Selon un partenaire
Monsieur Stich je l'aimais bien, même si j'ai eu un peu de mal à le cerner au début. D'habitude je me fais assez vite une idée sur les gens, pour savoir si je peux faire confiance ou pas. Lui, il n'y avait pas moyen. Je voulais lui faire confiance, on m'en avait dit du bien, mais j'ai toujours eu des doutes.
Rien de précis, non, juste une impression. On ne sait jamais s'il racontait ou s'il inventait. Vrai ou faux, ça ne voulait rien dire pour lui. La seule chose qui comptait, c'était l'impact de son bla-bla. Et ça, pour moi, ce n'est pas... enfin, vous voyez, quoi. Un gars que j'apprécie, sympa et tout, mais toujours à me demander s'il n'est pas en train de me balader.
Des exemples concrets ? Quasiment chaque fois que je travaillais avec lui. La fois où on devait mettre au pas ce syndicat, tenez. Le leader était acculé, sa base le lâchait, il n'y avait plus qu'à cueillir. Comme je m'emballais, prêt à l'écraser, Stich m'a sorti l'histoire de ce gars qui voulait acheter un flingue auprès de petits malfrats, pour un truc, je ne sais plus quoi, peut-être même qu'il ne m'en a rien dit. C'était toujours comme ça avec lui : on ne se rend pas compte de ce qu'il cache, parce que l'histoire tient debout, mais il y a toujours du flou, on ne sait pas...
Bon, le gars, son flingue et les voyous, sacrée histoire ! Je vous la raconte, pas aussi bien que lui, mais pour vous faire une idée. Donc, pour la transaction, d'après Stich, ils sont dans un parc, assis face à face autour d'une table de pique-nique. Les malfrats font passer le flingue sous la table, discret. Le gars avait bien précisé qu'il voulait un revolver. Le type récupère le flingue, il est vide, bien sûr et seulement après les malfrats vont lui filer les balles. Lui, il glisse le pognon sous la table, en échange, mais c'est du faux fric, des copies qui ne tiennent pas longtemps si on fait attention. Parce que l'acheteur n'a pas les moyens de payer en vrai, ça coûte cher un revolver orphelin, comme on dit quand il n'est tracé nulle part, et le mec est dos au mur. Alors, il faut qu'il fasse vite, il n'a pas le choix, avant que les deux autres s'aperçoivent qu'ils les a trompés. Eh bien le gars – c'est Stich qui raconte ça, hein, moi je ne sais pas – le gars avait discrètement ouvert le barillet dès qu'il a eu le pistolet dans les mains. Il savait ce qu'il faisait, il avait tout dans la tête avant, pas le choix. Il ouvre le barillet en même temps qu'il passe le fric de l'autre main. Et quand les balles arrivent, pendant que les mecs sont en train de vérifier le fric, il en met deux sans un bruit, deux, pas trois, et il referme le barillet. Les deux malfrats se sont fait plomber avant même d'avoir vu le premier billet photocopié.
Tout ça, Stich me le raconte juste pour me dire qu'il n'y a rien de plus dangereux qu'un mec acculé. Un mec déterminé, sans rien à perdre, tu crois que tu l'as à ta main, en fait c'est lui qui te tient si tu ne fais pas gaffe. Il osera tout, il osera surtout ce que tu n'as pas prévu. Il sortira du cadre. Et tu es mort. Je lui dis que cette histoire de flingue sous la table, je l'ai déjà vue dans un film. Et lui il me regarde avec son sourire, là, où tu ne sais pas s'il est content que tu aies compris ou s'il se paie ta fiole. Il me regarde et il me dit « peut-être que c'est moi qui leur ai racontée, cette histoire, pour leur film ». Tu vois, pas moyen de savoir.
Moi, ce coup du flinguage sous la table, je le lui aurais bien attribué. Du vécu, même si je ne vois pas quand il aurait été dans la situation, genre besoin urgent d'un flingue et témoins à nettoyer… Surtout, je ne le vois pas se faire acculer où que ce soit, pas lui... En tout cas il m'y faisait croire, et en même temps il me faisait comprendre de me méfier de ce que j'entendais.
