12 - Les bâtisseurs
« Dis existait avant l’Hiver Noir. Il est vraisemblable, compte-tenu du temps que nous avons passé au sud avant de rallier la cité après la première aube, que nous n’y avons pas vécu avant l’Hiver Noir. Quand je dis « nous », je parle de ceux qui ont été sauvés des ténèbres par le Grand Théologiste. Nous étions tous localisés dans la région que nous appelons aujourd’hui le Marais de Bourbarasse – qui n’était pas un marais à l’époque – et les premiers Bris de Gel, au sud des Collines Oppressantes, elles-mêmes au sud de la Vitale et de la croisée du Sud. Pourquoi le Dieu Solaire s’est-il installé si loin de l’endroit où nous avions réorganisé notre vie dans l’obscurité ? Seul le Primat le sait, quoique l’on puisse raisonnablement supposer que ce site élevé, capable d’accueillir un grand nombre d’habitants, était idéal pour commencer une nouvelle vie. Mais le Dieu Solaire ne l’a pas bâti. Qui alors ? Il n’y avait probablement aucun habitant à Dis depuis très longtemps car nous n’en avons trouvé aucune trace. C’est une question qui préoccupe bon nombre d’historiens et qui n’a pas fini de les préoccuper tant que les souvenirs volés par l’Hiver Noir ne nous aurons pas été rendus, si toutefois c’est possible un jour. »
Introduction d’un essai sur l’histoire de Dis
écrit en l’an 8 par Carol At’Arati.
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– Tu sembles plutôt heureuse, dis-moi ?
– Je ne sais pas à quoi tu fais allusion.
Ivrac Orati sourit. Il contemple la Supérieure Tarsis, celle qu’il considère comme sa fille. Ils se promènent dans le quartier du Gel de Dis, sur la plus haute terrasse, non loin de la résidence d’Adana.
– Je ne sais pas. Tu sembles radieuse. Plus en accord avec toi-même que depuis bien des mois.
Adana se retient de confirmer ses dires. Tout d’abord parce qu’elle n’est pas tout à faire sûre que ce soit vrai et, ensuite, parce qu’elle a toujours essayé de cacher ses sentiments. Elle lui offre un léger sourire énigmatique et secoue la tête en signe de déni.
– Tu dois faire erreur, ajoute-t-elle.
Le Directeur hausse les épaules et concentre son attention sur la rue et la direction qu’ils suivent.
– Peut-être. C’est parce que je ne t’ai pas vu depuis plusieurs mois et que tu me manques, fillette.
– Arrête de m’appeler fillette. J’ai plus de vingt ans, enfin.
Il sourit.
– Ça ne te déplaisait pas autrefois.
– Autrefois, j’étais une fillette, dit-elle simplement.
– Exact.
Ivrac Orati vient rarement à Dis. Le Jour Divin est quasiment la seule occasion qui l’y mène. Ces derniers temps, sous le prétexte d’effectuer des échanges d’effectifs, il déplace des troupes tout en faisant escorte à des convois d’Usu. Pour ceux qui s’intéressent aux activités militaires, c’est très étrange mais, pour la plupart des gens, il n’y a rien d’anormal. De fait, les livraisons du produit miracle se passent bien, ce qui contente les principaux bénéficiaires et qui fait que le monde « d’en-haut » se porte au mieux. Cette mission amène le Directeur dans les Hauts de Langueur, si proche de la capitale qu’il fait assez souvent un détour pour dire un bonjour à sa fille.
Ils avancent sans but. Dans ce quartier, celui de la noblesse et de la Théologie, ils ne craignent pas de faire une mauvaise rencontre. Tout y est calme, l’Instance de l’Ordre y veille. Ne serait-ce que grâce à la présence de son quartier général qui se trouve à présent sur la droite des deux promeneurs, il semble aussi que le domaine des riches et des privilégiés repousse naturellement les mauvaises intentions. Un constat inexact : dans le quartier du Gel la violence est rare mais, riches ou non, il n’y a pas moins d’arnaqueurs et de voleurs ici qu’il peut y en avoir dans les quartiers plus populaires de Dis. La différence se joue sur une question de catégorie sociale, donc de style et, malheureusement, de légalité variable. Il en découle que les voleurs riches s’évertuent à être les plus riches et à payer leur liberté alors que les voleurs pauvres se contentent d’être les moins pauvres et d’éviter de se faire prendre.
