13 - Vesse [L'oiseau bleu] {sf}=11
Samedi, 14H00
Je me suis inscrit à ce défi de ouf : en 24 heures, écrire une nouvelle qui tient la route ! Aujourd’hui, samedi, 14 heures, c’est parti pour un marathon qui fera tricoter mes dix doigts sur le fil de mon imagination, jusqu’à demain même heure. J’ai branché la cafetière… et attends le sujet. De mains fermes.
Samedi, 14H11
Panique à bord ! Mes doigts piaffent et tambourinent dans les starting-blocks. Sujet à la mords-moi tous les nœuds qui se font dans ma matière grise poirotine : « L’histoire doit se passer à au moins deux époques différentes (pas forcément très distantes, qui ne peuvent pas communiquer directement entre elles (pas de portails temporels, de machines à remonter le temps, de télépathie…), mais se répondent et se complètent. »
Samedi, 14H23
J’ai mon idée ! Étonnant que personne n’y ait pensé. Tous, sur le chat, cherchent à faire tenir debout des histoires à dormir en se grattant les cheveux. Il y a pourtant un cas d’école qui rentre pile poil dans les rails : écrire la vie d’un personnage à un moment crucial de sa vie d’adulte et faire intervenir ses souvenirs d’enfance. Tout le monde sait que face aux grandes décisions qui s’imposent, c’est le cortex modelé par l’enfance qui shoote. Je vais prendre un type, un personnage un peu ambivalent, que je vais appeler Camille, qui doit choisir entre son confort bien établi et une prise de risque sans garantie pour un confort encore plus confortable mais, lui, pas établi du tout. Et on va voir que Camillou, le petit bonhomme de cinq ans, va se réveiller et tirer sur les jupes de maman pour ne pas perdre son nounours dans la foule.
Samedi, 14H32
J’ai sorti mon nouveau bloc en papier FSC, issu d’une forêt certifiée gérée dans le respect des énergies durables et renouvelables. Depuis peu, je prête attention au moindre impact de mes actes sur l’environnement, et acheter du papier qui répond à des critères de gestion durable m’a paru être une bonne décision. Certes, le mieux serait que je tape directement mon texte sur le clavier, mais je n’y arrive pas. Je fonctionne encore à l’ancienne. Pour rédiger : stylo et papier, avec deux pages et deux crayons, une main qui écrit le récit et l’autre qui prend des notes. Puis, quand j’ai fini de griffonner, je rentre tout sur l’ordinateur. Je me lance dans un assouplissement effréné des articulations digitales avant la course finale.
Samedi, 18H05
J’ai pratiquement terminé et je m’octroie une pause bien méritée. Je n’ai plus qu’à relire et corriger quelques scènes, mais il faut que je laisse décanter tout ça. Je vais prendre le dernier bouquin de David Duhamel, L’Oiseau Bleu, pour me détendre. Je crois que c’est de la science-fiction.
Samedi, 23H21
Je n’ai pas vu l’horloge tourner et je viens de refermer L’Oiseau Bleu. Pour un bon bouquin, c’est un bon bouquin ! Le premier depuis longtemps qui me transporte aussi aisément sur une piste de SF. L’idée est originale, et l’auteur l’un des fleurons de la nouvelle génération. Il m’a embarqué, et j’ai failli croire que ce n’était pas de la fiction tant ce que je lisais avait des accents d’évidence.
