Selon la mère

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Alors comme ça, vous me demandez de vous parler de mon fils. Vous savez sans doute, en tant que bon journaliste et en homme du vingt-et-unième siècle, qu'une mère aura toujours plaisir à parler de son enfant. Vous comptez sur ce sentiment, n'est-ce pas ? Et vous espérez secrètement que les circonstances me pousseront à des confidences lacrymales que vous n'auriez pas obtenues plus tôt, pas avant l'événement qui nous afflige. Vous pensez venir au bon moment. Peut-être pensez-vous aussi que, vu mon âge, il ne faut pas trop attendre pour faire appel à ma mémoire. Avec ces maladies neurodégénératives dont parlent tous les médias, on ne sait jamais. Sachez alors que si j'accède à votre requête, c'est essentiellement parce que la douleur me plie en deux : je souhaite connaître mon degré d'endurance et savoir combien de temps je réussirai à me tenir droite face à vous. Je vois que vous enregistrez, c'est très bien. Vous me communiquerez et l'enregistrement et la transcription que vous en aurez faite, merci.

Oui, bien sûr, je vous accorde ma confiance, vous êtes un ami de Paul. C'est de moi que je me méfie. Je tiens à vérifier, à tête reposée, que je ne dépasse pas les bornes de la décence. Vous couperez ce que je vous indiquerai de couper ; je pense être seule juge de ce qu'il convient de retenir. Bien, maintenant que nous sommes d'accord... que voulez-vous savoir ?

En effet, il ne s'agit pour l'instant que d'une suspicion de disparition, jugée inquiétante. Pour autant que je sache, sa... sa bonne amie, Sandra, en a fait la déclaration et je crois savoir que la gendarmerie a diligenté une enquête. Les recherches se poursuivent, les seuls éléments disponibles étant la voiture de Paul et une planche de surf retrouvé sur une autre plage, à plusieurs kilomètres du véhicule. Oui, cette jeune Sandra a reconnu la planche comme ayant appartenu à mon fils. Il a été question d'intensifier les recherches, je n'ai pas d'autres nouvelles.

Que voulez-vous que je vous dise ? Que mon fils est probablement mort ? Quelle mère déclarerait cela à un journaliste sans se sentir dévastée ? Bien sûr qu'il reste un espoir. Toujours demeure l'espoir et c'est le sentiment que j'entretiens chez mes deux petites-filles. Oui, je m'occupe d'elles ici pendant que leur mère tente de se rendre utile sur la façade atlantique. Mais, comment peut-elle ? Non, vous ne me comprenez pas : je ne questionne pas la capacité de Clara à se rendre utile, mais les relations qu'elle entretient avec cette Sandra. Enfin, ne prenez pas cet air offusqué, vous comprenez pertinemment ce que je veux dire ! Paul ne se conduit pas correctement avec les femmes en général, et il entraîne ces deux-ci à se conduire de façon tout-à-fait inappropriée. Je ne suis pas vieux-jeu, mais tout de même, vous reconnaîtrez que revenir auprès de son ex-femme plusieurs années après le divorce est déjà très contestable, même si la morale séculière ne peut rien contre ce que Dieu a uni, mais de surcroît se partager entre son ex et sa régulière, non, cela je ne l'admets pas. Et si ces dames l'admettent, eh bien... c'est une défaite, collective. Il me semble que nous pouvons passer tout le mouvement de libération de la Femme par pertes et profits. Mon fils, j'ai le regret de vous le dire, me fait un peu honte. Hashtag MeToo, ainsi qu'il est de coutume récente de s'exprimer. Les temps ne poussent pas à l'indulgence. Je suis désolée...

Pardon, merci. J'ai trois enfants, voyez-vous, et comme toute mère je les aime à parts égales. L'amour d'une mère ne se partage pas entre ses enfants : il se multiplie ! Une belle formule, n'est-ce pas ? Sachez qu'elle n'est pas tout-à-fait exacte. Aimer mon fils cadet a constitué un effort, une volonté permanente. Je le regardais grandir en bêtise et en maladresse, j'étais horrifiée autant par ce que je voyais que par ce que je craignais pour l'avenir, et pourtant je me forçais à l'aimer, vraiment, sans limite. Alors que Paul, lui, a toujours été facile à aimer. Non pas le fils parfait qui ne suscite que la fierté, mais le garçon sans problème. Sans problème...

On nous a longtemps fait croire qu'élever des enfants consiste à leur donner le cadre et les moyens pour qu'ils expriment tout le potentiel de leur personne. C'est faux, tristement faux. Éduquer des gosses, c'est se débrouiller pour qu'ils n'aient pas de problèmes, et leurs parents non plus. Surtout leurs parents ! On les dresse, voilà. On les dresse pour qu'ils rentrent dans le rangs, ne fassent pas de vagues, restent bien dans les clous. En conséquence, on les aime à l'inverse proportion des soucis qu'ils nous causent.

Enfin, bref... pas de problème avec Paul. Il était là, souriant, aidant, un soulagement face aux incartades de son petit frère. Reposant, voilà : mon grand Paul était reposant. Il est ensuite devenu charmant, plein de vivacité et d'humour, mais tout en discrétion, un rêve de maman comblée. Des études correctes, tout de suite un emploi stable et rémunérateur, je n'ai jamais eu à m'inquiéter pour lui. Et jamais un problème avec les demoiselles, pas une plainte de la partie adverse, pas même un chagrin d'amour à panser... Alors que je recevais en permanences des appels courroucés de parents reprochant à mon Jacques d'avoir déshonoré leur fille. Quelle idée ! L'honneur d'une jeune fille n'ai jamais sali par un garçon seul, aussi fieffé soit-il : encore faut-il que la donzelle participe, en amont comme ensuite, jusqu'à ce que le mal soit fait, et donc qu'elle ait été éduquée sans principes ni ambition. Cela, les parents ne voulaient pas l'entendre. C'est bien la preuve, s'il en était besoin, de l'absolu nécessité d'une éducation stricte pour éviter tout problème...

Désolée, je m'égare. Retenez seulement que Paul a toujours su se comporter comme un gentleman, au moins jusque dans ses dernières années de mariage. Ce qui se passa ensuite, je ne saurais dire, mais connaissant mon fils je reste à peu près certaine que la faute ne lui incombe qu'en partie minime. Deux femmes, c'est plus qu'il n'en faut pour endosser cette responsabilité. Deux femmes, mon Dieu... Cela suffit, laissez-moi.

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