bas. « À toi de voir ». Elle sourit. Elle est certaine que j’irai. Pour quoi faire, en vérité ? Mauvaise question, pas de réponse. Entrée interdite — danger —. « À toi de voir. Tu fais ce que tu veux. »
Je remets mes gants. Regarde encore, longuement, me lève, toujours hésitant.
La porte est ouverte. C’est mon tour. Je peux la franchir ou repartir, mais alors je n’aurai peut-être pas de seconde chance.
*
Elle est remontée. Je me retourne quelques instants. La nuit est tombée, il neige encore. Je distingue à peine, quelques mètres plus haut, des ombres qui se dandinent dans le froid et l’attente de voir si je disparaîtrai dans le couloir, finalement, ou si je renoncerai. Pour l’instant, je n’en sais rien. Est-ce que j’oserai ? Est-ce que je voulais vraiment venir ? Pourquoi ?
Toujours les mêmes questions. Sans compter celle-ci : et avant ? Mes souvenirs ne remontent guère plus loin qu’à mon réveil dans une chambre livide, il y a quelques semaines. Pour tout dire, j’ai bien du mal à me rappeler autre chose. Après ce réveil, quoi ? C’est si vague. Et avant ?
Je ferme les yeux. Il n’y a pas d’avant, pas plus que d’après, sauf si on franchit la porte. Voilà tout ce que je crois savoir. Après c’est derrière la porte. Si je veux un après, je devrai descendre.
Voilà pourquoi je suis venu. Finalement, la réponse était à portée de main. Pour l’après. Maintenant que je sais, je pourrais toujours choisir de repartir, à condition que renoncer soit l’option convenable. Mais je ne crois pas. Sinon, à quoi bon cette porte ouverte ?
Je me retourne encore. Accroupie en haut des marches elle m’observe. Les autres se sont regroupés derrière elle. J’aurais cru qu’ils se lasseraient, qu’ils disparaîtraient, retour à la case départ — éparpillés en ville. Elle sourit encore, invitation légère : mais descends donc. J’ai entendu dire que certains sont chargés d’inciter à partir, de veiller à ce que la porte ne reste pas ouverte pour rien. Elle, peut-être ?
En haut. Des bâtiments aux fenêtres béantes, carcasses vides. Une aire de stationnement déserte. Des grilles, des portails béants — mais toujours Entrée interdite —, des allées recouvertes de neige et de glace, des voies ferrées qui ne mènent nulle part, des hangars qui tombent en ruine, un espace abandonné. Et pourtant ici, en bas : derrière une lourde porte de fer, rouillée mais ouverte, un couloir quant à lui parfaitement net, comme neuf, avec des néons allumés. Qu’est-ce que ça peut bien cacher ?
N’y va pas. Voix timide de la prudence — de la peur ? Je sens confusément que je ne peux pas me permettre de reculer. Bien sûr il y a la peur, mais je ne veux pas lui obéir, pour une fois. D’un autre côté cette porte est une tentation — allons, franchis-moi —, mais je ne peux pas plus obéir à une tentation.
Est-ce pour cela que j’attends ? Je n’ignore pas que mon temps est compté, mais je dois d’abord choisir — il n’est pas question de fuir ou de me laisser attirer. Là est le piège. Je ne peux désormais rien faire sans l’avoir décidé.
Or je veux un après et, par conséquent, je dois descendre.
En haut : rien. Sauf elle, en fait. En bas : l’incertitude. Mais c’est toujours mieux que rien.
*
Tu penses trop. C’est vrai, c’est bien vrai. Je pense toujours trop. Ça ne me mène souvent à rien. En acceptant de venir, j’avais implicitement décidé que je franchirais la porte. Il n’y a plus à se poser de questions. Je relève mon col, expire profondément, entends aussitôt un piétinement : ils se massent. Sans me retourner une nouvelle fois, je lève un bras en guise d’adieu, descends, franchis la porte, m’arrête un peu étourdi. Elle crie « Bonne chance ! », et le battant se referme avec un grincement sinistre.
*
Voilà. Et maintenant ?
