VII
Au bout d'un quart d'heure, Aurore avait finalement atteint le village. Elle freina sa course pour s'accrocher au portail encore ouvert, hors d'haleine. Elle n'avait pas cessé de courir un seul instant, pas même pour reprendre son souffle. Sur les derniers mètres, la fatigue l'avait terrassée. A genoux sur le sol poussiéreux, elle aurait volontiers offert son âme contre une gorgée d'eau fraiche.
- Ça va aller, mam'zelle?
Aurore leva péniblement la tête, tout en reprenant son souffle la bouche grande ouverte. Un vieux paysan qu'elle avait vu dormir sur une chaise quelques heures plus tôt s'apprêtait à fermer le portail.
Aurore répondit par un hochement de tête, trop essoufflée pour prononcer le moindre mot. Puis elle se releva en s'accrochant aux planches. Ses jambes la soutenaient à peine.
Elle franchit le portail, laissant le soin au vieil homme de le refermer derrière elle. La nuit venait de tomber et Aurore distinguait mal la fontaine au centre du village malgré la lueur des torches. Elle ne pouvait pas voir si Jeanne l'attendait toujours.
- Excusez-moi Monsieur, demanda-t-elle d'une voix rauque, avez-vous vu une jeune fille blonde assise sur la fontaine?
Le vieil homme donna un rapide coup d'œil dans la direction indiquée par Aurore.
- J'crois bien qu'oui. J'ai vue partir quand l'soleil commençait à s'coucher. L'est partie dans la forêt là-bas. 'Pouvez y aller, j'ai pas encore fermé ce coin-là.
Le cœur d'Aurore se serra douloureusement. Il fallait croire que la loyauté de sa sœur avait des limites.
Aurore remercia le vieil homme, puis se remit à courir après avoir bu une longue gorgée d'eau à la fontaine. Elle avait cru naïvement que sa situation n'aurait su être pire maintenant que le soleil s'était déjà couché. Puisque sa mère savait que Jeanne et elle s'étaient séparées, Aurore s'attendait à une punition particulièrement cruelle.
Lorsqu'elle arriva enfin à la chaumière, Aurore resta une minute entière devant la porte sans oser frapper, paralysée par la peur. Des larmes lui montaient aux yeux chaque fois qu'elle levait le poing.
Elle n'eut pas le temps de frapper qu'Annabelle Damester avait ouvert la porte d'un coup sec. Aurore se figea, aussi blanche qu'un cadavre. L'expression de rage muette sur le visage de sa mère était la chose la plus terrifiante qui lui ait été donné de voir.
- Mère, je...
Aurore ne finit pas sa phrase. Sa mère venait de la frapper violemment au visage avec le dos de la main. Aurore tomba sur le sol; son genou heurtant le pas de la porte. Elle sentit sa mâchoire enfler tandis qu'une douleur infernale lui coupa le souffle.
- Lève-toi... tout de suite, souffla Annabelle.
Aurore ne pouvait pas bouger, malgré tous ses efforts. Sa mère lui tira ses longs cheveux noirs et la traina de cette façon sur les quelques mètres qui séparaient l'extérieur de la pièce principale. Puis elle referma la porte dans un claquement sonore.
Allongée sur le carrelage, Aurore tremblait de tout son corps. Des larmes de douleur et de terreur ruisselaient sur son visage couvert de ses cheveux emmêles. Elle entendait les cris de sa mère lui ordonner de se lever tout en l'insultant de la pire manière. Elle ne se lèverait pas, la peur l'en empêchait.
Annabelle lui donna un coup de pied d'une rare violence sur son genou meurtri. Aurore sentit une douleur atroce faire vibrer sa jambe entière. Elle se mit à hurler.
"Mère! Arrêtez!"
La voix de Jeanne. Aurore la sentit s'agenouiller tout près d'elle et la couvrir de ses bras.
- Ecarte-toi, Jeanne. Elle n'a que ce qu'elle mérite.
- Je ne veux pas! Je ne veux pas que vous la battiez, je vous en supplie!
Jeanne avait crié si fort qu'Aurore en avait mal aux oreilles. Sa mère demeura silencieuse quelques instants avant de reprendre la parole.
- Très bien, finit-elle par dire, Aide-là à se relever et allez dans votre chambre. Je ne veux pas vous revoir avant demain matin.
Jeanne hocha frénétiquement la tête, elle semblait avoir été également rendue muette par ses propres sanglots. Aurore écarta les mèches couvrant son visage, puis s'accrocha à la main tendue de sa petite sœur qui l'aida à se relever, la laissant s'appuyer sur son épaule.
Une fois seules dans la chambre, Aurore lâcha brusquement Jeanne puis s'effondra sur le lit en prenant bien soin de ne pas cogner à nouveau son genou. Jeanne ferma la porte à clef et s'enfouit le visage dans les mains, encore secouée par les pleurs.
Aurore la regardait sans bouger. Malgré ce qu'elle venait de faire pour la protéger contre les coups de sa mère, elle lui en voulait toujours pour ne pas l'avoir attendue là où elle le lui avait demandé. De son côté, Jeanne était trop bouleversée pour prononcer une seule parole audible. Elle avait eu aussi peur qu'Aurore, si ce n'était davantage. Elle ne cessait de regarder sa grande sœur d'un air accablé, sa bouche tremblante recouverte de ses mains.
La colère qu'Aurore ressentait pour sa sœur s'effaça rapidement pour laisser place à de la compassion. Jeanne était consciente de de l'erreur qu'elle avait commise, il n'y avait nul besoin de l'enfermer davantage dans la culpabilité.
Aurore regarda Jeanne avec une grande douceur, comme pour lui dire que tout était pardonné et qu'elle la remerciait de l'avoir protégée.
Cette conversation silencieuse eut un effet immédiat sur Jeanne qui se rua dans les bras de sa sœur en pleurant de plus belle.
- Aurore... J'ai eu si peur! parvint-elle à dire entre deux sanglots.
- Je sais, c'est fini maintenant, murmura Aurore en lui caressant les cheveux.
Les filles Damester restèrent longtemps à pleurer dans les bras l'une de l'autre. La pénombre laissa place à l'obscurité totale lorsque, épuisées par la violence de leurs émotions, les deux sœurs s'endormirent sans se lâcher.
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