Invisible : cadeau ou malédiction?
Ce matin de juin, Alexandre Vella, ingénieur dans l’entreprise de télécom Vemedis, se réveilla invisible, avec une note sur sa couverture qui disait :
Alexandre, tu es invisible à chaque fois que tu répètes trois fois : homo homini lupus. Tu viens de le répéter trois fois en rêve. L’effet ne dure qu’une heure. Profites-en bien et ne me remercie pas. Ton ange gardien.
PS : tu peux le dire en pensée, ça marche aussi !
Excité par ce nouveau pouvoir, Alexandre visualisait tous les scénarios possibles en se brossant les dents.
Primo, appeler mon chef et lui dire que je suis malade. Secundo, aller au bureau en étant invisible et tercero, en scène l’artiste !
Sa jubilation était d'autant plus grande qu'Alexandre était malheureux à son travail. Il devait chaque jour cirer les pompes d’un chef despotique, Jacques Bordet. Ce quinquagénaire gras, méprisant et avide de pouvoir hantait ses jours comme ses nuits. Il subissait un harcèlement moral quotidien, mais ne voulut jamais le reconnaître. Il avait choisi de le détester en silence. Ce nouveau pouvoir lui donnait un regain de confiance, il allait enfin pouvoir lui rendre la monnaie de sa pièce.
Sur le chemin, Alexandre se rendit compte que c’était la première fois qu’il était heureux d’aller au bureau. Il chantonna même La Vengeance de Juliette dans le métro, tapotant ses doigts sur ses genoux. En sortant de la rame, il se concentra et répéta trois fois Homo homini lupus. Il vérifia qu’il était bien invisible et se dirigea vers l'entrée de l’immeuble Vemedis. Il courut, se glissa de justesse dans l’ascenseur et se retrouva avec Clémence. Clémence, c’était la fille, celle dont il était fou amoureux. Comme elle ne pouvait pas le voir, il en profita pour la contempler. Elle sortait avec Thibault, un collègue prétentieux et moqueur plutôt joli garçon, l’opposé d’Alexandre.
D’abord mon chef ensuite Thibault.
Il emboîta le pas à la secrétaire qui entrait dans le bureau de son chef. À chaque fois, il était indisposé par la forte odeur de parfum pour homme. Monsieur Bordet était penché sur ses documents, mal réveillé, un café fumant près de son clavier d’ordinateur. Alexandre commença par renverser le café brûlant sur son costume YvesSaintLaurent.
Faut bien s’échauffer.
Jacques Bordet s’était levé d’un bond, jura et vida sa boite de mouchoirs pour s’éponger. Alexandre étouffa son rire. Quand son chef tenta de se rasseoir, il tira sa chaise en arrière. Cette fois impossible de ne pas se faire entendre. Son chef, écarlate, pestait comme un dément :
« Qui est là ? Qui est là ? »
Le voir se dandiner au sol pour essayer de se relever, le fit rire aux éclats. La secrétaire entra et aida Jacques à se relever. Alexandre en profita pour sortir.
Son chef avait eu son compte pour aujourd’hui.
Il se dirigea vers le bureau de Thibaut, dans l’espace de travail collectif. Au début, il avait imaginé tout un tas de choses enfantines - comme avec Jacques Bordet - mais quand il se mit derrière lui et vit le message qu’il écrivait, la tristesse prit le dessus. Un message cru et bestial destiné à la secrétaire à laquelle il adressa un clin d’œil discret au passage. Alexandre eut mal pour Clémence, il s’assit, sonné et laissa le temps filé. Il savait que Clémence était folle amoureuse de Thibault.
Quoi faire ? Ce type méritait le pire. Il méritait que Clémence le largue. Alors quand il partit aux toilettes, Alexandre prit son téléphone, fit une capture d’écran de sa conversation avec la secrétaire et l’envoya à Clémence. La sueur perlait sur son front, il guettait Clémence, inquiet de sa réaction. Il vit son visage s’assombrir. Elle alla intercepter Thibault aux toilettes et referma la porte derrière elle. Au bout d’un quart d’heure, elle partit en courant vers les escaliers. Alexandre la suivi jusqu’au hall de l’immeuble. Il vit ses mains réapparaître et décida de la laissa partir même s’il avait une envie folle de la consoler et de la prendre dans ses bras.
C’était la dernière fois qu’il vit Clémence. Le lendemain, elle donna sa démission au téléphone et posa ses jours de congés le temps de son préavis. Pour elle, il aura toujours été invisible.
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