Parfois, vous pouviez l'entendre affirmer quelque chose à un client de façon très persuasive, et dire exactement le contraire à un d'autre. Par exemple il s'enthousiasme pour le miel bio chez un paysagiste qui souhaite réduire son impact environnemental, il argumente sur le fait que les abeilles concentrent dans leur miel tous les produits toxiques alors que le miel bio, c'est clean : c'est plus cher, mais ça les vaut. Une façon de préparer le client à avoir des frais supplémentaires, tout en flattant sa bonne conscience. Et puis, chez un fabricant de meuble qui veut se faire labelliser en forêt à gestion durable, il dit que les labels ne servent à rien, qu'ils n'engagent que ceux qui y croient, comme cette ânerie de miel bio qui serait une arnaque totale, parce que tu ne peux pas empêcher les abeilles de butiner n'importe quelle plante, bio ou pas, traitée ou pas. Bref, je le regardais raconter ce qu'il fallait quand il fallait, sans jamais savoir ce qui est vrai. C'est l'époque qui veut ça. Stich est bien de notre époque, tenez.
Aujourd'hui, on ne sait plus ce qui est vrai, les fake news, tout ça. Vrai ou pas, ça n'a plus d'importance. Le mec qui te ment ouvertement, tu sais qu'il te teste : soit tu es dans son camp et tu admets « d'accord, c'est très con ce que vous dites, mais je marche », soit tu es contre lui et ce mensonge c'est de la provoc, juste pour te montrer que le gars peut se foutre de toi et torpiller la vérité sans avoir peur de ta réaction.
Aujourd'hui, on ment pour affirmer son pouvoir. Redresser la vérité ne sert à rien. Les fact-checkers, c'est du vent, de la poudre aux yeux, une tactique pour relever l'image des journalistes et de la presse en général. Je ne dis pas ça pour vous provoquer, mais un peu, tout de même. Personne n'a jamais changé d'avis sur l'intervention d'un expert qui te dit « non, ce qu'on vient de vous raconter est faux », personne !
Le gars qui te raconte ce que tu as déjà envie d'entendre, tu le suis, même si c'est des craques. On se fait manipuler l'opinion par des trucs à la fois plus gros et beaucoup plus subtils. Quand un banquier me refuse un prêt parce qu'il n'y a plus d'argent disponible, il raconte n'importe quoi. C'est juste un choix. L'argent existe, il en a, et s'il en manque, eh bien il le fabrique. La création monétaire par la dette bancaire, j'ai appris le mécanisme à l'école. Non, s'il refuse c'est pour une question de pouvoir. Il sait que je le sais, mais ça n'a pas d'importance pour le banquie : il a le droit de me raconter n'importe quoi pour justifier son pouvoir. En fait, plus ce sera n'importe quoi, plus ça prouvera son pouvoir. Pas la peine de gémir ou de lui faire un procès, il est dans son droit. Un jour oui, un jour non, rien à dire. Celui qui se plaint, il n'avait qu'à choisir de devenir banquier, et pas client.
Le pire, c'est peut-être qu'on a l'impression que c'est nouveau, cette utilisation du faux. Une invention d'Internet et des réseaux sociaux. Mais non, je crois bien qu'on a toujours fonctionné comme ça, à se raconter des trucs énormes pour voir si ça passe. Et si ça passe, on devient chef ou grand prêtre. On ne force personne à y croire, mais les gens veulent croire des trucs. Ils veulent que quelqu'un leur dise « je suis plus fort que toi ! » pour se placer juste en-dessous du pouvoir et se sentir protégés. Ou bien dire « j'ai entendu la parole de Dieu », ça marche aussi. Maintenant, c'est plutôt la parole économique qu'on veut croire, chez nous. Ailleurs, de plus en plus les gens de pouvoir ressortent Dieu, ou la Nation, des idées qui n'existent que parce que les gens y croient. Mais c'est pareil partout. Et M. Stich, je pense qu'il l'a très bien compris, avant beaucoup de monde. Il en a fait son fonds de commerce. Il vous disait ce que vous vouliez entendre pour que votre entreprise marche mieux, et ça marchait. Il avait tout ce qu'il fallait pour devenir riche, très riche, pour devenir Président même, peut-être. Il est parti trop tôt, c'est bien triste. Vous avez d'autres questions ?
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