Thomas, enfin
J'ai rencontré Paul Stich dans le cadre d'une série d'articles sur les jeunes entrepreneurs de la région. Il avait lancé son cabinet CERPE depuis deux ans déjà. Ce jour-là il m'avait reçu dans ses locaux au milieu d'une zone d'activité économique en plein développement et m'avait expliqué ce que voulait dire l'acronyme de sa raison sociale : Conseil en Entreprise pour des Relations Professionnelles Efficientes. Ce n'est qu'une des versions proposées, je l'ai appris par la suite. Concrétisations Existentielles pour la Réalisation de Potentiels d'Exigence lui irait bien aussi. Ou autre chose encore à créer.
A-t-il été mon ami ? Oui, bien sûr. Il a tout fait pour me séduire. Les journalistes aiment qu'on leur parle, mais ils aiment aussi parler d'eux. Ai-je été son ami ? Je ne sais pas. J'ai beaucoup écrit sur lui et je ne sais toujours pas qui j'ai croisé chaque fois que je voyais Paul. Je sais seulement que sa présence m'a marqué et que les cicatrices sont profondes. Il y a donc eu blessure.
Lorsqu'il a quitté Clara voici près de dix ans, c'est chez moi qu'il est venu s'installer. Mon petit appartement de Grenoble ne comprend qu'une chambre et un séjour cuisine. Le canapé lui a convenu. Autant Paul me semblait capable de construire à grande vitesse le cadre d'une vie ou d'une relation confortable et bien équipée, autant il pouvait parfois entrer dans une sorte d'hibernation, restreignant ses avoirs comme ses échanges.
Tout le temps qu'il passa chez moi je ne lui ai jamais vu occuper complètement le coin de penderie et les deux tiroirs que je lui avais concédés. Il partait le matin dans ses habits de la veille et rentrait le soir, les bras chargés de sacs de courses dont il alimentait le frigo, rien d'autre que du consommable. Tout le durable était à l'intérieur du bonhomme.
Il est resté trois mois, avant de partir chez Sandra. Cette période a été pour moi d'une richesse étonnante. Même si nous ne faisions que nous croiser dans l'appartement, chaque rencontre était l'occasion d'échanges passionnants. Comme ces sacs de courses dont il remplissait le frigo, la conversation de Paul apportait toujours de nouvelles denrées. Il me parlait d'un auteur, d'un incident dans son travail, d'une idée, et tout de suite – je m'en rends compte maintenant que j'y repense – il me lançait sur le sujet et ne faisait plus que m'écouter. J'avais l'impression d'exister plus fort à ses côtés. J'avais l'impression d'être une meilleure version de moi-même et de m'améliorer encore. Chaque fois qu'il décidait de clore l'échange, le silence qui suivait était encore habité de sa présence. C'est un cliché attribué à la musique de Mozart, mais il définit assez bien l'impression que me laissait Paul en son absence. Quand il partait, il était encore là parce qu'il allait revenir. Je me sentais bien en attendant son retour. Je me suis rarement senti mieux, occupé par lui, et il est probable que je me suis mis en tête d'écrire sur lui, non pour lui rendre hommage ni même pour faire œuvre, mais simplement pour raviver cette sensation de bien-être et de conscience de moi.
Dans la continuité de ce travail sur Paul, j'ai tenté de reconstituer le parcours de Coralie. Il m'a fallu rencontrer des gens qui, consciemment ou non, semblaient parfois m'accuser de sa mort. Il m'est arrivé de partager ce sentiment. J'ai eu du mal, j'ai insisté, comme si je devais la réhabiliter. Chacun construit son propre enfer. Quel a été celui de cette femme lorsqu'elle n'était encore qu'une fillette lâchée dans une école de garçons comme une proie, un faisan d'élevage pour la battue des chasseurs ? D'après ce qu'on m'en a dit – ou pas dit – cette épreuve qui fut fondamentale pour Paul n'en a pas été une pour Coralie. Aucun de ses proches, surtout son frère qui fréquentait alors la même école, n'a souvenir d'une quelconque plainte de sa part. Comme si la ribambelle de garçonnets jouant les Don Juan à culottes courtes avait été, déjà, une conséquence attendue de son statut de jolie fille, intelligente, drôle, douée, sportive, joueuse. Pas une proie, donc, mais une star, dotée fort logiquement et par anticipation de ce qui deviendrait plus tard une meute de followers avec Internet et les réseaux sociaux. On ne parlait pas alors de harcèlement – notion aujourd'hui plus répandue et mieux définie – et ce ne fut donc pas reçu comme tel.