– J’ai trouvé la ville plus sereine que lors du Jour Divin, dit Ivrac un peu plus loin.
– Je pense que c’est le cas. Moins de tension entre les Atarks et les Humains. Moins de monde, aussi.
– Tu sais de quoi tu parles, mais ce n’est pas ce à quoi je pense.
Adana fronce les sourcils, intriguée.
– Et à quoi penses-tu au juste ?
– Eh bien à ces histoires de terrorisme. J’ai appris que l’enquête est close depuis presque deux mois.
Cinq décades se sont effectivement écoulées depuis le fiasco de la Rue de l’Écume. Une petite opération dont la Supérieure a eu vent, sans pour autant avoir eu l’occasion d’en connaître les détails. Elle n’a pas souhaité montrer plus que ça son intérêt pour la question. C’eut été légitime, étant donné sa confrontation avec les terroristes impliqués le jour de la signature du traité atark, mais elle a dû passer sous silence certains éléments de cette rencontre. Une affaire classée lui convient pour le moment. Elle garde à l’esprit que rien n’a été résolu mais, compte-tenu de ce qu’elle a découvert par elle-même, rien ne le sera vraiment.
– Tu n’en as pas appris davantage, d’ailleurs ? hasarde le Directeur.
– Non. Le dernier suspect a été tué lors d’une opération il y a cinq décades. Je n’en sais pas plus.
Ils traversent l’Avenue du Gel en accélérant un peu le pas. Cette voie est très passante et il arrive qu’un cavalier pressé et un peu étourdi percute un piéton inattentif. Ils dirigent leurs pas vers le sud à présent, mais n’ont pas davantage d’objectif. Les habitations dans cette partie de la ville bénéficient d’une plus grande recherche architecturale et l’agencement de la terrasse elle-même a été conçu comme un tout harmonieux. Les voies sont larges, les maisons spacieuses et luxueuses, le dallage bien entretenu et de nombreux aménagements végétaux embellissent le décor. Tout est tel que les premiers humains arrivés à Dis après l’Hiver Noir l’ont découvert. Il a rapidement été convenu que les nobles y emménageraient. Un privilège qui leur a été accordé par le tout nouveau Primat du Dieu Solaire qui prétendait alors que le monde révélé par la déité avait été fait pour eux. Les premiers préceptes de la Théologie ne semblent pas avoir changé quoi que ce soit aux notions de classes sociales et droit de naissance, alors que tout le monde aurait pu repartir sur un pied d’égalité, compte-tenu de cette amnésie collective et absolue que l’Hiver Noir a fait subir à tous. Adana ne le sait que trop bien, elle qui est née fille de fermier et qui maintenant occupe un des postes les plus importants de la Théologie et loge dans ce quartier.
– Pas plus de détails ? questionne Ivrac.
– Non, pas plus.
– Bon… De toute façon, si cette histoire est réglée, alors tout va pour le mieux.
– Sûrement.
Le Directeur éclate de rire, faisant sursauter un passant.
– Qu’ai-je dit ou fait d’assez drôle pour déclencher cette hilarité ? s’enquiert Adana quelque peu amusée.
– Mais c’est toi fillette. Tu crois peut-être que parce que je ne suis pas ton père de sang et que je vis loin de toi je ne te connais pas assez pour savoir ce que cache ce manque évident de loquacité ?
– Tu m’intrigues. Que crois-tu savoir de moi à ce propos ?
– Allons Adana. Tu as été impliquée directement dans cette affaire. Tu as couru après ces terroristes. Déjà, je peux difficilement croire que tu aies pu être semée par eux, et ensuite, je suis plus que convaincu que tu as poursuivi l’enquête bien après qu’on t’en ait retiré la charge.
La Supérieure tente de garder le même air désinvolte.
– Belle théorie, mais tu te trompes. J’ai oublié tout ça et je n’ai pas grand-chose à en dire.
Ivrac ricane.
