94 - Verrou [199 clous et un cadenas]{fantastique}=5
Je suis sur un nuage.
C’est la première pensée qui me vient, brute, hors sensation aucune. Je suis sur un nuage, car tout, autour de moi, n’est qu’indigo profond uniforme, hormis sous mes pieds où un îlot cotonneux s’est égaré et, devant mes yeux, où trône une imposante porte d’un bleu éclatant, décorée de motifs cloutés, fermée. Je suis sur un nuage mais n’en ressens ni la douceur de l’ivresse, ni cette impression d’avoir décollé des ennuis pour un repos en toute quiétude. Non, une vague angoisse me titille, je l’entends me susurrer que dans tous les jardins les pommes ont des pépins.
Il n’y a que cette porte, moi et le nuage.
Je m’approche des battants et exerce une poussée, sur l’un, puis l’autre, tente de tirer. Ils ne tremblent pas d’un souffle. Je ne peux en faire le tour : inexplicablement, ils présentent toujours la même face. C’est embêtant, comme une interdiction d’agir, un refus de me laisser un quelconque contrôle sur mon destin.
Chaque clou porte une inscription. Histoire de tuer le temps, je les déchiffre toutes.
« L’acrimonie
L’agressivité
L’amateurisme
L’ambition
L’animosité
L’anorexie
L’anti-érotologie
L’antipathie
L’apathie
L’arrivisme
L’arrogance
L’asservissement
L’autoritarisme
L’avarice
L’avidité
La barbarie
La bestialité
La bêtise
La boulimie
La brutalité
La calomnie
La causticité
La censure
Le chantage
La colère
La complaisance
Le complotisme
La concupiscence
La concussion
La condescendance
La connerie
La convoitise
La corruption
La couardise
La crédulité
La cruauté
La cupidité
La curiosité
La débauche
Le découragement
Le dédain
Le défaitisme
La dégradation
Le démocide
La déprédation
Le désespoir
La désinformation
La désinvolture
La désobligeance
Le despotisme
La diffamation
La discrimination
La dissimulation
Le dogmatisme
La dureté
L’égocentrisme
L’égoïsme
L’émotivité
L’empirisme
L’endoctrinement
L’entêtement
L’envie
L’éréthisme
L’escroquerie
L’espionnage
L’exacerbation
L’excès
L’extermination
La fainéantise
Le fanatisme
Le favoritisme
Le fiel
La finasserie
La forfaiture
La fraude
Le génocide
La goinfrerie
La gourmandise
La gloutonnerie
Les habitudes
La haine
Le harcèlement
L’homophobie
L’hostilité
L’hypocrisie
L’idiotie
L’ignorance
L’imbécilité
L’immobilisme
L’impatience
L’inculture
L’indécision
L’indifférence
L’indiscrétion
L’ingratitude
L’iniquité
L’injure
L’intolérance
L’intransigeance
L’irréalisme
L’irrésolution
L’irrespect
L’irresponsabilité
L’irritabilité
La jalousie
La lâcheté
La luxure
Le machiavélisme
La malhonnêteté
La maltraitance
La malveillance
La malversation
Les manies
La manipulation
Le masochisme
La matoiserie
La méchanceté
La médisance
La menace
Le mensonge
La mesquinerie
La misandrie
La misogynie
La mollesse
La moquerie
Le narcissisme
La négligence
L’obséquiosité
L’oppression
L’orgueil
L’ostracisme
L’outrecuidance
La paresse
La partialité
La pédanterie
La perfidie
La persécution
La perversité
Le pessimisme
Le pillage
La poétisation
La prédication
Le préjudice
Les privilèges
La procrastination
La prolixité
Le prosélytisme
La provocation
Le proxénétisme
La pudibonderie
La puérilité
Le puritanisme
Le racisme
La radinerie
Le reproche
La résignation
La rigidité
La rosserie
La rouerie
La ruse
Le saccage
Le sacrilège
Le sadisme
Le sarcasme
Le sectarisme
La sensiblerie
Le servilisme
La servilité
La servitude
La sévérité
La simonie
La simulation
La soumission
Le soupçon
La sournoiserie
La spoliation
La stupidité
La suffisance
La susceptibilité
La tergiversation
La timidité
La torture
La trahison
La tristesse
Le trollisme
La tromperie
La tyrannie
L’usure
Le vandalisme
La vanité
La vantardise
La vénalité
La versatilité
Le vice
Le viol
La violence
Le vol
La voracité
La vulgarité »
Ma lecture amplifie le malaise insidieux. Je m’attends d’une seconde à l’autre à recevoir sur le crâne les tables de Moïse, et le silence n’en est que plus accusateur.
