XVIII
S'échapper des hauts murs du château fut difficile. Aurore parvint à trouver une fenêtre assez basse pour y sauter sans se blesser. Elle traversa ensuite le chemin menant à l'entrée du château, camouflée par une longue cape noire.
La jeune fille espérait de tout son cœur qu'elle ne croiserait pas le chemin de Vénior. Elle se retournait vivement à chaque fois qu'une banche craquait derrière elle, craignant que l'héritier des Landebrune la découvre et la ramène au château, où elle ferait sans doute l'objet d'une surveillance plus sévère. Il n'avait eu de cesse de lui répéter qu'elle était enfin libre, mais Aurore n'avait pas le sentiment de l'être réellement.
Edmyre pourrait sans doute lui confirmer ses doutes, lui donner des réponses aux questions qu'elle n'osait pas se poser...
Une longue route séparait le château de la chaumière de la vieille femme. Aurore arriva à destination au bout d'une heure de marche. Dans le ciel, des nuages gris volaient les couleurs d'un pâle soleil de printemps.
Bien que cela manquât de politesse, Aurore jeta un coup d'œil par la fenêtre, souhaitant être certaine de ne pas avoir fait tout ce chemin pour rien. Elle fut soulagée de voir Edmyre affairée à broder un mouchoir. Poussée par son enthousiasme, la jeune fille voulut frapper sur le carreau de la fenêtre, mais choisit finalement la porte.
Edmyre lui ouvrit, l'air très grave, comme si un grand malheur était récemment arrivé. Cela était loin d'être encourageant.
- Bonsoir, Madame, la salua Aurore. Vous souvenez-vous de moi?
Edmyre acquiesça. Puis après avoir observé l'extérieur d'un air inquiet, elle intima à la jeune fille de rentrer dans la chaumière.
- Assied-toi donc.
Ce furent les premiers mots qu'elle lui adressa directement. Aurore prit un tabouret, attendant que la vieille dame vienne s'asseoir auprès d'elle. Lorsqu'elle le fit, elle prit grand soin de ne pas regarder la jeune fille dans les yeux.
- Je suis venue vous demander conseil, annonça Aurore afin de briser le silence. J'aurai dû le faire depuis bien longtemps, mais...
- Tu as rencontré Vénior, la coupa Edmyre en la fixant subitement du regard.
Aurore hocha doucement la tête, son sourire forcé s'effaçant comme la fumée sous le vent.
- Je n'aurais pas dû te faire croire qu'il n'était plus de ce monde, reprit Edmyre. Vois-tu, Vénior est mon filleul. Je le connais aussi bien que s'il était mon propre fils. Je sais à quel point ses intentions sont cruelles. Surtout envers toi.
Aurore serra le poing. Elle pensait qu'Edmyre lui mentait, qu'elle voulait gâcher sa relation avec son seul et unique amour. Elle regrettait d'être venue ici et se sentait prête à retourner au château sans demander son reste. Pourtant, la part encore rationnelle de son esprit voulait connaitre la vérité. Mettre enfin un nom sur ce sentiment de malaise qui la rongeait depuis si longtemps.
- Que voulez-vous dire? Demanda-t-elle d'une voix involontairement sèche.
Edmyre attendit quelques secondes avant de s'avancer dans son siège, les coudes posées sur ses cuisses et les mains jointes. Aurore, quant à elle, ressentait un vertige. Son estomac se faisait de plus en plus lourd tandis qu'Edmyre cherchait à exprimer ce qu'elle savait.
- Ta sœur est morte.
Le vertige se métamorphosa en sensation de chute. La jeune fille ressentait avec exactitude ce que cela pouvait être de plonger dans un gouffre profond. Le visage empli de gravité d'Edmyre ne laissait que peu de place au doute. Pourtant, Aurore ne parvenait pas à accepter cette affirmation.