– Tu n’as jamais été douée pour mentir, Adana, même quand tu étais toute jeune. Tu avais cette manière de dire effrontément quelque chose que personne ne pouvait prendre pour argent comptant. T’es-tu parfois laissée convaincre que l’on te croyait ?
Le ton de la jeune femme se durcit.
– Il est peut-être préférable que nous arrêtions de parler de ça si tu penses que je ne suis pas honnête avec toi.
Le directeur soupire et se tait. Ils approchent du bord de la terrasse. Les premières constructions se dressent trente mètres au-delà de l’épais muret qui la ceint, ce qui laisse un large espace inoccupé sur lequel s’étendent des parterres de verdure. La promenade qui court le long de la bordure est très fréquentée. D’ici, la vue est magnifique. Sur la droite, dans le lointain ouest, on voit l’incroyable mur naturel formé par les Monts Infranchissables. La base de ce spectaculaire monstre montagneux est occultée par une avancée rocheuse de plateaux s’élevant plus hauts que le Dieu Solaire. Restés inexplorés à cause de l’absence d’éclairage de la divinité, ils sont probablement aussi inintéressants que les Bris de Gel, à la différence que le ciel doit y être plus clair et la température plus clémente. Ces haut-plateaux n’ont jamais vraiment été considérés comme inhospitaliers mais juste inhabitables. C’est au pied de ces plateaux, à une centaine de kilomètres de Dis, que des carrières ont été créées. Le relief des hauts-plateaux et des Monts Infranchissables s’effondre dans le lointain sud, masqué par une autre branche de l’étoile dissienne, le quartier du Roc. Entre les deux quartiers c’est le vide. Les trois terrasses de chacun des quartiers communiquent entre elles uniquement par d’étroits passages collés à la base de l’étoile. Entre les deux bordures intérieures des plus hautes terrasses de ces quartiers, s’étend un précipice de plus de soixante mètres jusqu’à la roche nue de la crête. Cette crevasse est encore plus accentuée là où le terrain hors de la cité est plus accidenté. Si le niveau des trois terrasses des cinq quartiers est identique, le travail qui a consisté à asseoir les fondations de la cité en équilibre sur cette crête montagneuse irrégulière relève d’un génie architectural que personne ne maîtrise dans le Monde Éclairé.
Ivrac s’appuie sur le muret, les coudes sur le plat de la pierre, le menton posé dans la coupe formée par ses mains. Dans le paysage, il a jeté son dévolu sur la contemplation de l’incroyable chantier qui se déploie sur la terrasse inférieure du quartier Roc. Les Atarks s’attellent depuis maintenant un mois à dégager les gravats de la zone accidentée de leur habitat dissien. Le long de la route qui part vers le sud-ouest, des constructions en bois ont été bâties. Elles abritent différents ateliers destinés au recyclage et à l’entreposage de la pierre. Des caravanes circulent pour apporter et stocker les matériaux issus de nouvelles carrières ouvertes par les Sangs-Froids. Il a été convenu avec eux que la Théologie leur versera le paiement de leurs travaux urbains au fur et à mesure de l’avancement, ce qui permet au millier d’Atarks dissiens de s’intégrer doucement dans le système économique du Monde Éclairé. Les Serpents ont fait eux-mêmes tout ce qui a été mis en place, au grand dam de la noblesse qui contrôlait ce marché jusqu’à leur arrivée. De nombreux échafaudages couvrent une bonne partie de l’enceinte extérieure du quartier Roc et, de là où le Directeur se trouve, il voit de petites silhouettes s’agiter sur ces fragiles assemblages. Dis est à ce point immense que, de la promenade supérieure du quartier du Gel à l’extrémité de la pointe du quartier Roc, il n’y a pas loin de deux kilomètres.
– C’est extraordinaire ! commente Ivrac.
– Quoi donc ?
Adana est assise sur le parapet à sa gauche, les jambes pendantes du côté de la terrasse. Elle tourne le dos au spectacle qui fascine son père adoptif.
– Tu ne regardes pas dans la bonne direction, lui répond-il.
– Oh ça ? dit-elle l’air blasé.
Elle pivote sur son séant amenant ses jambes sur le muret pour s’y asseoir en travers. En tournant la tête elle voit la même chose que lui. Sur sa gauche, c’est un vide de vingt mètres vers le bord de la terrasse inférieure mais les hauteurs ne l’impressionnent pas.
