Selon les Anciens

6 minutes de lecture

Sans vraiment le chercher, Franck tombe sur un fragment du passé de Paul. Il est de passage chez Clara, elle vient de ramasser le courrier, une enveloppe tombe, Franck la ramasse, courtoisie surannée. Sans la moindre courtoisie il jette un œil sur le destinataire : Paul Stich. Paul a disparu depuis deux ans déjà, mais cela fait beaucoup plus longtemps que Clara et lui sont divorcés. Et il continue de recevoir du courrier à cette adresse ? Cette incongruité intrigue Franck, mais ce qui l'intrigue plus encore c'est l'expéditeur dont le nom est inscrit sur l'enveloppe : l'association des anciens élèves d'une grande école de commerce. Paul lui a dit qu'il avait suivi de bonnes études, mais Franck ne savait pas qu'elles avaient été de ce niveau.

« Ils continuent de lui écrire, répond Clara à sa question muette, mais Paul s'en foutaient complètement. Il n'a sans doute pas fait son changement d'adresse. Pour lui, les termes anciens et élèves n'auraient jamais dû cohabiter, ou quelque chose comme ça.

— Je peux garder l'enveloppe ?

— Je ne vois pas pourquoi, mais oui. Si Paul s'en foutait, tu penses bien que moi... »

Ce n'est pas vraiment une piste, mais Franck la suit quand même. Il appelle le numéro de contact, tombe sur une voix féminine qui s'avère être celle de la présidente de l'association. En quelques mots il se présente comme journaliste – pas de mensonge – à la recherche d'un ancien élève de l'école – toujours pas – qui aurait disparu – léger mensonge par omission introduit par le conditionnel. La présidente peut-elle se renseigner sur ce Paul Stich et rassembler pour lui tous les éléments permettant d'enrichir la rédaction d'un article de type portrait dans un quotidien régional ?

Elle peut. Elle va le faire, d'autant qu'elle a connu Paul. Il n'était pas de sa promotion – elle est plus jeune d'un an – mais elle se souvient très bien de lui. Elle rappellera pour lui proposer un rendez-vous dès qu'elle aura réuni ce qu'il lui faut.

La rencontre se tient à l'antenne Alpes de l'association dont les locaux sont prêtés par une grande entreprise dirigée par un ancien élève dont les discours sociaux défraient la chronique économique. Franck enregistre, par habitude.

« Stich a en quelque sorte éclos quand j'étais en deuxième année, c'était donc la troisième et dernière pour lui. Avant, je ne me rappelle pas l'avoir même croisé. Mais il est difficile de remettre chaque événement sur sa ligne temporelle. Il était assez grand, plutôt maigre, avec une touffe de cheveux qui ne passe pas inaperçue, mais si j'en garde le souvenir c'est uniquement associé au scandale SERPE. Même lors du bizutage il ne m'avait pas marquée, en tout cas je n'en garde aucun souvenir, alors que d'autres, de vraies grandes gueules... disons que je préférerais ne pas me les rappeler.

Oui, pardon, SERPE. J'en ai eu connaissance lorsque l'affaire à éclaté, mais il y a sans doute eu du grabuge sous la surface bien avant. Vous êtes familier de l'enseignement par projets ? Alors voilà, dans le cadre d'un projet d'entreprise Stich a créé le cabinet SERPE. Cela devait être quelque chose de fictif, mais doté de tous les attributs d'une société viable. J'ai retrouvé un rapport. Voici ce que signifiait la raison sociale du projet Stich : Service Externalisé de Réduction du Personnel de l’École. Cela sonnait comme un canular, une mauvaise farce. Sauf que ce n'en était pas une. Stich avait bien travaillé, tout tenait debout, dépôt de statuts, plan de financement, objectifs stratégiques, moyens et compétences humaines... du bon boulot. Mis à part le type de services proposés par sa société et surtout son périmètre d'intervention – une vraie provocation – il n'y avait rien à redire et il aurait dû obtenir son crédit. Sauf qu'il ne s'est pas arrêté à la provocation. Il a vraiment étudié et décrit un plan de réduction du personnel, associé à un nouveau calibrage des critères d'embauche pour que la question d'une éventuelle réduction du personnel ne se pose plus à l'école. Une bonne partie de l'encadrement était virée, on savait même combien cela coûterait et surtout combien on économiserait. Cela sonnait comme une déclaration de guerre.

