XI

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Le soleil s'était déjà levé lorsqu'Aurore se réveilla. La chambre qu'elle avait vue plongée dans la pénombre était à présent éclairée par de brillants rayons de lumière. Elle semblait moins menaçante, la couleur rouge sang des tentures et du plafond peint s'étaient quelque peu estompée et viraient à présent sur un ton plus naturel.

On frappa deux coups de l'autre côté de la porte. Aurore pensa que ce fut eux qui l'avaient arrachée à son sommeil il y avait quelques instants de cela. Elle avait entendu les mêmes en rêve.

Aurore s'étira et se frotta les yeux. Elle aurait souhaité pouvoir dormir davantage mais elle ne voulait pas paraitre grossière auprès de la personne qui frappait à la porte.

Soudain, la jeune fille se souvint de Vénior et de ce qu'il s'était produit la nuit précédente. L'esprit engourdi par de longues heures de sommeil, elle avait quelque peu oublié où elle se trouvait. Après ce qu'il s'était passé dans le salon, l'héritier des Landebrune était bien la dernière personne qu'elle aurait voulu voir. Malgré cela, lorsqu'elle repensait à son visage, à son allure aristocratique qui l'avait tant séduite, elle ressentait le désir de le contempler en personne, pas seulement en souvenir. Elle s'approcha donc de la porte.

La clé de la chambre était encore posée sur une des tables d'appoint. Au lieu de s'en saisir, Aurore se baissa pour regarder par le trou de la serrure: elle pouvait distinguer le riche tissu écarlate de l'habit de Vénior.

Une manœuvre maladroite lui fit bouger la poignée de la porte. Aurore se félicita de l'avoir verrouillée.

- Aurore?

La voix de Vénior, étouffée par le bois épais de la porte, parvint aux oreilles d'Aurore qui se plaqua la main contre la bouche. Maintenant qu'il était conscient de sa présence elle n'avait aucune excuse pour ne pas lui ouvrir.

La jeune fille tendit le bras pour prendre la clé mais elle n'ouvrit pas la porte. Elle hésitait. Elle ne voulait pas avoir à se confronter à nouveau au comportement indécent du maitre des lieux. Son cœur battait à tout rompre. Elle voulait entendre sa voix et en même temps, priait pour qu'il la laisse tranquille.

- Aurore? répéta-t-il, plus doucement et d'une voix plus audible, indiquant qu'il s'était rapproché de la porte. Je sais que vous êtes debout. J'aurais aimé pouvoir vous parler. Je suis profondément navré de la façon dont les choses ont tourné la nuit dernière. C'était une erreur de ma part. Je vous prie de m'en excuser.

Un nouveau silence s'installa durant lequel Aurore ne cessait de regarder dans le vide, plongée dans la confusion la plus totale, en serrant la clé dans sa main.

- Je serais dans le jardin si vous souhaitez me voir.

Aurore entendit le bruit de ses pas qui s'éloignaient. Elle s'assit sur le sol et s'affaissa contre la porte, les yeux rivés sur le plafond.

Tout était en train de changer, beaucoup trop vite. Maintenant que Vénior lui avait présenté des excuses, Aurore ne se sentait plus le cœur à le haïr. Pourtant, elle avait refusé de lui ouvrir la porte, n'étant pas prête à lui faire face. Aurore avait peur d'être victime d'une ruse. Elle n'était pas certaine de pouvoir faire confiance à son hôte: il l'avait effrayée en se permettant de la toucher de la sorte. La jeune fille ne comprenait pas ce qu'il attendait d'elle. Avait-il essayé de l'ensorceler? D'après ce qui lui avait laissé entendre, l'héritier des Landebrune avait des talents de guérisseur, peut-être s'amusait-il à jouer des tours plus noirs aux jeunes filles qui croisaient sa route...

Ce qui troublait Aurore plus encore était sa propre réaction: pendant qu'il l'avait touchée, la jeune fille avait ressenti quelque chose d'étrange. Un frisson qui lui avait fait l'effet d'une lame transperçant sa poitrine. Elle avait déjà reçu de nombreuses caresses de la part de sa petite sœur mais celle-ci était d'une autre nature: elle l'avait rendue étrangère à elle-même, lui avait donné la sensation d'être étrangère à son propre corps. Vénior avait tenté de la posséder.

La jeune fille rougit à cette pensée. Elle trouvait impensable l'idée qu'un homme décide de faire d'elle sa chose. Que ferait-il d'elle? Elle n'avait jamais été bonne à rien, comme sa mère le lui répétait souvent. Elle n'était même pas jolie.

