Ultima Ratio Regum

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Il n’avait pas vu que le silence était si proche. Presque autant que le crépuscule. Tous deux, semblait-il, seraient bientôt à portée de main et de souffle. Lorsqu’il s’en aperçut, il était trop tard.

Ses pas s’étaient faits plus lents, il s’était immobilisé dans une ruelle déserte, incapable de faire demi-tour. Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Le silence ? La lumière en train de décroître ?

Il se tint donc immobile, des minutes entières, les yeux fermés. Sentant juste comme la lame d’un éclair se frayant un passage au travers des fibres de sa chair. Une souffrance aiguë le traversa de part en part. Toutefois il était décidé à demeurer là, en attente. Peut-être pensait-il qu’il resterait quelque chose à retenir. Peut-être.

Finalement, les mots eux-mêmes s’ingénièrent à prendre la fuite. Comme s’il n’était plus digne du miracle de la parole. Comme s’il n’avait plus pour lui que l’immobilité — alors qu’il aurait tant voulu parler. Cependant aucune syllabe ne réussit à franchir ses lèvres.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, rien n’avait changé. Il s’étonna, car sans doute quelque chose aurait dû se produire. Le silence s’était seulement épaissi autour de lui, l’engluait.

Il se remit en marche, dans une torpeur violette, glaciale, spectre avec son silence, traînant après lui la mort des mots. Pas exactement une mort : un effacement, un retrait, une mise entre parenthèses. Ce n’était que cela — il ne les concernait plus.

Puis il n’y eut plus le silence. De nouveau il s’était arrêté. Longuement résonna l’écho de son cri, qu’il écouta sans comprendre.

*

Qu’y avait-il eu, à ce moment précis ? Il se mit à avoir peur. Des spasmes agitèrent ses mains, ses lèvres étaient sèches, si dures, il les aurait crues cassantes comme du verre. Il eut une brève hésitation. Les mots ne lui venaient pas. Ils demeuraient hors de lui, le laissant dans une blessante, cruelle désolation.

Il rentra chez lui à grandes enjambées. S’affala sur le lit. La peur, la douleur lui étaient venues et il ne savait pas quoi faire pour s’en débarrasser.

L’autre cri fut assourdi, plaintif, désespéré. Un cri qui n’appelait que plus encore de souffrance. Il le laissa le posséder, incapable de résister à son assaut.

Et soudain revinrent les mots. Précipités, désordonnés, drus comme une averse d’été. Il sentit leur fourmillement sur sa peau, au fond de sa gorge, leur saveur âcre quasiment insupportable. Il finit par pleurer. Les mots le laissèrent tranquille.

Ce n’était pourtant pas suffisant. Il lui fallait encore autre chose, mais il avait oublié quoi. Il devrait y réfléchir. Peut-être pas tout de suite. Il se savait déserté, sentait une vacuité vertigineuse contre laquelle il importait avant tout de se mettre à lutter.

*

Maintenue dans son souffle, demeura toute la nuit une oppression telle qu’elle l’empêcha de dormir. Il lui semblait parfois être arrivé au bout d’un chemin qui se perdait dans les broussailles. Au bout de lui-même, pour tout dire, et ce lui-même lui paraissait un échec insurmontable, mais il s’en voulut de faire un tel constat, terrible et définitif. Simplement, il s’était laissé dépouiller de toute force, se fourvoyait dans une angoisse aussi incoercible que vaine.

Il n’eut pas un instant de répit. Ses pensées tournaient toujours autour d’un même point de douleur immuable, sans qu’il parvînt jamais à s’en soustraire. Ceci l’épouvantait, mais il n’y avait rien à faire.

Aussi, prostré sur le lit, s’acharna-t-il à regrouper les mots, à en faire des phrases qui pourtant, comme le sable, lui glissaient d’entre les mains. Peu à peu il se décida à y renoncer. Il aurait même presque voulu laisser de côté les mots, s’ils ne s’étaient entêtés à rester là, troupeau compact dont il savait n’être plus le berger.

