Encre de Chine

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À Lise Genz

J’ai sorti la partition. Un œil sur les remarques au stylo rouge que j’ai osé déposer — est-ce que j’ai bien fait ? suis-je si bien placé pour juger ? —, mais de toute façon j’ai déjà compris qu’on ne parlerait pas de son concerto, et surtout pas de ce passage injouable dont jamais violoniste même surdoué ne viendrait à bout. Et que je ne pourrai pas annoncer que Nadia et moi c’est fini depuis le dimanche précédent, j’ai si longtemps été nul, elle a jeté l’éponge, je m’en veux de n’avoir pas réagi à temps, d’ailleurs ça n’aurait rien changé et elle aurait quand même quitté le navire avant qu’il sombre. Non, inutile d’y penser. Ironiquement, ça m’a donné du temps pour l’étudier à fond, ce fichu morceau. J’aurais donc matière à discuter. Mais en face de moi, enfoncé dans le canapé comme s’il voulait y être englouti, Daniel pense à autre chose. Il a cet air absent et triste que je lui ai déjà connu et qui laisse présager une grave confidence sur ses cruelles amours. Mais plus absent et plus triste que les fois précédentes. Ce doit être du sérieux.

C’est un soir d’août, un de ces soirs qui vous assènent la fin de l’état de grâce estival : les jours se sont mis à raccourcir tellement qu’il faut déjà tirer les rideaux bien trop tôt et se résigner à l’éclairage artificiel. Pressentant que je vais remplir le rôle de confesseur à défaut de celui de conseiller, j’allume une bougie sur la table basse. Intimité crépusculaire pour des aveux dont je devine déjà la nature. Puis je m’agrippe au fauteuil avant d’amorcer la discussion avec une phrase insignifiante, du genre : « Ça n’a pas l’air d’aller fort. » Il se recroqueville. J’attends un peu, réponse ou pas réponse ? Et il se lance sans prévenir.

« Il y a des mecs, tu vois, la première chose qu’on pense en les voyant, c’est qu’on voudrait les embrasser. Là, tout de suite. Tu vois ce que je veux dire. »

Ma foi non, ou alors j’ai toujours eu des pulsions très sages. Pourtant j’esquisse un mouvement d’acquiescement. Si ça peut lui faire plaisir…

« On s’est regardés pendant… pas si longtemps. Cinq minutes ou moins. De loin. Je n’osais pas m’approcher. »

Ça, je connais. J’ai toujours longuement hésité à draguer une fille. Spécialiste du regard interrogatif, étonné, et pas très doué pour me lancer à l’assaut comme d’autres le font si bien. Le pire de tout, ç’avait été avec Nadia. J’étais resté stupide et pétrifié.

« J’avais déjà envie de le serrer dans mes bras. Tu imagines ? »

Moyennement, mais passons. J’oublie de réagir et il se hâte de poursuivre.

« Dans ce milieu, tu vois, on tire d’abord et on cause ensuite. »

Ô finesse de l’expression. Mais prononcée avec une telle amertume que je renonce à en rire.

« Et j’avais juste envie d’être tout près de lui. De le prendre par la main. De l’embrasser tout doucement. Des trucs idiots.

— Idiots ?

— Idiots, bêtement romantiques, du genre qui ne se font pas. »

Je grogne. Ma méconnaissance des mœurs de certaines populations ne me permet guère plus. En revanche, ma compétence en matière de comportements idiots vis-à-vis de ces dames me donne un vague aperçu de ce qu’il a pu ressentir.

« Il y avait du monde. À un moment on s’est perdus de vue, poursuit-il. J’ai pensé qu’il était parti, ou qu’il s’était fait emballer, le genre de truc qui arrive. Les beaux mecs, il y en avait quand même quelques-uns. »

Bon, ce serait bien le moment de demander des précisions sur la localisation de cette rencontre, mais je n’ose pas. Pour ce que j’en sais, il y a deux options : extérieurs neutres ou connotés, et bordels — expression employée, semble-t-il, pour désigner saunas et bars à cul. Je l’imagine tout à fait saisi d’admiration chez un de ses disquaires préférés, soudain détourné de la pâmoison causée par quelque précieuse galette porteuse de l’enregistrement rare d’un de ses compositeurs fétiches. Je peux me tromper, qu’il ait fréquenté un établissement dédié aux exaltations charnelles n’est pas à exclure, surtout en tenant compte des beaux mecs. Je préfère pourtant imaginer que la rencontre a eu lieu en terrain foulé par les pieds du commun des mortels.

Il se tait depuis quelques instants, rêveur accablé. Je toussote pour le ramener dans mon salon et il frissonne avant de reprendre.

