Chez Clara
Clara relance l'appel depuis sa liste de contacts favoris, et le coupe de nouveau au milieu du message répondeur : « Vous êtes bien sur le portable de Paul Stich... ». Il n’y a pas eu de sonnerie, le téléphone de Paul est éteint. Il aura juste une notification, avec son numéro. Elle rappellera peut-être, encore. Ou peut-être pas : cette sensation de lui passer un collier et une laisse courte l’ennuie. Après tout, s’il a quelque chose à dire pour sa défense, c’est à lui d’appeler. Tout ce fatras déballé dans le manuscrit de Thomas... D'accord, c'est un journaliste, il sait poser des questions, mais il a bien fallu que quelqu'un lui raconte, à la citation près, ce qui s'est passé entre elle et Paul voilà des années. Toutes ces années, passées, enfuies, perdues, retrouvées...
Le téléphone fixe résonne. Clara regardait le jardin, les yeux perdus dans la haie en regain. Qui viendra la tailler avant qu'il ne soit trop tard ? Paul ? Elle décroche au lieu de laisser le répondeur pour filtrer la pub, avec un petit espoir. Déçu. « Hein ? Ah, salut Thomas. Non, tu ne me déranges pas trop. J’étais en train de… rien. »
Elle attend en silence que son interlocuteur s’exprime. Et puis elle répond que oui, elle a bien lu le début, mais qu’elle n’est pas allée au bout. Est-ce que ça lui a plu ?
« Tu t’écoutes écrire, Thomas. Tu mets le paquet pour balancer ton histoire façon John Irving, pour que ça ait l'air vrai, mais surtout énorme… Tu fais des phrases. C’est pas nous, ça. C’est toi. J’aime bien quand tu fais du style, sauf que là… Pas sur nous. Tu comprends ? Paul et moi, et… ce n’est pas une histoire. En plus, désolé de te le dire, mais j'ai lâché dès que tu commences à aligner des clichés machistes sur les femmes comme proies ou sorcières, tu vois ? Oui, je sais que tu y mets du second degré, mais franchement, c'est déjà très vu, non ? Un peu vieux...
— OK, ma belle. C’est pour ça que je voulais ton avis. Je te fais confiance pour ne pas chercher à me flatter.
— Merci, mais là tu essaies de me flatter à ton tour et ça ne marche pas. Tu aurais mieux fait de donner ton truc à lire à Paul, tiens. Et puis, je ne sais pas, tu n’as même pas changé nos noms.
— Oui, normal, c’est une version de travail. C’est plus facile pour moi, je visualise.
— C'est ça, et tu te visualises mieux en Franck Lone, peut-être ? Franchement, il n'y a que toi qui as un nouveau nom dans ta version de travail. Ça craint.
— Ouais, mais Franck et moi c'est pareil, c'est mon pseudo d'auteur, pour faire la différence avec ce que j'écris pour le journal. Bon, écoute, si ça te froisse je ferai des rechercher-remplacer quand je serai au bout. Tu veux quoi, comme prénom ?
— Hein ?
— Pour ton personnage : quel prénom ?
— Hé, c’est toi l’auteur, cherche un peu… Si, tiens : Farida ! Débrouille-toi avec toutes les implications socio-ethnico-religieuses. Dans ton livre, je m’appelle Farida et j’ai un mari bigame. Tu vois venir le procès ? Les associations de défenses ?
— Je vois. Bon, si tu ne veux pas finir de lire ce chapitre, je passe le récupérer pour le filer à Sandra quand je la vois. Paul est chez toi en ce moment ?
— Non, chez Sandra dans les Landes. Il devrait être rentré. Pas de nouvelles. Il cherche sans doute à… rien. Passe quand tu veux. »
Elle raccroche. Que cherche Paul ? Ce serait facile de dire : il cherche à se faire attendre, à se faire désirer. Un réflexe de femme blessée par le silence de son homme. C'est trop simple, trop... vulgaire, pour eux. Alors, quoi ? Elle ne sait pas. Elle ne sait plus ce qu'il veut vraiment. Peut-être n’a-t-elle jamais su. Et lui non plus, d'ailleurs. Ils croyaient avoir trouvé quelque chose, ensemble, et puis ils l’ont perdu, puis retrouvé, autrement… Voilà que la situation l'énerve. Cette histoire est ridicule, une impasse. Elle doit s’en sortir, une question de survie. Mais, si ce n’est pas Paul, alors qui va venir tailler la haie ?