C'est à ce moment sans doute que la jeune Coralie Cassin apprend à mettre une certaine distance entre les représentations d'elle-même et sa vie intérieure. Il y avait l'expression du goût des autres, qui la valorisait, et les doutes qui pouvaient la traverser, que ce soit sur sa personne, ses capacités, son avenir. Une voie royale se déroulait pourtant devant elle : première de la classe en primaire et au collège, entrée en seconde scientifique, bac avec mention très bien, dossier accepté dans une prépa cotée, et puis... pas grand-chose.
La machine à gagner ne se grippe pas, mais elle s'essouffle. J'imagine Coralie se posant des questions : vers quoi cela va-t-il la mener ? Quel est le sens de cette course ? Où est le plaisir ? Personne n'est dans sa tête à ce moment clé, mais ses parents qui cherchent à la soutenir se rendent compte que les doutes ont pris le dessus. Elle sort de prépa classée tout juste dans la moyenne, expédie les concours, choisit une école de seconde zone, se spécialise dans la gestion. Pas la finance ou la communication qui étaient si tendance à l'époque. Pourquoi ?
Je glisse le nom de Paul à ceux que j'interroge, mais il ne leur rappelle rien. Si Coralie pensait à lui, elle n'en a jamais parlé à ses proches. Je cherche bien à en savoir plus sur ses petits amis d'alors, mais le sujet choque. On ne parle pas de ça dans cette famille. Son frère finit par lâcher qu'elle aurait eu un fiancé, brièvement. Un étudiant en médecine, prometteur, sportif. Le frère aîné se souvient de lui parce qu'ils ont fait du ski et de la planche à voile ensemble. À l'écouter s'étendre sur les qualités et promesses du jeune carabin, il l'aurait bien épousé lui-même. Qui a rompu les fiançailles ? Le frère ne se le rappelle plus, mais encore aujourd'hui il semble déçu.
À l'issue de ses études, Coralie s'éloigne de sa famille. Pas géographiquement, puisqu'elle trouve vite un poste dans un cabinet d'audit à l'ouest de Paris, mais elle espace ses visites, se cantonne aux fêtes carillonnées. Ce passage dans l'ombre dure plusieurs années, avant qu'elle réapparaisse avec un nouveau fiancé. Un jeune winner, bosseur, fils spirituel d'un Bernard Tapie de banlieue : il a monté sa propre entreprise de décoration végétale d'extérieur. Un paysagiste de luxe, si vous m'en croyez.
Coralie l'a rencontré sur un audit de gestion. Elle connaît, je pense, le potentiel exact de la boîte, comme celui de son fondateur. Pourquoi accepte-t-elle d'y être embauchée ? Son premier fils naîtra sept mois plus tard. Mariage à la sauvette. La famille fait bloc de silence. Le frère cadet m'apprend finalement que ses parents ont investi pour renflouer une première fois l'entreprise du gendre. La Coralie bonne gestionnaire ne parvient pas à faire des miracles, ou alors c'est Pierre Brachet qui coule intentionnellement l'activité. Il y a une deuxième avance de fonds, ce sera la dernière. L'entreprise périclite. Le couple met la clé sous la porte et s'installe dans les Landes où naîtra leur second fils. J'ai du mal à savoir ce qu'il s'est réellement passé. Difficile de ne pas lire le passé à la lumière du drame futur.