La jeune fille manquait cruellement d'air. Entre deux tentatives désespérées de reprendre son souffle, elle parvint à articuler: "Comment?"
- Vénior me fait confiance, expliqua Edmyre. Il me l'a montrée.
Aurore serra fermement son bras d'une main pour s'empêcher de trembler. Son visage crispé sous l'effet de la rage et de la détresse faisait penser à celui d'une démente. Rien ne semblait parvenir à atteindre ses sens. Seules des images superposées s'imposaient à son esprit comme dans un cauchemar éveillé: Jeanne lui souriant. Jeanne couverte de sang, ouverte de la poitrine au bas ventre comme le gibier dans le garde-manger du château. Vénior affichant un sourire carnassier, abominablement satisfait...
- J'ai pu récupérer son collier, lui dit Edmyre avec délicatesse. J'ai pensé que tu aimerais l'avoir en ta possession.
Les visions se dissipèrent faiblement tandis que la vieille femme poussait doucement une chaine dorée tachée de sang sur la table basse.
La jeune fille resta quelques instants à observer cette chaine. D'autres visions s'imposèrent, des souvenirs cette fois ci: Jeanne endormie auprès d'elle, son collier brillant sous la lumière du soleil levant.
Aurore se leva d'un bond.
- Je refuse d'y croire! hurla-t-elle. Je n'y crois pas! Vénior m'aime: Il ne l'aurait jamais tuée! Il la cherche en ce moment même. Il la ramènera auprès de moi...
Edmyre fermait les yeux, visiblement agacée par les cris perçants d'Aurore.
- Je le sais... il me l'a dit... il m'aime...
La voix de la jeune fille était faible et éraillée à présent. L'air sévère, Edmyre leva les yeux vers son invitée.
- Pourquoi crois-tu qu'il fasse durer cette attente? Son amour pour toi ne fait aucun doute, mais il est empoisonné. Tu le sais déjà, sinon tu ne serais pas venue me demander conseil. Si tu tiens vraiment à rester dans le mensonge, retourne auprès de lui. Je ne t'en empêcherai pas.
Aurore resta debout un long moment, évitant par tous les moyens de croiser le regard d'Edmyre. Elle aurait effectivement préféré rester dans le mensonge plutôt que de voir ses craintes confirmées. Pire: rendues plus atroces que ce qu'elle n'aurait jamais pu s'imaginer.
- Je tenais à ce que tu saches cela, reprit Edmyre. Vénior ne trouvera pas le repos tant que sa vengeance contre tes parents ne sera pas accomplie. La seule chose qu'il lui reste à faire, c'est d'effacer le souvenir de Jeanne de ton esprit pour que tu lui appartiennes à lui et à lui seul.
La froide colère qui se lisait sur le visage d'Aurore était inquiétante. Edmyre s'attendait à tout instant à ce qu'elle casse un objet, se mette à hurler ou bien qu'elle se rue sur elle.
Rien de tout cela n'eut lieu. La jeune fille fixait le fond de la pièce, essayant vainement de retenir ses larmes qui ruisselaient sur ses joues. Elle prit une bouffée d'air, puis s'assit de nouveau sur le tabouret, le dos penché, ses mains soutenant sa tête.
- Je voulais lui appartenir, souffla-t-elle au bout d'un nouveau moment de silence. Il est la seule chose qu'il me reste...
Aurore déglutit. Les larmes s'étaient asséchées mais la colère avait noué son estomac ainsi que sa gorge.
- Mais je ne veux plus de lui. Pas après ça... plus jamais. Je ne veux plus jamais lui faire confiance...
Edmyre se leva de son fauteuil et posa une main réconfortante sur l'épaule d'Aurore, la massant doucement.
- Je t'aiderai à quitter Beaugard, si c'est là ce que tu souhaites.
La jeune fille se redressa pour regarder la vieille femme droit dans les yeux.
- J'accepte votre aide, répondit-elle sans la moindre hésitation.
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