Pendant toute son enfance, Aurore avait vécu avec la conviction qu'elle resterait pour toujours dans l'ombre de sa sœur. Jeanne était le portrait exagérément flatteur de sa mère, la nature l'ayant gratifiée d'une peau vermeille, de longues boucles blondes et de grands yeux d'un bleu très clair. Aurore, quant à elle, avait une peau blafarde qui ne prenait jamais le soleil, des cheveux noirs d'ébène qui ne bouclaient jamais et des yeux rouges sombres qui marquaient plus que tout autre chose sa différence au sein du foyer des Damester. La jeune fille en avait toujours souffert. C'était pour cette raison qu'elle ne comprenait pas pourquoi Vénior s'intéressait à elle.

Il avait très certainement remarqué leurs ressemblances physiques: Aurore et lui avaient ce teint pâle et ces yeux rouges si repoussants aux yeux des autres. Cependant, aux yeux de la jeune fille, ces traits semblaient faire partie intégrante du charme de l'héritier des Landebrune. Aurore ignorait si il possédait la confiance en soi qu'elle n'aurait jamais. Peut-être avait-il cherché désespérément une personne partageant son anomalie. Dans ce cas-là, la venue d'Aurore dans la forêt de Beaugard avait sans doute été une bénédiction. La jeune fille reconnaissait qu'il avait été agréable pour elle de se rendre compte qu'elle n'était pas la seule à subir cette condition physique. Il y avait certainement une raison derrière tout cela.

Poussée par la curiosité, Aurore hâta sa réflexion, puis, une fois qu'elle eut jugé avoir suffisamment considéré la question, la jeune fille se releva et ouvrit la porte. Elle acceptait de s'entretenir avec Vénior, mais se convainc du mieux qu'elle put de partir sans attendre s’il tentait de la toucher à nouveau.

Le couloir paraissait vide. La jeune fille tourna la tête à droite puis à gauche et aperçut finalement une forme qui s'avançait: c'était Roderich.

Aurore s'approcha de l'automate qui l'ignora, ne semblant pas avoir remarqué sa présence. Il poursuivait sa marche tandis qu'Aurore hésitait à venir à sa rencontre. Finalement, elle se mit à le suivre à grands pas pour pouvoir le rattraper. Elle s'arrêta brusquement devant lui en tendant la main, craignant qu'il ne décide de la bousculer.

"Attendez!" cria-t-elle. L'automate s'arrêta aussitôt, son visage intégralement masqué baissé pour faire face à l'obstacle qui lui barrait le passage. Aurore poursuivit: "Pouvez-vous m'accompagner jusqu'au jardin?"

En observant la posture parfaitement stoïque et inexpressive du majordome, Aurore réalisa à quel point sa requête était dénuée de sens. Visiblement, Roderich obéissait seulement aux ordres de Vénior, il ne pourrait donc pas la protéger si les choses tournaient mal.

- Oubliez ça...

Aurore laissa le passage libre au majordome qui reprit sa marche le long du couloir.

La voie était libre de l'autre côté. Aurore s'avança en direction d'une porte ouvrant sur un escalier en colimaçon couvert d'un long tapis rouge sombre. Elle le descendit et atteignit une salle ouverte sur l'extérieur, baignée d'une lumière éblouissante.

Une fois ses yeux habitués à la lueur du soleil levant, Aurore vit le muret de la cour extérieure et le jardin éloigné derrière deux grandes arcades. Si elle décidait de s'avancer, cela signifierait qu'elle acceptait de rejoindre Vénior. Or, la jeune fille n'était pas certaine de vouloir lui faire face à nouveau. Evidemment, elle avait toujours la possibilité de retourner dans sa chambre pour éviter d'avoir à croiser sa route mais tout bien considéré, il s’agissait là d'un jeu stupide. Aurore craignait de mettre la patience de son hôte à l'épreuve et de finir par provoquer sa colère si elle persistait à se conduire de cette manière. Aurore rassembla son courage, puis s'avança en direction du jardin.

L'endroit était encerclé par les arbres de la forêt, des troncs immenses aux branches tordues sur lesquelles les feuilles sortaient à peine de leurs bourgeons. La forêt avait gagné du terrain au fil des années: quelques petits arbustes avaient poussé ici et là, donnant au jardin un aspect désordonné qui avait toutefois son charme. Dehors, l'air était agréablement frais, la chaleur printanière avait fait s'évaporer la rosée et Aurore redécouvrit le plaisir de marcher pieds nus dans l'herbe encore fraiche.

Aurore se retourna pour observer le château depuis l'extérieur. Vu de près, le bâtiment était encore plus massif. Il avait été bâti de façon à résister aux assauts, ce qui révélait la méfiance injustifiée de l'ancien seigneur de la région, le guerrier Laelius Landebrune. Ce qui n'était en réalité qu'une résidence de noble passait volontiers pour une forteresse. La jeune fille demeura plusieurs instants les yeux en l'air à observer les tours et les nombreuses plantes grimpantes qui avaient atteint une hauteur considérable. D'après ce qu'elle pouvait en déduire, Vénior considérait le jardinage comme étant le dernier de ses soucis.

