Au-delà...

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La sage évolution de la vie n'aurait jamais dû nous laisser la moindre chance. À nous, les humains... Cette histoire de survie du plus apte est manifestement une fumisterie. En élaguant le bourgeon de l'humanité naissante voici sept ou huit millions d'années nous aurions évité de nous retrouver en capacité de raser tout le buisson aujourd'hui. Pourtant nous sommes là et l'illusoire complexité de nos petites misères quotidiennes ne rend pas justice à toutes les embûches dont la vie humaine a su se tirer au long des millénaires. Comment avons-nous pu en arriver là ? Je comprends le mécanisme biologique, bien sûr, ce qui m'échappe c'est comment l'espèce a pu réussir à survivre jusqu'ici. Se survivre à elle-même.

Nous en avons les moyens techniques, c'est toujours cela. J'ai, par exemple, une broche de titane et sept clous qui retiennent ensemble, dans leur configuration à peu près originelle, les os situés entre coude et poignet droits. Je suis irrigué d'antibiotiques qui tentent de contenir l'infection dont mon bras est tout gonflé. Voici ne serait-ce qu'un petit siècle j'en serais probablement mort. Là, je ne souffre même pas, les antalgiques se ruant à l'assaut de mes synapses pour me faire oublier la réalité de mon état. Pour les élancements de mon esprit, hélas, rien n'est prévu.

Dès que le corps médical m'autorise à leur répondre, gendarmerie et police judiciaire s'en donnent à cœur joie. Je ne dis que ce que je sais, mais je dois le répéter plusieurs fois, probablement pour que les versions soient comparées. On oublie de me reprocher mon silence : ayant retrouvé par moi-même et en vie une personne disparue, alors qu'une enquête a été ouverte, j'aurais dû prévenir la police ou la gendarmerie, ce que je n'ai pas fait. On ne m'en tient pas vraiment rigueur et je pense avoir bientôt gagné la confiance des enquêteurs puisque j'en apprends peu à peu autant que je ne renseigne. Une douleur contre laquelle la morphine ne peut rien.

Coralie et ses deux fils de seize et dix-huit ans ont été retrouvés dans la maison des Brachet, exécutés à coups de fusil d'une façon qui rappelle De Sang froid. Leur mort remonte à la nuit du dimanche, autour de vingt-trois heures, soit moins d'une heure après l'envoi du message de Paul. L'arme du crime est bien ce fusil de chasse, mais c'est un téléphone qui a en quelque sorte appuyé sur la détente.

Qu'a fait Pierre Brachet jusqu'au matin, lorsque – ce ne peut être que lui, Coralie étant déjà décédée – il me recontacte ? Personne n'en sait rien. Je ne peux que l'imaginer tourner comme un fauve dans cette maison ensanglantée, suivi par son double canin. Il pense et il rugit, il échafaude. Il convoque tout ce qu'il sait – bien peu, mais bien assez – pour attirer Paul dans un piège.

Je ne peux qu'imaginer aussi ce qui conduit un humain encore à peu près normal à ce quadruple meurtre suivi d'un suicide théâtral. Coralie lui a-t-elle vraiment parlé de Paul pendant vingt ans ? Probablement pas, mais quelques confidences ont pu suffire, infuser, laisser des traces qu'un esprit malade a su remonter pour donner corps à son désarroi. Le corps de Paul. Ce corps qu'il lui a fallu littéralement faire exploser pour laver les affronts de la vie.

Selon la police, Pierre Brachet allait mal depuis longtemps. Sa première entreprise était déjà au bord du dépôt de bilan lorsque son père, partant à la retraite, lui avait confié la gestion de l'exploitation familiale. Là encore, après avoir chuté une fois, il s'était révélé médiocre en gérant cet héritage anticipé. Jusqu'à ce que Coralie reprenne les rênes. Lui, bien que plus à l'aise dans la conduite de chantier et le maniement de la tronçonneuse, s'était quand même senti dépossédé, mis sur la touche, humilié.