L'équité m'impose de voir en Pierre Brachet un homme dont les ambitions se sont heurtées à une économie féroce, et non un petit margoulin rattrapé et laminé par le poids de ses magouilles. Le couple qu'il formait avec Coralie n'avait peut-être pas comme socle un amour partagé mais plutôt des fonctions complémentaires, des rôles successifs dans le triangle de Karpman. Coralie passait de sauveuse à victime pendant que son mari alternait entre persécuteur et, lui aussi, victime. Construction mortifère. Les parents, drapés dans leur supériorité, n'ont pas pu imaginer que leur fille chérie, leur enfant star, se trouve prise dans cette structure dramatique. Lorsqu'ils ont été obligés de le voir, de l'accepter, il était trop tard.
Quelle fut la place de Paul là-dedans ? Aucune dans la réalité concrète, mais peut-être a-t-il représenté pour son amie de jeunesse une lumière d'espoir, un phare dans la succession des tourmentes, lampe tournoyante dont la flamme était alimentée par les souvenirs d'une enfance sans cesse reconvoquée et embellie. Elle-même m'a demandé de lui en transmettre le message : dites-lui que je ne l'ai pas oublié. Cette mémoire qui la faisait tenir a pu aussi devenir sa faiblesse. Paul n'a jamais rien pu pour elle.
Quand a-t-elle parlé de lui à son mari ? Est-ce à la suite de ma visite ? Plus tôt ? Je ne le saurai jamais. Une chose me semble sûre : le retour de Paul, sa présence à proximité de Coralie, peut-être mon message pour la prévenir, voilà ce qui a tout déclenché. Aurions-nous pu l'éviter ? Le retarder, seulement. C'est ce que je veux croire. On dit que quand la balle qui doit vous tuer a été forgée, plus rien ne peut l'arrêter. Ou quelque chose comme ça.
J'imagine sa dernière nuit, ses derniers instants. A-t-elle supplié son mari ? J'espère que non. Pas de peur, pas de bassesse. L'a-t-elle provoqué au contraire, un sursaut de fierté, une libération sur la ligne d'arrivée ? J'aimerais la voir ainsi, prête au départ, retrouvant l'orgueil et l'assurance qui lui faisait traverser la cour de l'école sans un regard pour les gamins qui lui criaient aux basques. Elle est là, sur le seuil de la terrasse, un sac de voyage à la main. Elle ne dit pas « au revoir », mais « c'est fini ! » Et en effet, c'est bien fini. Elle ne supportera plus les échecs, les colères et les névroses de son mari. Paul est là, tout près, elle le sent, il faut qu'elle le rejoigne. Il n'y a plus rien d'autre que cet horizon. Elle reprend sa vie en main et la seule solution qui reste à Pierre Brachet est de la lui ôter. Elle meurt, mais fière et libre. Je veux le croire, pour pleurer sur elle et non sur moi.
Plusieurs fois, en parallèle de mes recherches sur Coralie, j'ai éprouvé le besoin de refaire la route que nous avions suivie ce matin-là, jusqu'au drame. Le trajet entre la maison derrière les pins et le bord de l'étang me paraît différent à chaque passage, tant j'en questionne les détails. Je scrute dans la courbe d'un virage, le creux d'un fossé, la lumière plissée entre les troncs ou violente à découvert, les traces mal effacées d'indices qui auraient pu, qui auraient dû, m'alerter alors. Il n'y a rien, bien sûr.
Avec Sandra, lancés dans la poursuite, nous ne pouvions rien voir ni anticiper de ce qui était à l’œuvre. Nous n'avons rien vu d'autre que cette route, ces virages, ce chemin, cette eau noire qui attendait la mort sans que nous le sachions. Dans un film ou un livre, il suffit qu'une voix off ou un narrateur omniscient nous prévienne de l'issue fatale pour que chaque détour, chaque élément du décor, chaque changement de luminosité prenne une force insoupçonnée. La puissance de la dernière fois.