J’avance. Le couloir semble si long, c’est comme s’il s’étirait à mesure que je le parcours. La lumière décroît également, les néons palpitent. J’essaie de ne pas douter. Il faut me convaincre que j’ai fait le bon choix. Je me mets à marcher plus vite. C’est interminable. Chaque néon franchi s’éteint. Je ne me retourne pas. La porte doit désormais être loin de moi, dans les ténèbres. Éliminer la peur. Entrée interdite. Pourtant moi j’avais le droit, non ? La porte m’était ouverte. Danger. Bien sûr, mais entre ça et la certitude du rien…
J’arrive au second escalier. Je résiste à l’envie déraisonnable de le dévaler et m’arrête. Des sons confus montent. Il me semble y discerner des voix, peut-être bien un rire — et elle riait ainsi, je m’en souviens.
Marche par marche. La seconde porte s’est refermée sur le couloir. L’escalier descend comme à l’infini, tout droit, pour aboutir à un palier qui depuis cette distance me paraît minuscule. Et là-bas, encore une porte. Pas assez ouverte pour que je puisse voir derrière. Pas assez fermée pour que je ne distingue pas le rai de lumière qui passe par l’entrebâillement.
*
Je faisais partie du Groupe Bleu. Il y avait deux autres groupes : Orange, et Vert. Chacun détenait la garde d’une portion du périmètre de la ville, soigneusement délimité par des bornes. Un peu à l’écart, La Zone était commune, hormis pour les trois portes. Chaque groupe avait la sienne. L’inutile hôpital, situé en en sa périphérie, avait été plus ou moins reconverti en centre pour les nouveaux arrivants qui apparaissaient, de nuit, et étaient récupérés par les patrouilles qui se relayaient pour les accueillir.
À chacun était échu l’appartement de l’un de ceux qui venaient de traverser. On s’habituait vite à l’absence de magasins, aux frigos et aux placards qui se remplissaient tout seuls, aux saisons qui duraient deux semaines — parfois moins —, mais pas à l’absence de souvenirs ou de perspectives autres que celle de pouvoir, un jour, avoir le droit de franchir une porte.
Les souvenirs avaient ici tendance à s’effilocher rapidement. Personne ne se formalisait de ne pas être reconnu par quelqu’un avec qui on avait longuement discuté trois jours plus tôt. C’était monnaie courante, et on savait que nos propres souvenirs n’étaient ni fiables, ni solides. Certains demeuraient, d’autres non. Mémoire des lieux, des écrits, des histoires colportées. L’oubli des rencontres, des visages et des voix, était en revanche courant. Chacun savait par contre que son tour viendrait de franchir une porte : ceci restait, puisque ce n’était pas un souvenir.
Le périmètre de la ville était gardé pour prévenir d’un danger — indéfini — qui surgirait du lointain. On parlait à voix basse d’autres villes, d’autres portes, villes ravagées, portes à jamais fermées, parce que des inhumains auraient franchi le passage. Je tenais tout ceci pour une manière de superstition ridicule, mais m’acquittais de mes gardes sans sourciller.
*
Étrange que la mémoire se réveille. Plus je descends plus je me souviens — certes pas plus loin que le jour de mon arrivée. La porte du palier s’est refermée. Si doucement que je ne m’en suis pas aperçu tout de suite. Désormais il n’y a plus que la lumière chiche d’un néon tremblotant. Et devant la porte, une chaise. Premier signe, en bas, d’une existence de mobilier.
*
On n’en parlait pas, mais certains, rares, étaient déjà remontés. On les comptait sur les doigts d’une main — leurs noms étaient inscrits dans un registre conservé à la bibliothèque. J’avais croisé l’un d’eux, rencontre presque aussitôt oubliée. Il s’appelait ou voulait être appelé Anton. Lui était revenu parce que les escaliers l’avaient en quelques minutes ramené à son point de départ. Comment avait-ce été possible, il ne le savait pas. Mais comme il descendait, soudain il s’était retrouvé en haut des marches de l’escalier qui menait à la porte qu’il venait à peine de franchir. Tel est mon labyrinthe. Il disait qu’il devait trouver une ville creusée dans des falaises de marbre, au bord d’un fleuve rouge. Là se situait sa vraie porte. Ou seulement une autre porte à franchir avant l’ultime. Ou sa destination.
Le lendemain de notre discussion, il était parti, sac au dos, vers l’ouest. C’était un été. Il m’avait aperçu au bout de la grand-place, était venu me saluer et, alors que je ne me rappelais pas de lui, je l’avais accompagné jusqu’à ce que la route disparût dans la végétation. Nous nous étions dit adieu, mais il avait ri : qui savait s’il ne serait pas de retour d’ici peu, ayant traversé une autre porte ? Le soir même quelqu’un m’avait demandé où était Anton. Quel Anton ? Je ne connaissais pas d’Anton. On m’avait répondu : Peu importe. Formule rituelle. Quand une question demeurait sans réponse, ici, on concluait rapidement par un Peu importe. Puis on évoquait un autre sujet.