– En 14 ans, nous ne nous sommes jamais vraiment demandé d’où provenait cette cité, raconte son père.
– Elle a toujours été là.
– Oui, mais je parle de son origine. Qui l’a bâtie ? Pourquoi ? Sa forme nous semble si peu conventionnelle.
– Un présent du Dieu Solaire ? risque-t-elle.
Le Directeur sourit. Adana et lui ne sont pas des religieux. Le Dieu Solaire a assurément beaucoup de pouvoir mais, selon eux, il se contente d’éclairer le monde. Ils ne l’imaginent pas comme un bâtisseur et ne l’ont jamais vu construire quoi que ce soit… Ni ne l’ont jamais vu tout court. Plus qu’une déité, c’est un mystère, le secret exclusif du Primat.
– Non. Je songeai à ces Atarks. Ils font là ce qu’aucun d’entre nous n’a jamais vraiment tenté. Réparer le quartier Roc. C’est une tâche colossale et incertaine, mais ils y mettent beaucoup d’énergie.
Ivrac laisse un peu son raisonnement en suspens.
– Va au bout de ta pensée.
– Eh bien, s’ils étaient les fondateurs de Dis ? Les véritables bâtisseurs de cette cité ?
– Qu’est-ce que ça changerait ?
– Politiquement, rien je pense. Mais socialement… tu imagines ?
– Ça remettrait en question nos prétentions au contrôle de ces terres.
– Oui, ainsi que les actions que nous avons menées contre les Atarks.
Adana fait la moue. Ivrac se redresse et regarde sa fille.
– Je suis désolé, fillette. Je sais combien tu t’es investie dans cette guerre et combien tu en souffres aujourd’hui.
– Je ne crois pas que tu aies la moindre idée de ce dont tu parles, fait-elle entre les dents.
Les yeux du Directeur cherchent sans succès ceux de la Supérieure. Il s’attarde sur le motif de son Empreinte Solaire qui luit légèrement.
– Au fait, tu as un rival de moins en ce monde, lui annonce-t-il sur le ton de la conversation.
La jeune femme le fixe l’air intrigué.
– Que veux-tu dire ?
Ivrac fait un geste de la main pour dessiner succinctement sur son propre visage le tatouage de sa fille.
– L’Empreinte. Il y a un gars qui a été retrouvé mort dans le fleuve à Jolinar. Il portait l’Empreinte sur son front.
– Albo ? demande-t-elle alors qu’un frisson lui parcourt le corps.
– Oui, je crois que c’est lui. Albo Saternal. Je ne l’ai vu qu’une fois. C’est un vétéran de la première légion qui se trouve dans mes rangs qui l’a identifié. Il était dans un sale état. Il a servi sous tes ordres, non ?
– Oui.
Elle essaye de contrôler ses émotions mais ses mains, posées sur ses genoux, s’agitent nerveusement. Ivrac le remarque et fronce les sourcils.
– Il t’était proche ?
Adana rassemble ses mains et serre les poings pour tenter de masquer son trouble.
– Non, pas vraiment.
Ivrac se frotte le menton, signe de son indécision quant à la marche à suivre.
– Fillette, finit-il par dire, tu m’en as trop dit, ou pas assez. Ne serait-ce pas le moment idéal pour te confier ?
La nouvelle a altéré la sérénité de la jeune femme. Elle a toute confiance en son père adoptif mais ce qu’elle a à lui révéler le mettra peut-être en difficulté vis-à-vis de sa hiérarchie. Finalement, elle se rend compte qu’elle a gardé ça trop longtemps pour elle. Si elle doit partager ses doutes et ses craintes, Ivrac est la seule personne avec qui elle peut le faire et peut-être que, comme il le suggère, le moment est venu de le faire. Elle inspire profondément puis souffle et retrouve un peu son calme.
– Très bien, commence-t-elle. Il est temps en effet, je ne peux plus me taire. Mais tu dois me promettre de garder tout ce que je vais te dire pour toi et toi seul.
– Tu peux être tranquille, lui confirme le Directeur.
– Quoi qu’il arrive ?! Je veux une promesse !