Sa nature de pervers narcissique – expression à la mode qui ne décrit sans doute que des crétins futés pas assez intelligents pour être sympas – avait pris le dessus, et pas que dans une emprise morale. Deux mains courantes déposées en gendarmerie signalaient des coups échangés avec sa femme. Sans plainte, donc sans suite. Mais on l'avait eu à l’œil, un moment.

Pourtant l'homme restait plein de charme, bien noté par ses clients qui appréciaient son esprit raffiné et ses performances sur le terrain, ainsi que ses prix, très bas, trop bas pour la survie de l'entreprise. Ses parents eux-mêmes n'avaient rien vu venir. Jusqu'à ce que le fils cadet ait dû s'interposer entre père et mère. L'ado avait dû être soigné pour une arcade ouverte et plusieurs dents cassées. C'était juste avant Noël, l'an dernier. Les grands-parents avaient pris les jeunes chez eux, le temps que le couple se répare, confiant dans les capacités de leur fils à séduire de nouveau sa femme, cette pauvre petite même pas du coin et trop passionnée de chiffres pour être honnête. Ils n'avaient réussi qu'à lui permettre de resserrer son emprise en toute impunité, sans témoins.

C'est cette Coralie épuisée, effrayée et surtout isolée, que j'avais rencontrée. Elle avait dû ensuite tenter de reprendre la main, protéger ses enfants, puis renoncer, m'appeler au secours à travers Paul. Au lieu de l'aider, j'avais précipité sa perte. Leur perte à tous. Ma douleur.

Voilà pour moi.

Clara et Sandra m'attendent à ma sortie de l'hôpital. Deux femmes en deuil, de nouveau, et par ma faute. C'est idiot, mais j'ai l'impression de me trouver devant un choix de vie, comme si je devais décider, là avec ce bras en écharpe, laquelle des deux accompagnera le restant de mes jours.

« Tu veux que je te ramène au chalet, ou tu préfères la gare, pour rentrer chez toi ? »

En même temps, je ne suis pas obligé de choisir tout de suite. Leur laisser quelques mois de deuil, voilà le minimum que je puisse faire pour qu'on me pardonne. Je suis celui qui, après des années d'attente, leur a rendu Paul très brièvement, avant de le leur reprendre définitivement.

Elles ont attendu, espéré, elle se sont découragées, elles ont voulu faire la paix avec son départ, elles y étaient presque arrivées. Et me voilà, chien fou incapable de garder ce ressuscité pour moi. Par mes erreurs je leur donne un petit instant d'espoir, Sandra croit au micro-miracle, elle me suit, je la guide jusqu'à Paul, elle le voit, elle l'entend, et zap ! Le destin jaloux le lui ravit de nouveau. Par ma seule faute. Je me répète, mais je le mérite.

Certes, je suis puni par le chien du meurtrier lui-même, mais que fais-je dès que la médecine m'a remis debout ? Je me vautre dans la concupiscence pour ces deux femmes que j'ai tant maltraitées. Une vague de culpabilité m'éclabousse pour avoir envisagé, un instant certes, mais un instant de trop, de mettre mes pieds dans les chaussons de Paul (note : trouver une autre image moins équivoque). Si je veux honorer sa mémoire, j'ai bien d'autres choses à accomplir.

Je vais devoir, par exemple, aller retrouver ses parents et leur raconter la vie de ce fils qui leur est inconnu, disparu loin dans l'Atlantique, au service de ce qu'ils prendront peut-être pour une bande de négrillons n'ayant aucun droit sur la chair de leur chair. Peut-être comprendront-ils si je raconte bien.

