Epilogue - 3
Assis en bout de table durant le repas du soir, Vincent Cassagne sirotait son verre de vin. Sa mère peignait sa petite sœur tandis que son père fumait la pipe, affichant un air parfaitement détendu.
C'était l'une des rares soirées où les hommes de la famille ne se couchaient pas avant la tombée de la nuit, éreintés de fatigue après une longue journée de labeur. Ces derniers temps, les vignes se portaient bien, ils n'avaient pas besoin de souvent s'en préoccuper.
- Maman! gémit la petite fille de sa voix criarde. Tu m'as tiré les cheveux!
La mère se confondit en excuses et massa le crane de sa progéniture, ce qui sembla l'apaiser.
Vincent leva les yeux au ciel. Cette gamine était bien trop douillette. Comment espérait-elle survivre à la rudesse de la campagne si elle persistait à se comporter comme une princesse?
- Tu la dorlotes trop, fit remarquer le père à sa femme. Si tu la laisse te parler comme ça elle va devenir une vraie petite peste.
- Je sais, répondit la mère, mais elle est encore très jeune. Elle a bien le droit à un peu de gentillesse.
Le père toussota, l'air peu convaincu. Vincent, quant à lui, pensait que sa mère n'avait pas tort: il aurait bien aimé que les adultes autour de lui aient fait preuve d'un peu plus de douceur à son égard. Lorsqu'il était petit, Vincent ne tenait pas en place. Il courait dans toutes les pièces de la maison, poursuivait les animaux de la ferme et partait jouer des tours aux villageois avec ses deux amis. Ce comportement turbulent lui avait valu de nombreuses punitions, mais lorsqu'il s'était assagi en restant tranquille dans son coin, on lui avait reproché de n'être qu'un fainéant.
Vincent avait appris a doser les deux extrêmes et avait rendu ses parents fiers de lui. Il espérait que sa petite sœur pourrait en faire autant lorsqu'elle serait grande.
- Ne t'inquiète pas, reprit la mère à l'intention de son mari, j'en ferai une belle et charmante épouse.
Elle lança un sourire taquin, puis se tourna vers son fils.
- Au fait, Vincent. As tu eu des nouvelles de la jeune fille dont tu nous a parlé?
Le jeune homme rougit. Ses deux parents le fixaient, impatients d'entendre ce qu'il avait à dire. Il prit une nouvelle gorgée de vin pour retarder sa réponse, puis se décida à parler.
- Non. Elle n'avait pas l'air d'être de Beaugard. Je ne sais pas si elle reviendra un jour.
Sa mère lâcha un « Oh.. » de déception et son père se contenta de ramener la pipe à sa bouche.
Vincent ne savait pas quoi penser de cette histoire. Sa mère avait fait allusion à la blonde. La fille qui l'accompagnait n'avait intéressé aucun des trois garçons de la bande. Ce n'était pas parce qu'elle était laide, mais ses yeux rouges et son air sévère les avaient tous effrayés. Entre une jolie blonde rayonnante et une brune pale et morbide, Vincent avait vite fait son choix. Le jeune homme savait qu'il devait trouver une épouse pour fonder une famille à son tour. Dans ce cas là, autant en choisir une qui serait aimable et plaisante a regarder. Cette fille aurait parfaitement pu faire l'affaire. S'il n'y avait pas eu deux rivaux potentiels autour de lui, il aurait certainement tenté de rendre ses intentions plus claires.
D'un autre coté, ce ne serait peut être pas une mauvaise chose si elle ne revenait jamais. Bastien et Mathieu étaient ses meilleurs amis. Il n'y avait jamais eu l'ombre d'une rivalité entre eux jusqu'au moment où ils l'avaient rencontré. Vincent ne voulait pas gâcher une amitié aussi ancienne pour les yeux d'une belle.
Une rumeur grandissante se fit entendre depuis la fenêtre. Des villageois s'attroupaient en direction du portail. Le père se leva et fit signe à Vincent de le suivre. Il ordonna à sa femme et sa fille de rester dans la maison.