Hormis le chant des oiseaux et le bruissement du vent entre les branches des arbres, il n'y avait pas le moindre bruit alentour. Aurore reprit sa promenade jusqu'à atteindre un petit pavillon dont la porte était close. Les pierres étaient entièrement couvertes de chèvrefeuille qui n'avait pas encore fleuri. La jeune fille s'assit sur le banc qui longeait le mur et décida d'attendre Vénior à l'ombre.

Aurore avait laissé son regard se perdre dans les ombres de la forêt depuis quelques minutes déjà lorsqu'elle entendit des pas se rapprocher d'elle. Vénior était là, tout près. La jeune fille était consciente de sa présence mais elle n'osait pas le regarder. Elle aurait souhaité pouvoir s'enfuir sans demander son reste...

- Je suis ravi de vous voir ici, lui dit-il. Vous avez choisi un endroit charmant.

Aurore ne répondit rien. Le son de sa voix suave, aussi douce qu'un murmure lui coupait le souffle. Elle baissa les yeux sur ses vêtements en prenant bien soin de ne pas regarder son visage. Il se rapprocha davantage pour s'asseoir auprès d'elle sur le banc. Aurore se mit aussitôt a fixer une branche qui pendait.

Elle sentit le regard de Vénior se poser sur sa nuque. Elle voulait le chasser, se débarrasser de cette insupportable sensation de chaleur. Son cœur cognait contre sa poitrine et lui donnait envie de s'évanouir.

- Je vois que vous m'en voulez toujours, reprit Vénior au bout d'un long moment de silence. Je dois avouer que je ne vous imaginez pas aussi rancunière. Je m'étais attendu à ce que vous fassiez preuve de davantage de reconnaissance à mon égard.

Cette remarque mit Aurore en colère. Elle se redressa puis dévisagea Vénior d'un air furieux, la bouche légèrement entrouverte. Elle n'en revenait pas de tant d'audace: il se permettait de rejeter la faute sur elle alors qu'il avait admis quelques instants auparavant qu'il était bel et bien la source du problème. Le visage de l'héritier des Landebrune passa d'une expression amusée et provocatrice à celle, honteuse, de la personne qui prends soudainement conscience de son erreur. Il baissa les yeux. Aurore se mit à regretter de lui avoir lancé ce regard noir.

- Veuillez me pardonner, dit-il tout bas, Je n'ai pas l'habitude de recevoir beaucoup de visiteurs. Je suppose que cela doit se remarquer.

Aurore commençait à éprouver des sentiments plus doux que la colère envers l'héritier des Landebrune. Ce n'était pas de la pitié, car Vénior n'incarnait pas la moindre notion de faiblesse. Il demeurait le seigneur des lieux, de tout Beaugard, et cela même si les villageois ne semblaient pas avoir entendu parler de lui. Aurore pensa qu'elle aurait dû le respecter davantage et aurait dû, non pas se forcer à se plier à ses moindres désirs, mais au moins décliner sa proposition d'une manière plus polie. Il était normal que Vénior ait cherché un contact humain s’il se sentait si seul dans cet immense endroit perdu au milieu de nulle part. La jeune fille aurait souhaité pouvoir revenir en arrière.

Vénior plongea son regard dans les yeux d'Aurore. Ses iris écarlates avaient perdu leur éclat de malice pour laisser place à une tendresse qui s'harmonisait étrangement bien avec le reste de sa personne. Agréablement surprise par ce changement soudain, Aurore lui sourit timidement, puis détourna son regard lorsqu'il lui sourit à son tour. La jeune fille se mit à rougir, écartant délicatement une mèche de son visage. Son sourire semblait vouloir rester à jamais figé sur ses lèvres. Elle respirait péniblement mais la sensation était loin d'être désagréable; pour dire la vérité, elle appréciait ce vertige.

- Je crois comprendre que vous avez trouvé la force de me pardonner, déclara Vénior d'un air joyeux, Permettez-moi tout de même de ratrapper mon erreur.

Tout en disant cela, l'héritier des Landebrune s'était levé et avait pris la main d'Aurore. Il l'attira vers lui sans la brusquer, l'observant de ses yeux rouges qui, en cet instant, inspira une grande confiance auprès de la jeune fille. Aurore se laissa guider à travers le jardin. Vénior avait lâché sa main pour lui offrir son bras. Elle sentit son cœur se gonfler de fierté: elle eut la sensation d'avoir grandi de plusieurs centimètres en l'espace de quelques secondes. A chaque fois que ses yeux se posaient sur le beau visage de Vénior, elle pensait au bonheur qu'elle ressentait auprès de lui désormais, et priait pour que ce bonheur ne cesse jamais.

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