10 - Vaincue {imaginaire}=2
Une planète, bleue. La vie, partout la vie, prairies en verts anglais, côtes bretonnes de granits ruisselants, oasis sahariennes de dattes gonflées, volcans hawaïens aux laves épaisses, banquises arctiques en blanc éclatant, sables indonésiens près des lagons bleutés, coraux australiens affleurant les vagues, forêts canadiennes sombres et fraîches, ou bien amazoniennes humides et chaudes, plaines américaines d’herbes hautes, fleuves orientaux d’alluvions, montagnes himalayennes de glaciers silencieux, océans sans bateau, nuages sans avion.
Des animaux, des insectes, des fleurs, des papillons, des poissons dans les eaux, des oiseaux dans les airs. Une terre vivante.
Parfois, une silhouette dans l’un de ces paysages. Toujours solitaire. Une ombre sous le soleil, sous la pluie, dans la nuit, un contour indistinct, mais toujours reconnaissable. Souvent, lorsqu’elle ne dérive pas sur sa barque inaltérable, elle se tient sur un cheval, noir de préférence. Elle fait un bout de chemin sur son dos, comme si une selle invisible lui donnait une assise, sa cape flottant au vent. Le cheval, bien que sauvage, est docile. Nul besoin de rênes, il sait où porter ce seigneur déchu. Au terme du voyage, l’équidé reprendra sa liberté, et l’ombre repartira avec son fardeau vers d’autres lieux.
Elle n’a plus d’avenir, alors elle pense constamment aux temps anciens, à cette époque où elle croulait sous le travail, à voler d’un endroit à l’autre plus vite qu’une pensée de lumière, cueillir la jeunesse, détacher la vieillesse, cisailler la force, emporter la faiblesse, usant du pouvoir conféré, indifférente aux cris et aux larmes, insensible aux prières et aux douleurs. Ils l’avaient rendue puissante, ubique, éternelle. Elle accomplissait un devoir, une noble tâche, puisqu’ils en avaient décidé ainsi, qu’ils méritaient mieux que le commun des mortels et qu’eux seuls partiraient accompagnés d’un spectre à leur image.
Les plantes, les animaux, tous les êtres dotés de vie se débrouillaient très bien sans elle. Elle n’aurait jamais dû devenir indispensable à cette seule espèce. Leur intelligence pouvait tout créer. Elle les avait vus conquérir le ciel, les étoiles, chaque parcelle de terre. Leurs pensées, leurs croyances surtout, avaient forgé des dieux capables de miracles. Elles avaient aussi modelé ce qu’elle était devenue : une ombre matérialisée. Mais une ombre sans repos, avec un devoir à remplir, devoir qu’elle était dans l’incapacité d’honorer.
Ils avaient disparu, malgré toute la magie dont ils l’avaient habillée pour toujours se rappeler le prix du temps. Elle les avait tous emportés. Tous, sans une seule exception. Les derniers avaient dégénéré sous les manipulations folles d’une science qui leur avait échappé. À trop vouloir se protéger de ce qu’ils avaient inventé, ils s’étaient précipités dans un enfer qui les avaient avalés sans tergiverser. Les autres êtres vivants, tous ceux qui se débrouillaient sans elle, avaient peu à peu repris leurs marques, indifférents à sa présence, libérés d’une pression morbide. Eux naissaient, vivaient et mouraient le plus naturellement possible. Ils n’inventaient pas d’entités malsaines, trop occupés à lutter pour obtenir quelques minutes de plus. La mort les laissait sur place, pour en nourrir d’autres, et leurs poussières voyageaient plus loin qu’ils ne l’auraient fait de leur vivant. Certains cycles sont immuables, et peut-être n’était-il pas bon d’avoir cherché à les contrarier.
La Mort, sans les hommes, n’était plus qu’une ombre sans pouvoir. Elle était la grande perdante d’un marché de dupes : ses créateurs, en l’abandonnant, l’avaient condamnée à une errance d’éternelle frustration.
Février 2019
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