Que dissimule une porte ? Est-ce, comme je l’ai toujours pensé, une offre au voyage ? Symbolique, philosophique, carriériste, la vie n’est qu’une constante randonnée. Que signifie alors ce blocage ?
— Tu ne peux entrer ?
Je me retourne. Un curieux personnage s’est invité, surgi de nulle part : un jeune homme, ou une jeune femme, le visage avenant et légèrement moqueur — j’ai pensé à l’archange Saint Michel. Il est petit, fluet, a le teint très sombre, telle une peau rouge brûlée, et sa vêture consiste en une tunique souple d’écailles de fer bruni.
— C’est normal, continue-t-il, plus personne n’entre depuis des millénaires.
— Ah bon ? répliqué-je, surtout dans le but d’entretenir la conversation. Et qu’y a-t-il derrière ?
— Saint Pierre qui ronfle, à ma connaissance. Il n’ouvre plus les portes depuis que les sceaux sont affichés.
— Les clous, tu veux dire ?
— Oui, les clous. C’est pratique, facile à enfoncer et terriblement efficace. Plus besoin de réciter toutes les conditions qui s’opposent à l’accès dès qu’un quidam approche. Parfois, mais c’est si rare, il sort évaluer l’impétrant lorsque moins de trois sceaux bloquent l’entrée.
— Moins de trois sceaux ? Mais… Mais… Des gens sont entrés, non ? Avec moins de difficultés.
— C’était plus facile, au début, mais ça fait vingt mille ans que ça dure.
— Je ne comprends pas…
— Le gardien des portes ajoute un clou par siècle. Et, crois-moi, le dos de la porte a en réserve plus de clous que tu n’en vois ! Il y a plus de dix-neuf mille ans, seuls sept clous décoraient la façade. Les célèbres Péchés capitaux. Ce n’est pas pour autant qu’il était facile d’entrer : à l’époque, les hommes sortaient à peine de la sauvagerie.
— Mais pourquoi personne ne nous a prévenus ? J’ai l’impression d’être face à une arnaque.
— Oh, le vieux vous a avertis, on ne peut pas le lui reprocher ! Dès la création. « Croissez et multipliez-vous », ça ne te rappelle rien ? Il n’a jamais radoté, c’est vous qui n’avez voulu entendre. « Croissez », ce n’était pas à prendre dans l’objectif d’augmenter la population, le « multipliez » était là pour ça ; « croissez », c’était pour vous inciter à grandir, au sens spirituel, à croître en sagesse, en moralité, en bonté. Vous étiez censés évoluer vers une humanité digne de ce qu’il attendait, et, que les critères de sélection durcissent avec le temps, ce n’était que conforme au plan.
— Si j’avais su…
— Ha, ha, pas de regret ! Tu aurais été refoulé, de toute façon ! Regarde l’inscription sur le seuil : c’est le sceau maître, ou le sceau cadenas si tu préfères, imprescriptible. Il aurait déjà fallu ne pas être concerné par cette clause fatidique.
Je balaye de la main les nuées dissimulant le bas de la porte. Il est inscrit sur la pierre : « Qui perd son temps à lire ou écrire des âneries incitant à perdre du temps est prié de porter ses illusions ailleurs ».
C’est définitivement irrécupérable pour mon cas.
— Tu ne connaitrais pas un ailleurs où l’on m’accepterait ?
— Si, chez moi.
— Et comment je fais pour me rendre chez toi ?
— Facile, tu descends de ton nuage : c’est en bas. Tu verras, il y a tous tes copains.
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