Ivrac comprend alors que sa fille porte un très lourd fardeau et c’est le visage grave qu’il répond.
– Je te promets de ne jamais rien dire quoi qu’il arrive.
Adana regarde rapidement la promenade pour vérifier qu’aucun témoin ne se trouve à portée d’oreille. C’est le cas et elle se penche un peu en avant tout en baissant la voix. Ivrac reprend sa position d’observateur, appuyé sur le rempart, le regard braqué droit devant lui, mais toute son attention concentrée sur son ouïe.
– Lors de l’attentat j’ai identifié un des hommes que j’ai poursuivi. C’était Albo. Il y avait également une quatrième personne qui ne figurait pas dans mon rapport, un jeune garçon nommé Geosef. En fait, j’ai été tellement surprise de voir Albo après l’avoir démasqué que je n’ai pas su quoi faire. Je savais qu’il avait quitté l’armée dès la fin de la guerre et avait renoncé au pouvoir de son Empreinte. Je ne l’aurai jamais imaginé capable d’un tel acte.
– Alors tu as délibérément menti sur ton rapport ?
– Oui. D’une part pour me laisser le temps de comprendre pourquoi Albo était mêlé à tout ça et, d’autre part, parce que je ne pouvais pas me résoudre à faire accuser ce gamin, Geosef, d’un acte de terrorisme. C’est ainsi que j’ai préservé l’identité d’Albo et occulté toute participation de Geosef. J’avais en revanche défini le signalement d’un des complices, démasqué également durant notre affrontement. Hélas, à peine une décade plus tard l’enquête m’était retirée et confiée comme il se doit à l’Instance de l’Ordre, et moi j’assumai un rôle très différent au sein de la Théologie. Un rôle qui me confinait à Dis et ne me laissait guère de temps pour continuer à m’occuper de ce mystère.
– Que s’est-il passé ensuite ?
– Aloysius Kiram, qui avait repris l’enquête, a réclamé l’ensemble de mes rapports et notes sur le sujet. Je les lui ai confiés sans aller à sa rencontre. Il connaissait Albo aussi bien que moi et j’ai préféré éviter qu’il ne découvre son implication… ou mon mensonge. Il a rapidement retrouvé la piste du seul personnage dont le signalement était suffisamment précis dans mes rapports, un grand costaud nommé Bufford Jof. Mais il n’a pu attraper que son cadavre. Il a été assassiné. Quand j’ai appris cela, je me suis demandée dans quoi j’avais fourré les pieds.
– À quoi as-tu pensé ?
– J’ai pensé que l’on éliminait les preuves et que je serai peut-être la cible d’un assassinat si je révélai savoir qui d’autre était impliqué. En outre, j’étais coincée à Dis et j’avais à peu près la certitude qu’Albo avait quitté la capitale. Quand je l’ai connu, c’était quelqu’un de plutôt avisé dans tout ce qu’il faisait. En tant que criminel je ne le voyais pas commettre l’erreur de rester à portée de l’Instance de l’Ordre. Mais je ne comprenais pas ses motivations et j’ai eu l’idée folle qu’il n’avait peut-être pas vraiment quitté la Théologie et que son action obéissait à une injonction supérieure.
– Le Primat ordonnant une action terroriste contre le peuple qui allait signer un traité de soumission avec lui ? Je ne comprends pas comment tu as pu penser ça.
– Je te l’ai dit, c’était une idée folle, mais je ne parvenais pas à me convaincre qu’Albo avait pu devenir ce terroriste.
– Tu ne le connaissais peut-être pas assez bien.
– Je pense que si. De toute façon, ça ne changeait rien. Cette idée en tête, je me suis mise à me méfier de tout le monde et j’ai passé bon nombre de décades sur la défensive.
– C’est pour cela que je t’ai vue si tendue lors du Jour Divin.
– Entre autre, oui.
– Tu me parleras des « autres » plus tard. Qu’est-ce qui t’as fait changer d’attitude ?
– J’ai recroisé Geosef. Oh, totalement par hasard alors que je revenais d’un entretien avec Ssoran.
– Ton correspondant Atark ?
Adana se rend compte avec quelle familiarité elle évoque le souvenir de ses rencontres avec l’Ondoyant de l’Ode Solaire. Un sourire se forme sur son visage mais Ivrac ne s’en aperçoit pas. Elle se reprend pour poursuivre.