Il nous présente un monde, notre monde, tel qu’on le connait. À côté de ce monde, des univers parallèles, c’est-à-dire d’autres Terres qui ressemblent à la nôtre, à quelques détails près. L’idée des mondes parallèles n’est pas nouvelle et s’invite depuis longtemps dans les œuvres de fiction, mais on parle d’univers miroir ou d’uchronies, voire de phénomènes quantiques qui permettraient de passer de l’un à l’autre, alors que chez Duhamel, c’est une autre vision présentée. Elle se rapprocherait de l’univers miroir mais, pas en antimatière telle que définie de manière classique, plus comme un autre monde à côté du nôtre qui serait aussi notre monde. Chez Duhamel, les deux univers utilisent la même matière, mais une matière que l’on perçoit de manière un peu différente suivant que l’on se trouve dans un monde ou dans l’autre. Une matière Janus, comme il l’appelle. Une matière qui serait dans le même espace, mais comme deux illusions qui se superposent, et il nous dit que cela est possible puisque la matière n’est en réalité composée en grande partie que de vide. De plus, l’auteur nous explique que la matière Janus est beaucoup plus élastique que l’apparente matière de chaque monde, et que c’est une condition nécessaire pour qu’une destruction brutale sur un monde n’impacte que modérément ses mondes parallèles. De la sorte, quand on construit un tunnel chez nous, par exemple, il se forme un trou dans l’autre monde, mais ce trou met en réalité des milliers d’années à creuser son doublon. Et l’on en vient au second postulat : le temps est lui aussi élastique et se représente lui aussi comme une superposition de deux illusions, ou comme deux sons émis en même temps où l’une des notes tient plus longtemps que l’autre. Duhamel explique cela beaucoup mieux que moi, mais il est vrai qu’il a noirci plusieurs dizaines de pages pour le faire. Son exemple type est assez parlant : prenez un bâton et deux élastiques de même diamètre que le bâton, et enfilez les deux élastiques côte à côte, voire l’un sur l’autre, sur le bâton, qu’ils enserrent sans être étirés. Vous pouvez pincer l’un des élastiques et tirer dessus, l’étendre et le relâcher brusquement, cela fera vibrer l’autre élastique mais dans une mesure qui n’impactera que faiblement son apparence. L’élastique étiré, même si l’on double son diamètre initial, reste le même élastique, à la même place sauf qu’il lui arrive de prendre plus d’espace parfois. Ou plus de temps. Mais sur la durée, les deux élastiques reviennent à une même base et une même configuration, tout en restant distincts l’un de l’autre. C’est un peu comme cela que le temps peut se représenter dans ces deux univers côte à côte.
On pourrait dire que « notre » Terre appartient à plusieurs mondes et que la gestion en est collective, entre les habitants de ses différentes faces Janus. Voilà qui n’est pas fait pour nous rassurer, mais je suppose que nous ne devons pas plus rassurer nos voisins. Duhamel a ensuite un troisième postulat. Il affirme que les autres Terres ne sont pas habitées par des humains qui nous ressemblent. Elles ont bien la matière qui nous compose mais sur chaque Terre cette matière se travaille différemment. Certaines Terres ont bien eu une évolution qui a permis à de grands singes de coloniser une grande partie des terres émergées, mais ils en sont restés aux débuts de l’Âge de pierre, voire ne sont jamais sortis de la Protohistoire. Nous serions la seule Terre à posséder une civilisation aussi avancée qui a colonisé presque tous les sols disponibles. Et David Duhamel, dans son récit, qu’il présente comme une fiction, semble si crédible que je me demande s’il n’aurait pas réussi à obtenir des preuves de ce qu’il avance.
Donc, si j’ai bien compris ce qui est expliqué dans L’Oiseau Bleu, nous sommes une Terre unique, mais en réalité partagée avec d’autres qui nous sont invisibles, sans qu’il soit possible de communiquer avec son voisin. Duhamel le confirme dans son quatrième postulat où il présente le mur du « paraltemps ». Le paraltemps étant une frontière commune à tous ces univers parallèles. Une frontière absolument étanche qui garantit à chaque monde son indépendance temporelle. Le paraltemps se présente comme un mur puisqu’il est normalement infranchissable. Je dis « normalement » parce qu’il y a une exception, d’après Duhamel, mais j’y reviendrai. Or, dans la réalité, le paraltemps ne se présente pas comme un mur : il est comme une illusion qui se superpose aux autres illusions, mais cela reste une illusion « tangible » si je puis dire, puisqu’il bloque l’échange de matière. Il nous est donc impossible de visiter ces autres Terres. Quelle frustration ! David Duhamel suppose que le paraltemps serait composé de la matière noire qui se tiendrait amalgamée par l’énergie noire. Et comme la matière noire est bien plus importante que la matière Janus, le mur est bien scellé. Normalement.