Le jeune homme et son père sortirent de la maison. Le soleil était presque couché et les habitants de Beaugard se muaient en des figures indistinctes. Devant le portail se trouvait une silhouette masculine assise sur le dos d'un cheval.
Vincent n'osait pas s'approcher. Il avait un très mauvais pressentiment. Son père lui commanda néanmoins d'avancer, tout en lui disant de rester derrière lui. Alors qu'il se rapprochait du portail, les membres de la foule devenaient plus visibles. Vincent reconnut Bastien et le rejoignit hâtivement.
- Hé, qu'est ce qu'il se passe? demanda-t-il à voix basse.
- Chais pas … répondit Bastien. Le vieux gardien a frappé à la porte et nous a dit de venir au portail. Il a fait ça pour tout le monde.
Vincent et Bastien levèrent les yeux vers le cavalier, qui se contentait pour l'instant d'observer les visages confus en face de lui. Vincent pouvait le voir plus distinctement maintenant: vu son allure assurée et ses vêtements sublimes, il s'agissait très certainement d'un noble. Il était assez jeune, une vingtaine d'années à peine, mais son air renfrogné et dédaigneux le vieillissait, ce qui rendait son âge difficile a déterminer. Un dernier détail alerta Vincent: il portait une épée et un arc long.
Le jeune homme et son ami s'échangèrent un regard. Ils n'avaient pas besoin de se parler pour partager ce sentiment de malaise.
Au bout de quelques secondes de silence complet, le cavalier se décida a prendre la parole.
- Je suis le seigneur Vénior Landebrune, annonça-t-il d'une voix puissante, unique héritier du seigneur Laelius Landebrune. Je viens reprendre la jeune fille que vous cachez dans votre village.
Vincent regarda son père: le nom de Landebrune lui avait rappelé quelque chose: il s'agissait bien du seigneur de Beaugard, mais il était sensé être mort depuis de longues années. Des murmures s'élevèrent parmi les villageois. Debout a coté du prétendu seigneur de Beaugard, le vieux gardien commençait à pâlir et tremblait comme une feuille. Vincent s'attendait à tout moment à ce qu'il tombe dans les pommes.
Monsieur Fourcade, le père de Mathieu, s'avança d'un pas mal assuré. Depuis des années, il était celui qui s'occupait d'assurer la survie du village, allant juqu'a reproduire le sceau des Landebrune sur les documents officiels pour donner l'illusion aux autorités que Beaugard avait encore un seigneur.
- Monseigneur, commença-t-il en baissant les yeux, aucun de nous n'abrite une jeune fille inconnue chez lui.
Quelques regards se tournèrent vers Vincent, Bastien et Mathieu, qui ne purent réprimer un frisson d'angoisse. Beaugard était un très petit village, et la rumeur que deux jeunes filles inconnues avaient été de passage s'était vite propagée. Ils savaient que ces jeunes filles avaient été abordés par les trois jeunes garçons en age de se marier. Vincent aurait aimer aider le père de son ami à apporter une réponse plus satisfaisante à ce seigneur menaçant, mais il ne savait rien d'utile.
- Celle que je recherche à de longs cheveux noirs et des yeux rouges, précisa l'héritier des Landebrune en posant la main sur le pommeau de son épée. Vous l'auriez certainement remarquée si elle était venue à vous, n'est ce pas?
Vincent commençait a avoir peur. Bastien avait l'air tout aussi terrifié que lui. Avec Mathieu, ils étaient bel et bien les seuls à pouvoir donner des explications sur la jeune fille brune. Hélas, elle ne leur avait pas dit un mot lors de son passage et avait disparu en laissant la blonde seule. Le regard des autres Beaugardiens posés sur eux s'intensifièrent, mais les garçons étaient incapables de donner la moindre information.
Ayant ressenti la détresse de son fils, Monsieur Cassagne parla à sa place.
- Nous n'avons vu passer personne ces derniers temps, Monseigneur. Croyez nous sur parole: nous ne cachons personne ici.
