... a changé
Elle était là, devant lui, sur le parking d’un centre commercial. Toujours jolie, toujours sourire, sa Coralie, trente ans plus tard. Mais au volant d’un gros 4x4, sapée bourgeoise sur talons hauts et rang de perles, deux grands enfants qu'elle engueulait parce qu'ils se chamaillaient derrière. Cette Coralie-là, la même, devenue autre.
Paul aurait pu tout effacer, la prendre telle quelle, avec ses premières rides trop maquillées, ses colères, ses bijoux… mais pas le 4x4 de ville en escarpins. Une caricature. Alors, la toile de fond qui se déchire, le voile du temple, tout qui vacille, le passé écroulé. Tout ce temps d’attente ? Du temps perdu.
Avec Clara, avec Sandra, avec toutes les Karen ou Florence, rien que du temps pour rien. L’agence conseil, les clients, les amis, la belle histoire telle que bien racontée par Franck, rien que du rien. Parce qu’il n’y a plus rien à attendre. Il a tenu droit pour une Coralie qui n’existe pas. Son avenir possible, celui qu’il portait en secret, s’enfuit comme une baudruche qui se dégonfle, dans un bruit de flatulence. Toutes ces années de désirs et de sentiments portés en secret, toutes ces années vides ou mal remplies, équilibrées par la certitude, ou en tout cas par le besoin, de l'existence de sa Coralie, quelque part, une Coralie possible, une Coralie qu'il aimait comme au premier jour. Toutes ces années à se mentir, parce que le monde ne se plie pas à nos espoirs. Il n’a pas pu supporter. Il a pris sa décision sur le parking, dans le bruit et le nuage diesel du 4x4 qui démarrait en emportant bien plus qu'une femme, ses deux enfants et les courses de la semaine. Finis les mensonges. Il a tout mis en ordre, cherché un point de chute utile, a repensé au Cap Vert des magazines de surf, et il est parti.
Franck cherche à comprendre ce qu'il y a sous les mots dits. Ce qui se cache. Il se met à la place de Paul. C'est ça, il sent de l'intérieur ce qui a pu se produire. Paul a toujours vu Coralie comme un port d'attache. Un endroit où revenir si tout flanchait. Il pouvait butiner partout, s'enflammer, se prendre des râteaux, construire une famille et la détruire, rien de grave, il y avait Coralie quelque part. Il pouvait toujours se tourner vers elle. Il ne l'a jamais fait, mais il aurait pu et savoir cela suffit. Sa vie s'équilibre sur cette présence absente. Mais pas que. Elle était aussi pour lui un regret, comme un caillou dans la chaussure. Une laisse qui le retient en arrière. Chaque pas qu'il fait en direction de quelqu'un lui rappelle qu'il a cette femme dans sa mémoire, et pas dans sa vie. Une petite douleur, de l'inachevé. C'est ce qui l'a empêché de s'engager en profondeur avec qui que ce soit. Une présence virtuelle, comme un ressort de rappel qui le bloque, incapable de s'éloigner vraiment du souvenir, d'aller plus loin.
Alors, quand il l'a vue dans cette bagnole de beauf à fric, sous style bourgeoise pétasse, le ressort a cassé net. Il est libéré, plus libre qu'il n'a jamais été depuis ses neuf ans. Plus rien ne le retient. Il n'a plus besoin de faire semblant. Plus besoin de feindre d'être tout entier là où il est, avec qui il est, alors qu'une part de lui a toujours neuf ans et des éclats de Coralie dans le cœur. Il peut aussi cesser de passer à côté de sa vraie vie, parce que sa vraie vie c'était Coralie, une vraie vie arrêtée, sous cloche de souvenir, en réserve au fond de lui, et maintenant ce n'est plus rien. La réserve est vide, alors il part. Le Cap Vert pour faire le plein. Il ne reviendra pas ?