– Oui, c’est ça. J’ai eu du mal à attraper ce garnement et il a d’ailleurs bien failli me tuer.
– Oh, vraiment ?
– Mon nez s’en souvient, précise-t-elle.
Ivrac ricane.
– Ah oui, j’ai appris cette histoire de chute que tu aurais faite dans la rue. Je n’y ai pas cru mais je me suis demandé ce qui était réellement arrivé à ton nez.
– Geosef n’a aucune notion de galanterie. Toujours est-il que j’ai réussi à l’attraper et il m’a dit craindre le Bourreau. J’en ai déduit que le Juge était sans doute impliqué dans tout ça.
– Tu l’as laissé partir ?
– Geosef ? Oui. Enfin, disons que mon nez était d’accord pour qu’il parte. Je pense que c’est mieux ainsi. Je ne pouvais pas le ramener à l’Instance de l’Ordre sans révéler que je l’avais protégé jusque-là, sans compter que le fait de l’exposer au grand jour aurait peut-être facilité la tâche du Bourreau. Et moi, depuis, je reste avec l’idée que le Juge a organisé une action terroriste et je n’y comprends plus rien. Par la suite, Aloysius a suffisamment persévéré pour retrouver le second complice d’Albo, lequel est mort assassiné d’une façon qui confirme l’implication du Bourreau, donc du Juge. Et maintenant tu m’apprends que le seul qui aurait pu me dire exactement de quoi il retourne est mort à son tour. Le Juge a gagné.
– Sauf qu’on ignore comment il est mort exactement, tout comme on ignorait qu’il se trouvait à Jolinar.
– Personne ne recherchait Albo, il pouvait être n’importe où.
– Personne que nous connaissons. Si le Bourreau était à ses trousses, il n’avait pas une chance.
– Pourtant ce n’était pas un imbécile. Quand est-il mort ?
Ivrac se redresse et se frotte le menton tandis qu’il effectue un rapide calcul.
– Ça remonte à deux mois. Son corps a été découvert cinq ou six jours avant qu’Aloysius ne perde ton dernier terroriste. Ça laisse peu de temps à un seul homme pour remonter de Jolinar et se trouver fortuitement au bon endroit pour occire le dernier membre de l’équipe. Et ton Geosef, il est toujours en vie ?
– Je l’espère. Le Bourreau l’a peut-être déjà tué.
– J’en doute. Le Juge contrôle une partie de la pègre par la menace que représente le Bourreau. C’est parce que ce dernier sème des cadavres et des crimes irrésolus qu’il détient une telle influence. Je pense qu’on aurait retrouvé le corps du gamin.
– C’est pour le savoir que je me tiens au courant des affaires criminelles, admet Adana. Je me sers de mon rôle pour mettre mon nez dans tout ce qui concerne les Atarks et j’ai pour moi l’avantage que ce peuple s’immisce autant qu’il peut dans la vie de tous les quartiers, celui-ci excepté. Mais Geosef est le cadet de mes soucis. S’il semble évident que le Juge est directement impliqué dans un acte terroriste, ou bien ce dernier a totalement changé d’objectif, ou bien l’acte en question n’est pas un acte terroriste, mais quoi alors ?
– Une action isolée ?
– Organisée par Albo ? C’est impossible. Je suis sûre que c’était le chef de ce groupe et je ne lui connais aucune raison de commettre un tel acte.
– Qu’est-ce qui te fait penser…
Une légère vibration se fait sentir dans le sol et sur le rempart. Elle s’accompagne d’un grondement lointain. La jeune femme pointe son doigt en direction du sud, vers la muraille de l’extrémité du quartier du Roc. Celle-ci est en train de s’effondrer, emportant les échafaudages comme des brindilles et écrasant ceux qui se trouvent dessus comme des pucerons. La Supérieure se redresse aussitôt, très inquiète. Elle saute du muret et s’élance sur la promenade en direction d’un escalier intra-muros qui permet de descendre à la terrasse inférieure.
– Il faut y aller ! crie-t-elle à Ivrac laissé sur place comme hypnotisé par la catastrophe en cours.