Le ton qu'il avait employé était plus sec que ce que Vincent aurait souhaité. Le seigneur le dévisageait. Il n'était pas simple de distinguer l'amusement de la colère dans l'expression étrange de son visage.
- Vous croire sur parole? Vraiment?
L'ironie dans la voix grave de cet homme fit frissonner l'assemblée. Vincent sentit son cœur rater un battement. Il regarda son père, puis Bastien. Tous deux retenaient leur souffle.
- Non, reprit-il avec un rictus. Je crois qu'il vaut mieux que je vérifie par moi même.
Depuis l'extérieur du portail, une imposante forme noire et hirsute s'approcha des villageois, prête a bondir au moindre mouvement.
Les Beaugardiens eurent tous un mouvement de recul. Leur terreur était palpable, emplissant l'air. Vincent se sentait nauséeux. Aurait-il été plus proche du seigneur de Beaugard, il aurait pu voir la bète monstrueuse en détail: son poil noir souillé de paille et d'excréments, ses longues canines semblables à celles d'un goret, les longs filets de bave s'écoulant de sa gueule ouverte et les deux fentes informes qui lui servaient d'yeux, dans lesquelles brillaient la flamme d'une rage incontrôlable.
Le seigneur de Beaugard sortit une étoffe brune, tachée de boue et de sang, puis la présenta à la créature pour qu'elle la renifle.
Une fois qu'elle comprit ce que son maitre attendait d'elle; la bète prit son élan, tendant ses muscles puissants, puis bondit à travers le groupe de villageois. Elle bouscule violemment Bastien, qui s'effondra sur le sol.
Occupé à venir en aide à son ami, Vincent ne remarqua pas que la bète fonçait dans les maisons du village, défonçant les portes et massacrant ses occupants infortunés. Bastien était secoué de spasmes, son nez était cassé. L'os semblait avoir reculé et transpercé son crane.
Vincent était pétrifié de terreur. Il ne pouvait même pas s'imaginer qu'il lui était impossible de venir en aide à son ami mourant. Autour de lui, les villageois courraient dans tous les sens en espérant pouvoir sauver leurs familles.
Monsieur Cassagne releva son fils en le tirant par le col, puis lui hurla « Va chercher ta mère et ta soeur! Vite! »
Vincent n'hésita pas. Il aurait voulu plus que tout au monde sauver la vie de Bastien, mais c'était trop tard: son ami était voué à une mort certaine. Vincent se précipita vers la maison. Elle n'était qu'a quelques pas. Il pourrait les sauver. Ce n'était qu'une question de vitesse.
Un bruit de chair tranchée se fit entendre derrière lui. Vincent se retourna et ce qu'il vit failli lui faire perdre la raison:
Son père était à genoux sur le sol boueux de la place publique. La pointe d'une flèche ressortait de sa pomme d'Adam. Ses yeux étaient déjà révulsés et un filet de sang s'échappait de sa bouche.
Vincent ne pouvait pas le croire. « Pas lui... pourquoi... ».
Tranquillement installé sur son cheval noir; le seigneur de Beaugard tirait ses flèches arbitrairement, visant et tuant de sang froid les Beaugardiens comme s'ils n'étaient que de simples lapins. Tant de cruauté dépassait la compréhension du jeune homme. Toute émotion, toute énergie avait été absorbée par cette scène infernale. Il n'avait pas assez d'énergie pour ressentir de la haine. Pas assez d'énergie pour courir.
« Courir... »
Sa mère et sa petite soeur étaient encore dans la maison! Vincent voulut s'y précipiter mais la bète lui coupa la route. Elle n'eut même pas à fracasser la porte, qui était restée entrouverte.
- Maman!!
Vincent hurlait de toutes ses forces, ne sachant plus quoi espérer. Un miracle, il ne pouvait plus y avoir que cela.
Un jet de sang tacha la fenêtre de sa maison, annhilant tous ses espoirs.
Dès lors, Vincent Cassagne n'eut plus que sa propre vie à protéger.
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