*
Au-dessus de la chaise, un petit écriteau : Patientez avant d’entrer. Je m’assieds. Pourquoi faut-il que j’attende, maintenant ? Mais personne ne me répondra. Dans l’air flotte une odeur métallique et froide. Il fait à peine plus chaud qu’en surface. Je songe qu’ils ont dû rentrer chez eux, maintenant. Dans la nuit et la neige. L’hiver s’est attardé : déjà trois semaines. Or ce devrait être le milieu du printemps.
La porte s’entrouvre. Un rai de lumière. Il disparaît au moment où je me lève et saisis la poignée. Je pousse : c’est un couloir, encore un — mais espérais-je un jardin paradisiaque ? —, large cette fois-ci, quatre portes sur la gauche portant nombres impairs, et quatre sur la droite, portant nombres pairs. Je les ouvre toutes. Gauche : escaliers qui montent ; droite : qui descendent. Tous les chemins se valent lorsqu’ils ne mènent nulle part. Je choisis un escalier qui monte.
*
Certains ne franchissaient jamais la porte. Ils semblaient être là depuis des temps immémoriaux. La plupart du temps ils accueillaient les nouveaux. Leur indiquaient les règles de base. Leur expliquaient sommairement comment fonctionnait la ville. Ils avaient l’air heureux. Ils semblaient être arrivés chez eux.
Elle était de ceux-là. Non qu’ils fussent nombreux. Trois ou quatre. Sur une ville d’une quinzaine de milliers d’habitants, c’était négligeable. Mais eux se souvenaient, eux savaient quoi faire, quand, avec qui. Pourquoi était en revanche une autre question. Je soupçonne qu’ils n’auraient pas su répondre.
Je la rencontrais parfois au café. La ville comprenait un théâtre, un musée, deux cinémas, et une multitude de bistrots. Il était rare qu’on y boive. C’étaient des lieux où l’on discutait, longuement, de tout et de rien. On aurait aussi bien pu les appeler salons. Le théâtre ne servait à rien. Comment monter une pièce, quand les acteurs potentiels ne sont pas fichus de retenir ni le nom ni le visage du metteur en scène, ni parfois de savoir quelle scène a déjà été répétée, et surtout de quelle pièce ? Donc le théâtre demeurait vide, hautain monument de pierre dont la façade s’ornait de statues boudeuses.
Le Musée était aussi couru que les cafés. Celui-ci faisait le tour de la place centrale. Un musée versatile et immense, où l’on trouvait de tout. Tableaux de Dali et moineaux empaillés, stèles funéraires romaines, planétarium, flore, instruments de musique médiévaux… Sa collection était en évolution permanente, sans que jamais personne n’y touchât. Je l’y retrouvais chaque fois qu’une nouveauté intéressante avait fait son apparition.
Je l’appelais Anne, sans raison valable, alors qu’elle disait se prénommer Eleanore. Si je l’oubliais après chacune de nos rencontres, mes pas me faisaient toujours la croiser, sans que jamais elle eût forcé le hasard. Invariablement je la rebaptisais du même prénom, comme si elle et lui étaient trop parfaitement accordés. Elle ne m’en voulait pas. Anne/Eleanore était donc de ceux qui, arrivés là, n’en repartiraient jamais. J’avais du mal à en déceler la raison. N’était-il pas dit que la règle était de passer la porte ? Avec un sourire, elle répondait juste : « Les règles ont leurs exceptions. »
*
L’escalier, après un virage et un nouveau palier, devient hélicoïdal. C’est une fantaisie subite qui m’étonne, dans un univers où jusqu’ici régnait l’angle droit. Et peu à peu, les murs se colorent. Un lent dégradé d’ocre, émergeant du gris, se métamorphosant, tendant vers une teinte chair. Leur texture elle-même change lentement, prenant celle d’une peau.
Et il y a quelque chose d’autre. Comme une pulsation. Une respiration. Je m’arrête quelques instants. Devant moi, un nouveau couloir qui se perd dans une clarté rosâtre diffuse. J’avance à pas craintifs. Cette étrangeté inédite m’inquiète. Puis : d’un seul coup le couloir rétrécit, s’ouvre sur une immense salle circulaire.