« Et alors nous nous sommes retrouvés juste côte-à-côte. Je ne savais pas quoi faire. Je me suis senti con, mais à un point… À peine capable d’un sourire crétin. Ça ne l’a pas refroidi. Il a pris ma main. Juste ça. »

Réponse aux interrogations précédentes : ce n’était certainement pas entre Haendel et Ligeti qu’ils ont fait connaissance. Ou alors, le mec a eu un certain culot. Faute d’éclaircissements, je semble condamné aux conjectures, s’il ne sautait sur l’occasion pour m’offrir un aperçu plus substantiel.

« On est restés là, plantés contre un mur. Jusqu’à ce que je me décide à le tirer jusque dans une cabine. »

Le mot m’évoque un paquebot. Allez savoir pourquoi.

« Il était Chinois. D’une douceur, je n’aurais jamais cru. Tendre et brûlant. Dis-moi si je te gêne. »

Je sursaute, tiré de mon escapade maritime et ses délicieux tangages.

« Je serais gêné par des détails salaces. Tu peux continuer.

— Bon. On est restés allongés dans la pénombre, je ne sais pas combien de temps. Au moins deux heures. On n’arrivait pas à se défaire l’un de l’autre. Et ses yeux… Tu as déjà remarqué que les yeux noirs ont souvent plus d’éclat que les yeux clairs ? »

Réfléchir posément. Je n’y ai jamais fait attention. La couleur des yeux ne m’a jamais vraiment importé. Oh, mauvaise foi : je les ai toujours préférées plutôt grandes, brunes, et avec des yeux verts.

« Non, avoué-je piteusement.

« Dommage.

— La prochaine fois, je ferai attention. »

Manière d’introduire le sujet de ma rupture toute fraîche en guise d’interlude. Sans succès.

« Ensuite on est allés boire un coca.

— Tu aimes ça, maintenant ?

— Avec lui, oui.

— Très bien, j’éviterai toute remarque désobligeante. Ensuite ?

— On a continué à discuter. En fait, on a plus passé notre temps à s’embrasser qu’à parler. Il embrassait très bien. »

Nadia m’avait fait comprendre que, pour elle, j’embrassais comme un pied. Même un crapaud ferait mieux, avait-elle précisé en bouclant ses valises. Compliment apprécié à sa juste valeur.

« Vraiment très bien, poursuit-il d’une voix qui soudain se fêle. Mais il fallait que je parte. J’avais rendez-vous avec un type du conservatoire de Bordeaux, pour un concert éventuel. Il était juste de passage et c’était son seul créneau. Je n’avais pas le choix. » Pause et soupir. « Il m’a demandé si je voulais qu’on se revoie. Oui, bien sûr. Sans hésitation. Même si ça devait être compliqué. Lui il bossait presque tout le temps, il n’y avait que le dimanche qui nous permettrait de nous retrouver. Tu sais que moi, le reste du temps, je suis toujours à droite à gauche. Les cours, les récitals, la composition. Le soir je suis sur les genoux.

— Je t’ai déjà dit d’arrêter de trimer pour des prunes.

— Quand on est seul, c’est ce qu’on a de mieux à faire. »

Il oublie qu’il cohabite avec un couple de lesbiennes dans un appartement déjà trop petit où jamais il n’oserait faire la moindre galipette. Mais à dire vrai, la cohabitation est plutôt tendue et ils ne se parlent presque pas. Ce qui les rapproche, ce sont les engueulades au sujet du lave-vaisselle.

« Et alors, vous n’avez pas gardé le contact. »

Il lève des yeux surpris. Je n’avais rien deviné, c’est sorti tout seul. Et pile dans le mille.

« Il est resté dans le coin du bar quand je suis allé me changer. Je pensais qu’il me rejoindrait ou qu’il m’attendrait quelque part pour échanger nos adresses, mais personne. J’ai attendu. Peut-être pas assez longtemps. Et puis je suis parti pour ne pas être trop en retard. La Gare de Lyon, ce n’était pas à côté. »

Est-ce le fin mot de l’histoire ? À voir sa mine, ce garçon enlacé dans un local peu romantique lui a plus que tapé dans l’œil. Sinon, il n’aurait pas passé la semaine à repousser le moment de m’apporter la suite de sa partition. Il n’a dû penser qu’à lui. Dormir à peine. Oublier de manger. Travailler sans compter. Ce que j’aurais fait en pensant à elle si je ne m’étais pas attendu depuis longtemps à ce que Nadia plie bagage. Même si, malgré tout, je ressens une blessure ma foi quand même assez profonde. Avec un bon bandage par-dessus pour que tout le monde n’y voie que du feu — même moi, enfin presque.

« Qu’est-ce que j’aurais dû faire ? demande-t-il à mi-voix. À ton avis ?