Dans le récit de L’Oiseau Bleu, Duhamel nous raconte la quête du narrateur dans sa recherche de la compréhension du paraltemps.
L’Oiseau Bleu est l’aventure d’un scientifique, Mandrague, spécialisé dans la recherche d’univers parallèles. Au fil de ses travaux, il découvre le paraltemps et ses fonctions, ainsi que la matière Janus et les diverses propriétés du temps. Il finit un jour par s’apercevoir que le paraltemps s’effrite en certains « endroits », sans raison apparente, et peut-être n’est-ce dû qu’à une usure du temps, ou un étirement excessif du temps, entre notre monde et seulement l’un des mondes parallèles. Sans oser divulguer l’avancement de ses travaux, Mandrague continue à étudier ce phénomène particulier.
Dans un premier temps, Mandrague constate que le paraltemps est perméable pour les éléments simples et très petits. Il laisse filtrer l’air, l’eau, le feu. Puis, petit à petit, Mandrague constate des trous plus larges dans la passoire et voit un jour apparaître un moustique sorti de nulle part juste sous ses yeux. Il capture le moustique et le dissèque chez Hélène, une collègue biologiste. La biologiste lui explique qu’il s’agit d’une variété déjà référencée de l’espèce Aedes albopictus, le moustique-tigre, le fameux moustique responsable de la transmission de virus dont l’origine reste inexpliquée, tel le Zika. De plus, ce moustique s’est en 30 ans répandu sur tous les continents sans que l’on puisse expliquer comment il avait réussi à s’implanter aussi vite dans toutes les parties du monde. Mandrague comprend alors que nombre de ces nouveaux fléaux attribués aux complotistes de tous bords proviennent en fait d’un monde parallèle où l’évolution s’est déroulée de manière sensiblement différente.
Mandrague continue ses travaux mais oriente ses recherches vers un autre but : détecter des trous suffisamment larges dans le paraltemps qui lui permettraient de « voir » le monde parallèle. En étudiant les mirages au Sahara, il apprend à « regarder » autrement, comme lorsqu’on regarde des images 3D, explique-t-il, « en regardant au-delà du réel ». Puis il continue son périple autour de la Terre et finit par voir de nombreux paysages du monde parallèle. Plus sauvages sous nos latitudes, avec quantités de grands animaux qui ont disparu chez nous : ours, lions, tigres à dents de sabre, sangliers féroces et même quelques mammouths. Un climat plus chaud aussi, car les tropiques prennent plus de place. Mais surtout, il découvre les océans et constate à sa plus grande surprise qu’ils hébergent une civilisation avancée, composée de grands mammifères marins et de poulpes. Mandrague réussit ensuite le tour de force de passer un enregistreur à travers un trou du paraltemps et à déchiffrer les ondes transmises par les habitants de l’océan. Après avoir mis à contribution un ami d’Hélène, Jean Reton, un professeur émérite spécialisé dans le langage des dauphins et des baleines, Mandrague se retrouve en présence d’une bande sonore, de ce qui pourrait être chez nous l’équivalent du Journal de 20H. Les habitants de Mer (ils appellent leur planète Mer, et non pas Terre) avaient décidé d’aménager les nouvelles îles flottantes qui se sont formées dans les océans du nord, composées d’un matériau inconnu qui serait dérivé de pétrole raffiné naturellement et transformé – ils-ne-savaient-pas-encore-expliquer-ce-mystère-naturel – pour former une matière qu’ils avaient nommé « plstc ». Le Journal continuait sur le réchauffement climatique que leurs chercheurs encourageaient de diverses manières afin que la fonte des glaces leur permette de gagner sur les terres et agrandir leur espace vital. Le présentateur en profita pour rappeler l’échec de la dernière opération « Pousse-d’eau » dans la faille au large de Sumatra. Les responsables avaient bien réussi à provoquer une explosion d’ampleur considérable, mais la terre n’avait que peu cédé de place aux tsunamis provoqués. Il avait fallu déménager toutes les populations de la zone pour un résultat nul, et ce souvenir exacerbait les rancœurs des plus casaniers.