Il met un certain temps à lui emboîter le pas et la perd rapidement de vue. Il ne connaît pas assez bien Dis compte-tenu du peu de temps qu’il y passe et se rend comme il peut sur les lieux. Adana est déjà sur place. Une bonne partie de la bordure nord-ouest de la terrasse s’est effondrée. Elle n’est pas la seule humaine à s’être précipitée sur les lieux du désastre, mais il semble que toute la population atarke de Dis est à présent rassemblée ici, dégageant les blessés et étayant les constructions fragilisées par l’onde de choc et l’affaiblissement des fondations. Les humains, pour la plupart des ouvriers de la Grande Manufacture, sont venus porter secours mais ne se mélangent pas trop aux Sangs-Froids. Adana, quant à elle, pénètre plus en avant sur la zone de l’accident, cherchant des yeux des survivants, mais surtout un en particulier. Elle use à plusieurs reprises de son Empreinte Solaire pour augmenter sa force et aider à dégager des victimes ou pour pulvériser une poutre ou des blocs de pierre emprisonnant des Atarks ensevelis. Elle progresse et demande au milieu des cris, des gémissements et des pleurs, où se trouve l’Ondoyant Ssoran.
Des bras se tendent pour lui indiquer une direction. Parfois elle semble sur la bonne voie, à d’autres moments on lui indique un chemin différent. Elle répète inlassablement le nom de Ssoran Issil. Sa recherche la mène à quitter l’enceinte de la ville pour descendre l’éboulis formé par l’effondrement de la muraille extérieure de la terrasse. C’est bien pire qu’en haut. De nombreux Atarks y ont été écrasés par des blocs de plusieurs tonnes qui se sont brisés en tombant. Ce qui tient encore debout semble bien fragile. Ce sont des cadavres qu’on extrait de ce capharnaüm où la poussière soulevée reste en suspension dans l’air. Elle demande et appelle toujours après Ssoran, sans succès. Un Atark la prend par le bras et l’emmène à travers la foule. Elle le suit en lui répétant le nom de l’Ondoyant et ce dernier hoche la tête en l’entraînant toujours plus loin. Elle approche finalement d’un attroupement et son guide se contente de pointer le doigt dans cette direction avant de repartir dans l’autre sens.
– Ssoran, hurle-t-elle en courant vers le groupe.
Une Atarke redresse la tête, sort du groupe et se met en travers de son chemin.
– Allez-vous en ! ordonne-t-elle.
Furieuse, Adana tente de l’écarter mais l’Atarke résiste.
– Partez d’issi ! insiste-t-elle.
– Dégagez ! Je veux voir Ssoran ! ordonne l’humaine.
La Supérieure en colère la repousse violemment et pénètre le cercle de personnes formé autour d’un corps étendu par terre. Il est mort. C’est du moins ce qu’elle pense en voyant une partie de l’abdomen disloqué et de nombreuses blessures et fractures ouvertes. Il est méconnaissable. Un Atark est agenouillé à ses côtés la main gauche posée sur le front de la victime, la main droite sur sa poitrine. Il est auréolé d’une douce lumière. L’assemblée le regarde religieusement. La lumière glisse vers le corps déchiqueté et, en quelques instants, toutes les blessures apparentes disparaissent. La chair se reforme là où elle manque, les os retrouvent leur forme initiale. L’Atark qu’Adana croit mort hurle de douleur. Il ouvre des yeux exorbités et se soulève en un spasme avant de retomber, immobile, les yeux clos mais entièrement rétabli. Le guérisseur inspire fortement et expire doucement. Il se lève, un peu chancelant, aidé par les Atarks placés derrière lui, puis se tourne vers Adana et lui sourit : c’est Ssoran. Il s’approche d’elle. La jeune femme est totalement paralysée par l’étonnement.
– Je vous en prie, Adana, lui chuchote-t-il. Gardez pour vous ce que vous venez de voir, je vous en conjure. J’ai encore à faire. Nous parlerons plus tard.
Il s’éloigne, accompagné par les siens. La Théologiste le suit des yeux jusqu’à ce que la femme atarke qu’elle a repoussé un peu plus tôt se place dans son champ de vision. Elle lui adresse un regard mortel avant de se retirer.
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