Je m’en fous de cette haie, en fait. Ne pas la laisser prendre la place des vraies questions. Je suis bloquée, cette relation me bloque, déséquilibre, frustration, dégoût de soi. Donc de moi. Paul… Tous les livres de développement personnel l’affirment : ce n’est pas l’autre qui peut faire ton bonheur, ton bonheur est en toi. Pourtant, l’autre y contribue. Ce poncif ! L’autre ne peut pas faire mon malheur non plus – logique – mais peut aussi y contribuer, hein ? Suis-je malheureuse ? Écoute bien ce que dit le mot : mal heureuse. Je suis à la fois mal et heureuse. Je suis pas bien heureuse. Je pourrais être mieux heureuse. Paul n’est qu’un symptôme. Je l’aime, mais je n’aime pas ma vie d’amoureuse. C’est idiot. C’est comme ça.
Pfff, cette histoire de synchronisation immédiate autour d’une baraque à frites : ridicule ! Où Thomas est-il allé chercher ça ? Ce n’est pas moi qui lui ai raconté, pas comme ça. Et cette Karen, cette Florence : de vrais prénoms aussi ? Jamais entendu parler. Paul n’en a jamais rien dit. Pas à moi. Qu'est-ce qu'il m'a caché d'autre ?
Elle cherche, creuse la mémoire, les années bonheur. Bonheur, vraiment ? Un ciel dégagé à la Truman Show qui cachait sans doute un plafond d’acier et une publicité pour la bière. Thomas serait-il passé derrière le décor – leur décor – pour écrire ce truc bizarre ? Comme s'il avait pu les scruter et analyser leur histoire depuis la salle des écrans, exploiter les enregistrements, revenir en arrière, changer d’angle. Ce que Clara ne peut pas faire. Son histoire, leur histoire pour elle, se déroule en un seul fil depuis ce soir de Fête de la Musique.
Elle l’avait vu, grand, maigre, élégant dans la décontraction. Comme tant d’autres. Il lui avait parlé et elle n’avait pas compris dans tout ce bruit. Alors elle lui avait fait signe d’attendre et il avait répondu quelque chose comme « d’accord, mais pas trop longtemps, nous avons toute une vie à commencer. » Et une quinzaine d’années plus tard, Clara devait bien reconnaître qu’il avait eu raison. Doublement raison : double vie. Drôle, ça. Tristement drôle.
Son souffle contre son oreille lorsqu’il s’était penché pour y murmurer… quoi, déjà ? Pas une idiotie de cœur qui bat, encore que... Ni une vie entière à l’attendre, elle et pas une autre, pas ça non plus. Paul – elle ne savait pas encore qu’il s’appelait Paul – avait été plus directif. « Il faut que je vous sorte d’ici, venez ! » Où ? Là où les cœurs s’accordent sans perdre de temps, en plein milieu de l’éternité. Il l'avait tirée par la main, elle avait suivi. Le cimetière du Père Lachaise, en escaladant le mur des Fédérés, appui sur la plaque commémorative, amorti du lierre, franchissement des tuiles qui coiffent l’enceinte. Facile. Pourquoi là ? Il ne lui avait pas fait le coup de la visite des grands hommes avec final sur la pierre de Jim Morrisson. Non. Juste franchir le mur, quelques pas dans le noir, pause. Loin du graillon de la fête, à l’abri de l’autre côté, Paul lui avait offert le silence, la retraite, la compagnie des spectres bienveillants, pour lui raconter la vie telle qu’il l’a voyait. Il voyait loin, il racontait bien, elle était fatiguée, c'était reposant de voyager à petits mots.
Et maintenant ? Elle est fatiguée aussi. Est-ce la fin de leur voyage, dans le silence de Paul ? Rappeler, ne pas rappeler... mais que fait-il, merde !
Annotations
Versions