Et apparaît soudain quelqu’un. Moi-même, à quatorze ans. Il est assis. Il me fait signe de m’approcher, de m’installer face à lui. J’avance. Sol élastique. Je m’accroupis. Il me regarde, ses yeux calmes ne laissent rien transparaître, mais il sourit.
*
Un jour elle m’avait entraîné au musée. Je venais de la bousculer en sortant d’un café et sans un mot elle m’avait saisi la main et m’avait mené, comme un enfant. Il y avait un nouveau tableau, dans une salle qui lui était spécialement consacrée. Il n’était pas signé. C’était peu courant. Il était immense — ce l’était encore moins.
Œdipe au Labyrinthe. L’étiquette était minuscule. Antigone tenait son père aveugle de la main gauche, tandis que de l’index droit il parcourait un dédale gravé dans la pierre. Tableau de facture assez classique, mais d’une beauté qui me bouleversa.
Elle me laissa longuement le regarder. Y avait-il là un message ? Je voulus la questionner, mais pour demander quoi ? Une interrogation a tout de même besoin de fondements au-dessus desquels s’élever. Je n’avais rien. Mais elle répondit elle-même à ce que j’étais incapable de demander. « Je suis Antigone, dit-elle doucement. Attendant Haemon… »
Je ne répondis pas — comment aurais-je pu comprendre ces paroles ? Je me contentai de recueillir l’énigme, sachant que d’ici quelques heures j’aurais tout oublié. Puis elle me serra la main, très fort, et partit sans rien ajouter.
*
« Tu te souviens de moi. »
Je hoche la tête. Oui, je me souviens de moi à quatorze ans, à seize, à vingt, à vingt-cinq. Et ensuite, un blanc.
« Je me souviens, mais c’est insuffisant. »
Il se contente de sourire.
« Si je te tends un miroir, que verras-tu ? »
La réponse la plus évidente sera forcément la mauvaise. Je secoue la tête.
« Je l’ignore.
— Si tu avais un miroir, tu verrais tout ce qui te manque, te souviendrais de presque tout, aurais des réponses à presque toutes les questions.
— Presque ?
— Presque. »
Il m’en dépose un dans la paume, tout petit ovale d’argent qui demeure quelques instants glacial. J’hésite, mais regarde. Je n’y distingue d’abord rien. Puis il y a un éclair et durant quelques secondes je suis aveuglé, porte une main à mes yeux.
La mémoire revient. D’abord incertaine et lointaine.
Il s’est levé et s’éloigne.
« Fais demi-tour. Rejoins-là. Tu sais ce que tu as à faire. »
J’acquiesce. Je sais.
Savoir est parfois une souffrance.
*
Je ne l’ai plus revue jusqu’à cet après-midi. Mon tour de passer la Porte était venu. Aucune lettre, aucun message pour l’annoncer. Cela s’était su, et c’était suffisant.
Elle est venue me chercher. Voir ce visage curieusement grave m’a amusé. Elle qui semblait faite pour être toute légèreté paraissait m’avoir volé l’inquiétude que j’aurais dû alors ressentir. Je lui ai offert un café, des gâteaux secs. Elle n’a accepté que le café. C’était encore l’hiver. Trois semaines déjà, et il n’en finissait pas. La neige tombait sans discontinuer depuis cinq jours. La ville s’était presque immobilisée.
« Tu traverses ce soir, a-t-elle dit. Je t’accompagnerai. »
Je lui ai pris les mains. Quel sentiment étrange m’emplissait soudain ? J’avais peur de ne plus la revoir. Pourtant c’était une pensée curieuse, alors que je ne me souvenais pas de l’avoir jamais rencontrée. Mais c’était aussi une journée spéciale : quoi que je fasse, de celle-ci je me souviendrais, même si je devais oublier toutes les autres.
La lumière semblait déjà être celle du crépuscule. Ses mains tremblaient dans les miennes. Je l’ai attirée et l’ai serrée contre moi, presque à l’en étouffer. Il y avait le parfum de ses cheveux. Ses yeux qui s’emplissaient d’une tristesse que je ne comprenais pas. J’ai caressé son visage. J’avais besoin de la rassurer, de la réconforter. Quand ses lèvres ont cherché les miennes je ne me suis même pas étonné. Je me suis juste senti un peu bête.