Si nous avions su que Paul allait mourir, si un scénariste compatissant nous l'avait murmuré à l'oreille, nous aurions tout regardé différemment. J'aurais su que ce visage crispé de haine et de tristesse, cette double gueule du fusil de chasse, ce reflet froid du ciel dans l'étang, et peut-être la course folle d'un chien silencieux, seraient les dernières choses que Paul verrait de ses yeux vifs. Peut-être son âme a-t-elle erré un moment au-dessus du désastre, comme l'attestent la plupart des revenants après une expérience de mort imminente. Peut-être a-t-il entendu le glapissement du fauve qui m'a lâché le bras lorsque son maître, tête explosée à son tour, a basculé dans son linceul liquide. Peut-être a-t-il senti le cœur affolé de Sandra qui courait vers lui en hurlant, puis ses bras qui secouaient son corps sans vie, ses larmes sur ce qui restait de son visage pulvérisé.
Je n'ai rien vu de tout cela sur le moment. Depuis le départ de Paul m'abandonnant sur le bord de la route à la poursuite du Range Rover, rien ne m'avait préparé à cela. J'ai revécu cent fois ces quelques minutes découpées instant par instant jusqu'à en faire des heures, et rien, rien du tout, ne signalait la mort en marche. À aucun moment je me suis dit « regarde, c'est la dernière fois que tu vois Paul, que tu l'entends, que tu penses à lui comme vivant. » Jamais la puissance de la dernière fois ne m'a effleuré. Maintenant qu'il n'est plus là, je me sens privé, dépossédé, à la fois de lui et de son départ.
Il va me falloir faire sans lui.
Comme tous ceux qui ont eu la chance de le connaître un peu, je lèche ma blessure et m'enfouis au fond de mon terrier dans l'attente d'une hypothétique belle saison de retour. Elle ne reviendra pas. La chance a tourné. Il nous faudra trouver autre chose. Lorsque je revois Clara ou Sandra, lorsque je retrouve un des clients de Paul sur un reportage, je sais que nous faisons de gros efforts pour ne pas évoquer le sujet et garder pour nous ce que nous ressentons. Mais nos regards ne mentent pas. Nous scrutons sur le visage de l'autre un espoir ou un trace de tristesse, quelque chose qui nous dise que Paul Stich est toujours là, entre nous. Il y est. Son souvenir à la fois creuse et comble le fossé qui sépare les souvenants. C'est une douleur et un soulagement que ce lien temporaire.
J'ai relu le premier texte que j'avais écrit sur Paul. Clara avait raison. C'est verbeux et cela sonne faux. Je ne savais pas où me mettre dans cette histoire qui n'avait pas encore vraiment commencé. D'où le pseudonyme de Franck Lone, sans doute. J'y avais glissé tout de même quelques éclairs de lucidité inconsciente, comme cette « allumette que personne n’avait encore vraiment craquée, et qui a pris comme une torche », phrase par laquelle je parlais de l'effet Coralie sur Paul sans rien en savoir. Si j'avais su... Cela n'avait déjà plus d'importance, il était parti. J'ai entrepris alors d'écrire le vrai début, le jour du départ de Paul, tel que je le reconstruis dans ma mémoire larmoyante. J'espère avoir trouvé le ton, une sorte de réparation. Paul mérite bien ça. Je me demande parfois si moi, je le méritais.
Le reste du temps je m'emploie à l'oublier. Parce que, chaque fois que je pense à lui, j'ai dans les yeux cette double image en surimpression : le regard fou d'un chien muet, crocs serrés sur mon poignet, et l'explosion d'une fleur de sang. J'écris pour m'en libérer, sans y parvenir. La douleur dans mon avant-bras droit, dès que je frappe une touche du clavier, me vaut tous les rappels. Il est parti, rien ne le ramènera cette fois-ci.
Même si je parviens à me libérer de Paul je reste tout encombré de moi.
Voilà, c'est fini, merci aux lecteurs-commentateurs.
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