Il me faudra aussi chercher à rencontrer les parents de Coralie Cassin, s'ils vivent toujours, et pleurer avec eux la disparition d'une fille que j'ai l'impression de connaître sous plusieurs angles non sécants. Qui était-elle vraiment, entre la fillette qui faisait battre les cœurs et que suivait une meute de gamins hurleurs, l'adolescente qui croisait un certain Paul Stich de loin en loin, attendant peut-être qu'il se déclare enfin, la jeune diplômée, bien lancée dans le monde de l'entreprise, séduite par un battant au charme doucereux, la mère de famille comblée mais inconsciente des failles qui fendillaient son couple, la femme battue qui espérait encore se tirer des griffes du charmeur devenu violent ou, pourquoi pas, le guérir de lui-même ? Chacun de ceux qui l'on croisée détient une partie de la véritable Coralie Cassin-Brachet, mais aucune des pièces ne concorde, puzzle brisé.

Quant aux parents de Pierre Barchet, ils sont venus me voir sur mon lit d'hôpital, initialement pour me souhaiter un bon rétablissement mais très vite pour me faire dire, presque de force, combien leur fils avait l'air triste avant de se donner la mort, tellement détruit par les infidélités de sa bourgeoise, une parisienne, vous vous rendez bien compte ! Je vais les laisser à leur rancœur. Vraiment, l'espèce humaine a bien de la chance d'avoir survécu jusqu'à cela.

Pour l'avenir immédiat je choisis le chalet de Sandra. Handicapé par mon bras droit inutilisable, abruti de médecine, j'ai besoin de me faire dorloter. « Ne t'installe pas trop, je dois rentrer pour m'occuper de Stan et fermer mon cabinet savoyard avant la saison d'été ici. » OK, mais quelques jours, s'il te plaît, quelques jours pour respirer les effluves de Paul avant de l'enterrer vraiment. Quelques jours avec lui et toi. Va chercher la voiture, merci.

Sur le trottoir devant l'hôpital, un gendarme s'approche de moi. Je crains des ennuis, un rebond de l'enquête, mais non : il ont retrouvé une lettre qui m'est adressée dans la chambre d'hôtel de Paul, avec ses quelques affaires. Le fonctionnaire me tend l'enveloppe cachetée en me disant – en insistant, même – qu'ils ne l'ont pas ouverte. Mais bien sûr... Je la prends, et le type reste planté devant moi, comme s'il attendait que je lui lise les dernières volontés de Paul Stich. Incroyable. L'arrivée de Sandra au volant de sa voiture me tire d'embarras. Je salue le planton et nous repartons vers l'océan.

Sur la route je tente d'ouvrir la lettre, mais c'est impossible à une seule main, surtout gauche. Sandra me démontre le contraire en la déchirant avec les dents tout en tenant le volant de l'autre main. OK. Elle est avide de savoir ce que Paul me dit. Je lui recommande de se concentrer sur l'autoroute. Avec un pincement au cœur je déplie la feuille où il n'a tracé que quelques lignes.

Cher Thomas,

Si tout va bien, et si Coralie correspond à la femme que tu m'as décrite telle que tu l'as rencontrée, nous sommes déjà partis là où tu ne nous retrouveras pas cette fois-ci. Désolé, la vie s'impose.

Tu ne te rends sans doute pas compte de l'influence que tu as eu sur nos vies ces derniers temps. Je devrais sans doute t'en remercier.

Accepte qu'à mon tour je me permette d''intervenir dans la tienne.

Nous sommes amis depuis assez longtemps pour que je te connaisse plus que tu ne crois. Plus que tu ne te connais toi-même, en fait. Un point de vue extérieur est toujours nécessaire à l'appréhension complète d'un tableau... ou d'une personne.

Alors voici : ne te pose plus de question sur une éventuelle histoire à vivre avec Clara, Sandra ou n'importe quelle autre femme.

Ne nie pas, je sais que tu y penses. Eh bien, tu te trompes. Il est temps pour toi d'admettre ton homosexualité et de la vivre, au lieu de te la cacher sous les histoires des autres.

Sois toi-même et sois heureux ainsi.

Ton Paul

Je devrais sans doute te remercier... Jusqu'au bout, hein, Paul ? Jusqu'au bout et au-delà...

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