Festina Lente

4 minutes de lecture

Le vert pâle des crêtes au loin, et la route enneigée, ce virage à franchir. L’air glacial s’est figé d’un seul coup, après une dernière saute de vent. Il faudrait poursuivre. Descendre enfin dans la vallée, sans me presser, mais sans traîner non plus. Si je reste là, c’est peut-être à cause de ce virage, j’ignore ce qu’il y a derrière, ou mieux encore : ce que je voudrais y trouver.

Je suis un imbécile. Les yeux fermés, en faisant craquer les articulations de mes doigts transis malgré les gants, je répète ces quatre mots. Oui, d’accord, et après ? Alors je hoche la tête, esquisse quelques vers — ça faisait si longtemps, eh ? Qu’est-ce qui se passe pour que… ?

Reviens
sculpteur de nuages
y travailler l’or des couchants
puis les pourpres des rêves
et déposer sur ses paupières

Oh… Est-ce que ça peut aller ? Non, mauvais, mauvais. Abandonne, s’il te plaît.

*

Abandonne.

Je ne peux pas.

Simple murmure, qui répond à une autre injonction.

Alors je rouvre les yeux. Un pas ou deux. Regard fixé sur la blancheur lisse. Un chasse-neige est passé tout à l’heure, je franchissais le col, seul, son conducteur m’a considéré comme un animal étrange, ralentissant quelques instants pour mieux me détailler avant de faire rugir le moteur. J’ai attendu longtemps que le silence revienne. Puis je me suis remis en marche. Prudent comme un loup, attentif au moindre crissement sous mes semelles. Le virage m’attendait plus bas.

*

Lorsqu’on ne chérit qu’une seule certitude, les autres finissent par vous tourner le dos. Enfin, je crois. Et celle-ci est, allons, oui : désespérée. Raison d’une fuite et d’une marche. Plus tôt dans l’après-midi j’ai failli décider de me perdre, pour de bon. De m’écarter de la route. Sans m’y résigner. Quelle absurdité ! Et d’abord pour quoi faire ? Perdu, je le suis déjà. Ou, depuis toujours.

*

Il est ton incertitude, crois-moi.

Je grimace. Est-ce qu’il ne serait pas possible de penser à autre chose, pour une fois ?

Non. La réponse claque comme une branche qu’on brise. Je soupire à peine.

Tu es ici à cause du brun de ses yeux, du noir de ses cheveux. Et ensuite ? Tu ne te trouves pas un peu ridicule ?

Prière d’enlever un peu et de remplacer par trop. Ce sera plus juste, au fond. Beaucoup plus. Et il ne faudrait pas oublier : sa silhouette, sa démarche, son sourire.

Tu es un imbécile. Un vrai de vrai.

Je sais. Est-ce que je serais là, sinon, mordu de gel et immobile ? Stupide et inconsolable de n’avoir jamais trouvé comment m’y prendre pour lui dire ? Même pour récolter l’indifférence, au mieux, j’aurais dû avoir le courage de m’adresser à lui, et de…

De quoi ? C’est risible. Pas pitoyable, ou à peine, juste bon à susciter les ricanements. Tu ne sais rien de lui, sinon moins que rien, alors imagine l’effet d’une confession inopinée : voilà une idée des plus crétines, ça va sans dire.

*

J’étais venu ici pour l’oublier. Non ? Bien sûr que oui. Lutter contre le froid, franchir une crête après l’autre, m’arrêter à la croisée des chemins dans ces chalets où le gel s’engouffre autant qu’il peut, passer des nuits à veiller sur un feu précaire — tout aurait dû m’empêcher d’évoquer son visage, et le vent qui m’engourdit les mains, et la nécessité de trouver un gîte, et la faim parfois, aussi. Je n’y suis pas parvenu.

Doublement idiot. M’enfoncer dans l’hiver pour lui échapper, quelle idée stupide. Au contraire, l’éclat sombre de ses yeux n’a jamais été aussi présent. Ils m’ont fait capituler : il n’y a rien à dire de plus. M’offrir un court exil était inutile, il en aurait fallu un bien plus long — interminable.

*

Cent kilomètres, dix jours, la traversée serait pénible, risquée parce qu’il n’y aurait guère âme qui vive pour me porter secours au besoin. Un coup de tête ? Oui, non ; je comptais m’attaquer à ce défi depuis des mois, bien sûr j’aurais choisi une autre saison. Et rêvé de ne pas le relever seul.

« Tu n’y arriveras pas », a-t-elle dit une semaine avant mon départ. Déjà je n’écoutais plus, chère amie, j’avais mon billet d’avion en poche, sur place je savais où trouver ce dont j’aurais besoin, personne n’aurait pu me faire renoncer. Sauf lui.

Bien sûr, je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire.

Enfin… si, mais seulement arrivé à la moitié du trajet.

*

Le virage est devant. Si proche, alors qu’il me semblait ne jamais pouvoir l’atteindre : une trentaine de pas, trente fois rien. Serait-ce trop pour moi ?

Accroupi, j’enlève un gant, extirpe une carte. Je pourrais dévaler le versant en coupant au travers des pins, sur la gauche. Raccourci incertain, mais raccourci : je regagnerais la route au fond de la vallée, juste avant un lac. La neige est assez dure, je ne perdrais pas de temps en passant par là. Oui. Mais.

Le virage, je ne sais pas ce qu’il cache, quels trésors ou quels tourments. Il vaudrait mieux rester sur la route. Aller voir. Oser.

Je me relève. Au bout de vingt pas, je sais désormais pourquoi j’avance : c’est pour oser, enfin. Et revenir près de lui, avoir la folie de lui confier aussi que tout là-bas, il y avait un virage, pas seulement un, mais celui-ci était singulier, capital.

Pas sûr qu’il comprendra, mais peu importe. Et aux nuages j’adresse un salut, espérant qu’ils le portent jusqu’à lui en traversant l’océan. Même si ce doit être une illusion enfantine de plus, cette fois, peu m’importe. La route, presque rectiligne depuis le col, a enfin disparu derrière moi.

Annotations

Vous aimez lire Jean-Christophe Heckers ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0