« Non. C'est là que je suis, je bouge plus. Dis-le aux autres si tu ne peux pas te retenir. Mais c'est mieux si tu te tais. Tu finis tes vacances, tu rentres et tu te tais. »
Franck a terminé ses vacances au pas de charge. En rentrant vers son bungalow ce soir-là, il se rend compte soudain qu'il n'a fait qu'écouter. À aucun moment Paul ne lui a posé de questions sur ce qui persiste de sa vie d'avant. A-t-il tiré un trait creusé comme un canyon ? Est-il tellement pris dans ses défis quotidiens axés sur la survie qu'il n'a plus un neurone à consacrer au souvenir ? Quoi qu'il en soit, Franck ne lui a rien dit. Il n'a pas parlé de son fils, du petit Stan qui va fêter ses cinq ans à l'automne et n'a jamais connu son père. Paul n'a, semble-t-il, même pas connaissance de ce surgeon de lui poussé loin là-bas, par-delà l'océan. Cela changerait-il quelque chose à son exil volontaire ? Sans doute pas, mais tout de même, il doit savoir. Informer : n'est-ce pas le devoir d'un journaliste, même en vacances ?
Tous les jours qui lui restent Franck quitte donc son hôtel pour tenter de revoir Paul. Peine perdue. Son ami l'évite, sentant peut-être que quelque chose en suspend risque de le refaire basculer dans un monde dont il ne veut plus. Franck le voit, un soir, là où la route caillouteuse qui longe les complexes à touristes croise en un rond-point approximatif celle qui monte vers l'aéroport : le Françao revient du nord à vélo. Il ne s'arrête même pas. Franck lui fait de grand signes, l'appelle, le regarde s'éloigner vers ses pauvres. Il ne sait même pas où Paul habite. S'il vit seul. Il l'imagine avec une belle femme noire et digne à laquelle il a fait deux ou trois petits Caramelos. Ou alors en moine d'action, sorte de Frère Tuck des sables, dépouillant le touriste comme un bandit de grand chemin en soutane noire avant de rentrer dans son trou de sel. Il n'y a pas de Sherwood sur ce bout d'île.
Avant de quitter Sal il va tout de même se renseigner à cet hôtel dont Paul lui a parlé. Le Morabeza est en effet magnifique. Rien à voir avec les empilements de boîtes climatisées sur gazon synthétique que l'on trouve plus loin sur la côte. Ici, on sent un esprit à l’œuvre, des pierres qui ont une histoire, peut-être de sueur et de sang, en tout cas épurée de l'odeur de l'argent. Il l'avait longé en suivant la route, mais n'avait pas fait le lien entre la façade théâtrale – les anciens entrepôts, vus de l'extérieur, ressemblent effectivement à une sorte de Colisée tropical – et l'établissement de charme et de caractère qui se niche dans cet écrin comme la perle d'un coquillage ouvert sur la mer. À l'accueil, une employée manifestement indigène le renseigne dans un français hésitant mais souriant. Oui, il y a d'autres touristes hexagonaux à l'hôtel. Non, elle ne connaît pas de Paul Stich, elle veut bien regarder dans le registre, mais n'est pas certaine de pouvoir lui livrer cette information. Le directeur pourrait le recevoir, certes, veut-il attendre un moment ? Un grand personnage élégamment vêtu de lin, mulâtre aux traits fins plus éthiopiens qu'africains de l'ouest, vient bientôt à sa rencontre. Sa poignée de main est douce, sa paume sèche, son sourire interrogatif. Il pourrait n'avoir qu'une quarantaine d'années, mais le crêpe gris clair de ses cheveux drus trahit un âge plus avancé. Il accepte de répondre, en anglais, aux questions de Franck.
Son expression reste ouverte mais indéchiffrable lorsqu'il regrette de ne pouvoir lui dire quoi que ce soit sur un Français qui peut-être se nommerait Paul Stich ou peut-être autrement, qui vivrait à Santa Maria ou ailleurs, qui serait intégré à la population capverdienne – celle-là même que le Morabeza tente d'aider à se sortir d'une pauvreté endémique – tout en trafiquant avec les touristes, les hôteliers et peut-être les maffias locales. Non, vraiment il ne peut rien dire, mais il pourrait se renseigner. Que Monsieur Lone veuille bien lui laisser ses coordonnées, ici à Sal, mais aussi en France, et il reprendrait contact s'il découvrait quelque chose. Il ne fallait toutefois pas s'attendre à des résultats, ni rapides ni probants.
Un homme charmant, mais une tombe. Si Paul lui avait fait confiance en quelque occasion, il avait eu raison.
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