Il y a eu un conseil de discipline auquel j'ai participé en tant que représentante du bureau des élèves. Nous avons eu plusieurs réunions houleuses. Il faut vous remettre dans l'esprit de l'époque, milieu des années quatre-vingts, les années Reagan et Thatcher. Nous venions de nous prendre une grosse claque socialiste suivie d'une gifle néo-libérale. Les héros de l'époque s'appelaient Bernard Tapie ou Paul-Loup Sulitzer... Mais si, ce type qui se prenaient pour un pape de la finance et qui avait écrit quelques best-sellers sur l'argent et toutes les façons de s'en mettre plein les poches. Bref, le projet Stich nous renvoyait une véritable caricature de l'époque. Cela aurait pu rester au niveau de l'école, se régler en interne avec une tape sur les doigts et un examen de rattrapage. Seulement voilà, c'était l'époque : le plan Stich a fuité, deux camps opposés s'en sont emparé. D'un côté ceux qui trouvaient qu'il s'agissait d'une solution géniale et pérenne qu'il fallait immédiatement mettre en œuvre. De l'autre – plutôt des syndicats – ceux qui y voyaient à la fois un scandale social et la preuve que notre école ne formait pas de futurs leaders économiques mais les fossoyeurs de tout ce qui avait fait la grandeur de la France depuis le Conseil National de la Résistance.

Moi, en tant que représentante des élèves, j'étais du côté de Stich, bien sûr. D'autant qu'il avait, je ne sais pas, disons un certain charme distant qui devenait attirant à partir du moment où on l'avait remarqué. Sinon, dans ce milieu de requins à blazers Armani il passait totalement inaperçu. On aurait pu le confondre avec un employé de la cafeteria. Bref, j'ai plutôt envie de le défendre devant le conseil de discipline, mais il n'y a pas moyen. Il sabote tous mes efforts en quelques instants.

Je ne sais pas si son canular n'en était pas un depuis le début ou s'il avait peu à peu dérivé vers quelque chose de réel au fur et à mesure de l'ampleur que prenait l'affaire, mais Stich se présentait maintenant d'une façon indéfendable. Au lieu de se rendre à la convocation de la direction avec une plaidoirie qui aurait pu le faire rentrer dans leurs bonnes grâces, il est venu avec une facture. C'est tout. Il est entré dans la salle de réunion, a remercié tous les décideurs de s'être réunis pour valider son projet et a déposé la facture correspondante – établie au nom de SERPE – devant le directeur. Selon lui, la phase initiale du plan de réduction était déjà mise en œuvre, sa société devait donc être réglée pour ce premier volet. Et il est sorti.

Il a failli ne jamais revenir. Finalement il a été décidé en petit comité de le diplômer au plus vite, de l'envoyer faire son stage de fin d'études le plus loin possible et de refermer le dossier pour ne plus jamais le rouvrir. Deux ans plus tard, est-ce un hasard, les effectifs d'encadrement à l'école avaient presque diminué de moitié.

De mon côté j'ai suivi Stich un moment, surtout lorsque j'ai pris la présidence des anciens. Après, j'ai perdu sa trace. Forcément, l'association des anciens, ce n'est certainement pas son truc. J'ai quand même retrouvé quelques documents intéressants. Vous savez que son stage – ou plutôt ses stages – de fin d'étude ont duré près de trois ans ? Oui ? J'ai là toutes les conventions et reconductions de conventions de stage signées par l'école. Ce type qui a failli mettre cul par dessus tête une des plus grandes institutions française n'a même pas trouvé un job à la fin de ses études. Placard !

Vous dites qu'il aurait fait exprès ? Maintenant que vous m'y faites penser, ce serait bien possible. Stich, c'est un pied-de-nez permanent, si vous voulez mon avis. Alors cette histoire de stage à rallonge, deux stages en même temps, dans deux services contigus d'une même entreprise, ça lui ressemble terriblement. Déjà à l'école il se foutait du système, il n'a pas changé en sortant. Et vous dites qu'il a disparu ? Vous me faites bien rire. Non, je n'affirme pas que c'est une blague, je veux bien croire qu'il y a une enquête en cours, que c'est très sérieux. Je soutiens juste que si Paul Stich a décidé que vous ne le retrouveriez pas, vous ne le retrouverez pas, c'est tout. »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire LauGid ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0