Lorsque le soir est descendu elle m’a accompagné, silencieuse, jusqu’à la Porte. Lorsqu’au moment de pénétrer dans les profondeurs je l’ai entendue crier « Bonne chance ! », je n’ai même pas remarqué la note d’espoir qu’elle avait mise dans son exclamation.
*
Je suis remonté par un escalier qui m’a mené directement à mon point de départ, à côté de la porte. Elle seule est restée. Je ne m’étonne pas. Je m’attendais à la retrouver là. Je l’espérais.
« Tu dois avoir froid.
— C’est sans importance. Ça n’a pas été long. »
Je franchis les dernières marches qui nous séparent. La porte grince et se ferme.
« Voilà. Je suis revenu. »
Elle sourit.
« Tu te demandais pourquoi les portes ne s’ouvrent pas pour certains. Et pourquoi certains ne voulaient pas partir, et pourquoi certains revenaient. Tu dois connaître la réponse, maintenant. »
Je hoche la tête. Je suis revenu et elle n’est jamais partie.
« Je t’attendais, dit-elle à mi voix. Au début je l’ignorais. Puis les souvenirs sont revenus. Personne ne pouvait me dire pourquoi. Enfin… ceux qui savaient préféraient se taire.
— Et maintenant, tout s’achève.
— Il arrive demain, et tout sera achevé.
— Demain », répété-je.
À quoi bon lui demander comment elle le sait. Je vais rester silencieux, tandis que nous rentrons chez elle, dans des tourbillons de neige qui laissent un goût de sang sur les lèvres.
*
Elle étudiait la sociologie, moi les lettres. Nous nous étions rencontrés durant une de ces soirées d’étudiants où le monde se refait, entre deux verres et un paquet de chips. Ce fut le coup de foudre. Je savais qu’on pouvait la dire presque d’extrême-gauche, et préférai d’abord taire que mon père occupait un poste clé à la Préfecture. Lorsqu’elle le découvrit, elle se contenta d’en rire. Oser la fréquenter et partager ses idées faisait de moi le parfait fils indigne.
Bien plus tard, les temps se firent troubles. Les résultats truqués d’élections organisées à la va-vite pour asseoir l’influence de politiciens sans vergogne allaient ensuite susciter des émeutes. Le nouveau pouvoir, décidé à ne pas lâcher sa proie encore tiède, ne se préoccuperait pas de subtilités : du jour au lendemain l’armée patrouillait dans les rues. Ses frères furent arrêtés, torturés, exécutés. Sans jugement. Leur crime inexpiable était de s’être trouvés sur le chemin d’une milice et d’avoir refusé de décliner leurs identités. Tous les prétextes étaient bons pour asseoir la peur au plus vite. Je devinai que ce n’était pas tout et que mon père, qui s’était depuis longtemps attiré les faveurs de personnages troubles, n’était pas étranger à l’affaire. Deviner est toujours insuffisant. La preuve manquait, il me l’offrit.
Il savait tout de notre liaison. Ce n’était pas difficile : des espions placés aux endroits stratégiques surveillaient depuis longtemps faits et gestes de tous, en prévision du moment où leur collecte pourrait être mise à profit. Les frères lui avaient été apportés sur un plateau, il la lui fallait également — notre relation risquait trop de lui nuire. Elle eut beau tenter de leur échapper, ils l’arrêtèrent vite. Son cadavre fut jeté dans un égout.
C’était l’hiver. Il neigeait sans arrêt depuis trois jours lorsque j’appris qu’elle avait été retrouvée, nue et mutilée. J’habitais une petite chambre au sixième étage. Dans mon désespoir je ne me permis même pas de faire un meilleur choix : je sautai.
*
Mon père arrivera demain soir. Elle nous attendait. Moi d’abord. Lui ensuite.
Ici, le meurtre n’existe pas. La mort non plus. Comment mourir deux fois ? Mais sous le lit j’ai trouvé un revolver chargé, prêt à servir. Peu importe d’où qu’il vienne. Qui peut savoir ?
J’attends. Elle dort à côté de moi. Les nuages se sont éloignés. Pleine lune dans une nuit glacée. Les heures passent, mais je ne trouverai pas le sommeil. Le pistolet est désormais tiède entre mes mains. Je saurai m’en servir. Et je sourirais presque de cette étrangeté inédite : car demain, au crépuscule, cette ville si calme où l’on ne meurt plus connaîtra son premier parricide.
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