Après avoir déchiffré le Journal, Mandrague comprend que l’interaction sur la matière Janus a beaucoup plus d’importance dans le destin des deux mondes parallèles qu’il avait pu le croire auparavant. L’autre point d’inquiétude est que le mur du paraltemps continue à se dégrader et que les trous s’agrandissent. Bientôt de petits animaux vont migrer. Ou bien des oiseaux et qui sait peut-être de petites pieuvres intelligentes. Et plus tard ce seront les ours et les lions qui peuplent les continents qui apparaîtront en ville. Peut-être même que cela s’est déjà produit ? Mandrague en doute, pour lui les lions qui errent parfois dans les agglomérations sont bien de chez nous.
Le livre se termine sur une réflexion du scientifique qui dit avoir aperçu de l’autre côté un étonnant petit oiseau bleu, très commun et facilement repérable, et il ajoute : « Si un jour nous voyons cet oiseau bleu dans notre jardin, cela voudra dire qu’il est trop tard, que nous n’avons pas su réparer le paraltemps et qu’il n’y a quasiment plus de mur qui tienne, plus de frontière entre nos deux mondes. Saurons-nous cohabiter et comment allons-nous partager les ressources ? » Duhamel termine toutefois son récit sur une note optimiste en citant la possibilité que la dégradation du paraltemps ne soit due qu’à un déploiement (ou un repliement) du temps exceptionnel et que, lorsque celui-ci aura repris sa place, tout pourrait rentrer dans l’ordre.
Dimanche, 9H04
Petit déjeuner pour bien alimenter le cerveau et je me remets bientôt sur ma nouvelle. Quelques corrections et je n’aurai plus qu’à laisser filer mes doigts-vapeur sur le clavier. J’en profite pour regarder les infos et « ils » racontent n’importe quoi : la Colombie britannique est en feu et depuis hier leurs belles forêts disparaissent dans les flammes. J’ai bien fait d’acheter mon bloc estampillé FSC, le vendeur m’a dit qu’il venait de là-bas et qu’avec la traçabilité on pouvait presque remonter à l’arbre qui avait fourni le papier. Or le journaleux qui est en train de commenter les évènements vient de dire que les forêts exploitées de la Colombie avaient toutes disparu depuis 20 ans et que celle qui brûle est l’une des dernières forêts sauvages interdites à toute commercialisation. C’est complètement faux ! À croire que le temps-climat s’est complètement détraqué et que le soleil a tapé trop fort sur la tête du présentateur. À moins que ce ne soit le temps-durée qui fasse des siennes.
Dimanche, 9H48
J’en ai marre ! Impossible de remettre la main sur mon bloc ! Je l’avais pourtant laissé bien en vue, sur la table, avec mon stylo posé dessus. Il y a toujours le stylo, dans la même position, mais je n’arrive pas à retrouver le bloc qui aurait dû se trouver dessous. Je suis en rage, je suis découragé, ça m’énerve au plus haut point ! Je vais essayer de taper directement ce dont je me souviens sur le clavier de l’ordinateur mais ça risque de ne pas être du joli travail.
Dimanche, 13H52
Je viens de poster ma nouvelle sur le site des 24 heures de la nouvelle. Je ne suis pas content de moi, c’est du boulot gâché, et il aurait fallu que je retravaille mon écrit. Pfff… C’est vraiment moche…
Dimanche, 14H02
Un drôle d’oiseau est perché sur le muret qui borde la terrasse. Il a un comportement inhabituel avec un regard inquisiteur. Un chant que je n’avais jamais entendu. Un très bel oiseau. Tout bleu. Un bleu très spécial.
Mai 2016
Annotations
Versions