Certain de ne plus avoir le moindre choix, il enfouissait son visage dans l’oreiller, versait quelques larmes avant de se remettre sur le dos, regard fixe. Il en était même à ne plus désirer aucune délivrance, qu’il eût d’ailleurs considérée comme importune.

*

Lorsque s’en vint le petit jour il ne savait plus qui il était. L’épuisement l’écartelait, l’aube se transformait en fardeau accablant sous lequel il rechignait, dents serrées, grognant de temps à autre. Parfois il penchait la tête, s’efforçait d’écouter alors que rien ne venait perturber le silence qui avait achevé de l’engourdir.

Il effectua les gestes habituels : préparer le petit déjeuner, se mettre à la fenêtre pour fumer en même temps qu’il buvait son café. Pourtant il ne lui semblait pas que ce fût lui qui ait accompli tout cela. Quelqu’un d’autre avait dû se charger de ces tâches à sa place, estimait-il, aussi absurde que pût être une telle pensée.

Lorsque le téléphone sonna, il hésita à répondre. Qu’aurait-il eu à dire, sinon de ces stupidités indiscutables dont il se sentait empli ? Pourrait-il même dire quoi que ce soit ? Il préféra se dispenser de décrocher. Mais avant même d’avoir pris cette décision, sa main tenait le combiné, le portait à son oreille, et il y avait la voix — une voix féminine, douce et exigeante à la fois. Il resta muet, assuré que de toute façon il ne parlerait pas.

La voix l’enveloppa de son exigence, qu’il jugea cruelle, le lia à elle. Il se rendit compte qu’elle était sur le point de le désespérer tout à fait, et mû par un réflexe féroce il raccrocha. Qu’avait-elle voulu faire de lui, au juste ? Il l’ignorait, mais pressentait que ce devait être quelque chose de terrible, d’irrémédiable. Toutefois, cela ne le soulagea pas de savoir qu’il avait échappé à son emprise.

Que pouvait-il faire désormais ? Il attendit, en proie à une épouvante qu’il ne souhaitait même pas repousser, qui gagnait son sang, circulait à travers ses veines. Il contempla ses mains, les seules choses qui semblaient encore en partie lui appartenir. Que ce soit insuffisant pour constituer un corps, il ne le savait que trop bien, mais lorsqu’il se tint devant le miroir il ne se reconnut guère, sinon dans ces mains. Quant au regard, énigmatique et avide, c’était tout à fait celui d’un étranger. Il le fixa, cependant, avec l’espoir d’y saisir quelque chose. Or il n’y avait rien, vraiment rien qu’il puisse y trouver, et il finit par s’en détourner.

*

Plus tard, alors qu’il se tenait devant une fenêtre à considérer la rue baignée d’un brouillard dense, il se surprit à penser qu’il faudrait en finir, que sinon tout demeurerait tel, pendant une effrayante éternité.

Un sourire lui vint alors, un sourire insignifiant, et sans y réfléchir le moins du monde il donna un coup de poing dans la vitre, puis un second, car elle n’avait pas cédé. Une douleur irrépressible se propagea et il crut avoir hurlé, mais peut-être se l’était-il seulement imaginé. C’était sans importance.

Un à un il arracha les éclats qui étaient restés accrochés au cadre, sa main entaillée laissant couler un sang qui lui parut étonnamment sombre. Un air glacial s’engouffra dans la pièce. Il eut un bref vertige, secoua la tête pour s’en défaire. Puis éprouva soudain une satisfaction insensée, presque ricanante.

Mais encore une fois ce n’était pas suffisant. Rien n’était vraiment modifié. Se tenant devant le miroir, il se déshabilla lentement, considéra cette chair dévoilée, la palpa. Mais rien à faire, elle ne lui appartenait pas, mensonge superflu dont il aspira ardemment à se débarrasser.

Alors il saisit le miroir, le projeta contre un mur. Retourna devant la fenêtre, face au brouillard. S’en éloigna à reculons. Il regarda ses mains — sang, chair et os —, puis ferma les yeux. Stoppant son souffle il s’élança soudain, d’un élan irrésistible, et l’une des dernières choses qu’il ressentit vraiment fut un craquement de bois contre son épaule, l’ultime sursaut de la réalité.

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