— Prendre un bout de papier et lui filer tout de suite ton numéro de téléphone, au lieu d’être con. Maintenant, c’est un peu tard pour regretter.

— On ne peut jamais revenir en arrière. Mais dire qu’il est trop tard pour les regrets, c’est idiot. Quand on a fait une connerie il est toujours temps de regretter. Même si on ne peut rien réparer. »

Jamais vu les choses sous cet angle. Après tout il n’a pas tort, la formule consacrée est assez idiote.

« Pas faux, lâché-je.

— Et maintenant, qu’est-ce que je pourrais faire ? »

C’est à mon tour de me recroqueviller. Question de point de vue. Je risque d’en avoir un mauvais. Je ne pourrai que répondre sous une perspective, comment dire, hétérosexuelle ? À tout prendre, lui-même se comporte si peu en gay (il n’utilise le mot qu’avec ironie, voire un soupçon de mépris) que la seule démarche que je suis capable de concevoir risquerait de lui plaire.

— Essaie de le retrouver, hasardé-je prudemment. Quand j’ai rencontré Nadia, j’ai fait le tour de tous les lycées où elle pouvait être prof, parce que je n’avais pas d’autre piste. Enfin, si j’avais su… »

Bah, il vaut mieux laisser tomber. Ce n’est pas mon tour de me confier.

« Je veux le revoir. » Cette insistance sur le veux, trop perceptible. Il n’en démordra pas. « J’y retournerai. Même lieu, même heure. Une seule chance. Je n’imagine pas traîner dans tous les endroits à pédés pour constater qu’il est en chasse ou avec quelqu’un d’autre et que j’ai fait un rêve stupide. »

Et toc. Il n’a pas tort, d’un certain côté. Je n’aurais moi-même pas perdu mon temps à traquer Nadia dans tout Paris, si je n’avais pas eu une petite idée de la façon de la croiser fortuitement, parce que ça aurait pris des semaines. Largement assez pour qu’un autre la séduise. Et moi, je n’avais été courageux qu’au point de flirter doucement avec une timidité exemplaire. Mais pour Daniel il y aurait encore meilleure façon de faire. À mon avis de dragueur incompétent.

« Attends-le dehors. Ce sera préférable. Si tu rentres, pas la peine de me dire dans quoi je m’en fiche, il pourrait croire que tu y es pour autre chose. Et puis il pourrait ne pas venir, qu’est-ce que tu en sais ? Sauf s’il a la même idée que toi. »

Ses yeux s’éclairent. Je verrais les choses comme ça, alors ? Peut-être ai-je raison. Amoindrir le risque d’un échec. Si ce garçon revient sur les lieux du crime, il le cueillera sur le pas de la porte. Dignement. Pas de confusion possible sur les motivations.

« Oui, oui, murmure-t-il. Ce serait mieux. Beaucoup mieux. »

Je me permets de sourire tandis qu’il sort un porte-documents de sa sacoche et me tend quelques feuillets.

« Le passage que tu n’as sûrement pas aimé. Je l’ai repris. La partie soliste est plus facile, et j’ai partagé les difficultés qui devaient rester avec le premier violon.

— Je pensais même que c’était indispensable. Tu me connais mieux que je le croyais. »

Mon regard se pose sur les portées. D’habitude il se sert d’un crayon de papier, mais il a utilisé de l’encre. L’odeur encore fraîche me dit même : encre de Chine.

« Il n’était pas d’une beauté renversante, tu sais. Mais ça n’avait aucune importance. J’ai d’abord fait attention à son regard. Ensuite à sa silhouette, mais à peine. Il était évident. »

J’attends une suite de phrase qui ne vient pas. Et je comprends soudain : oui, ce qui importe d’abord c’est seulement l’évidence. Le reste suit ou ne suit pas, tout dépend. Parce qu’alors on se regarde autrement. On se découvre. On se contourne. On s’explore.

On se perd aussi parfois. Hein, Nadia ?

Mes doigts effleurent le papier. Il a tellement retravaillé le mouvement lent que je ne le reconnais presque plus. Le violon y est devenu anxieusement calme, et en plein milieu, cet épisode culminant et déchiré que j’avais trouvé atrocement complexe, métamorphosé en duo frémissant.

Eux deux en musique. En espoir, en attente. Même si ça ne va pas plus loin et qu’il ne devait jamais le revoir, resteront au moins ces mesures d’une insupportable ferveur. Je repose les feuilles. Finalement ça me fait mal, tout ça. Je ne pensais pas, son histoire ce n’est pas la mienne, rien à voir. Pourtant si. Tout se rejoint.

Il m’observe, intrigué. Quelle tête est-ce que je peux faire, à cet instant précis ? Qu’importe.

« Tu sais, au fait, Nadia… commencé-je. »

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