2 - Matière à débat
« Ceux qui nous dirigent ne devraient avoir que deux préoccupations. La première, de s’assurer que tout ce qu’ils ordonnent sert correctement le bien-être de ceux qui leur ont accordé leurs pouvoirs. La seconde, de s’assurer que tout ce qu’ils ordonnent est effectivement accompli tel qu’ils l’ont ordonné. Hélas, trop souvent, il leur arrive de nourrir une troisième préoccupation, parfois aux dépends des deux précédentes : celle de s’assurer que tout ce qu’ils ordonnent leur permettra de toujours demeurer à la place qu’ils occupent. »
Introduction au discours révolutionnaire
formulé par un travailleur de la Grande Manufacture
avant la première rafle des Accusateurs.
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– J’aimerai une fois pour toute que nous ne parlions plus de cet incident ! insiste lourdement Duval At’Fratel.
Chaussé de sandales, vêtu d’un pantalon marron et d’une chemise blanche au col ouvert, à manches longues et bouffantes serrées aux poignets, l’homme à la cinquantaine prononcée arbore un air sévère. Gris de poils, cheveux rares et moustache drue, le visage taillé à la serpe aussi mince que le corps, buriné par le temps plus que par le Dieu Solaire ou le grand air, il paraît à la fois triste et colérique. D’un naturel peu jovial, il n’arrive à se montrer charmant qu’en privé auprès d’un comité très réduit de personnes : Détrius Jolinar, Lome Gagarik et Carlo At’Kartom, ses plus proches amis, ainsi que les femmes, dont il apprécie la compagnie le plus souvent pour des ébats coquins plutôt que pour leur faire la conversation. En dehors de ce cercle restreint, malgré son rôle auto-attribué de guide spirituel et chef incontestable de la Théologie, il présente les traits caractéristiques du militaire qu’il a été avant de devenir un politicien. Il est le genre d’homme à qui l’on obéit sans discuter.
L’incident dont il est question date d’une décade et s’est produit sur la Grand Place, juste devant les portes sud du Temple Solaire. Si la Supérieure Adana Tarsis le lui rappelle, c’est parce que l’enquête n’a abouti à rien et que les responsables de l’attentat contre les représentants du peuple Atark n’ont pas été démasqués.
– Entendu Primat, n’en parlons plus alors, répond la jeune femme.
Le Grand Théologiste se tourne vers elle et étudie ses traits, scrutant le fond de ses yeux verts.
– Je croyais que renoncer n’était pas dans votre nature, Supérieure ?
– Puisqu’il vous déplaît que nous enquêtions sur l’attentat de la Grand Place, je ne vois pas très bien ce que je peux faire d’autre.
Duval soupire.
– Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de ce qui me plaît ou non. Je ne prétends pas qu’il s’agisse d’un accident, mais diantre, il n’y a pas eu mort d’homme. Que croyez-vous donc qu’il peut se produire entre deux races aussi différentes au lendemain d’une guerre qui a duré près d’un an ?
– J’imagine que la haine, aussi irrationnelle soit-elle, peut conduire à ce genre d’acte inconsidéré, concède Adana sans la moindre conviction.
– Et c’est exactement ce que je crois. Il n’y a pas de complot, ni d’ambition politique derrière cet attentat. Trouver et châtier les coupables n’est donc pas une priorité pour la sécurité de l’État et de la Théologie. Nous laisserons à l’Instance de l’Ordre le soin de régler ce problème.
Le dirigeant de Dis fait quelques pas dans son salon et s’approche du balcon baigné dans la lumière du Dieu Solaire. Il fait signe à ses deux invitées d’approcher. À côté de la Supérieure Tarsis se trouve la Directrice Jilkana At’Aren qui s’avance en premier. Les deux femmes sont assez différentes. Adana est très grande pour une femme, égalant Duval en taille, brune, les cheveux mi-longs aux pointes frôlant ses larges épaules. Jilkana, de carrure similaire, cheveux blonds très courts, est un peu plus mince. Son nom porte la particule de la noblesse dont elle est originaire, alors qu’Adana est fille de fermier. Le regard gris particulièrement clair de Jilkana dérange la plupart des hommes, mais pas le Primat.
Outre l’entraînement militaire qu’elles ont suivi, elles portent toutes deux l’Empreinte Solaire sur leur visage. Ce tatouage est terne et gris dans l’ombre ou devant un éclairage artificiel. À la lumière du Dieu Solaire, il brille légèrement, comme s’il était constitué de paillettes argentées. Le dessin est sobre et cerne les yeux des deux jeunes femmes. L’image n’est cependant pas la même d’une personne à l’autre, chaque motif est unique et dépend de la façon dont le Dieu Solaire perçoit le porteur de l’Empreinte au moment de son initiation. L’Empreinte de Jilkana, étincelante lorsqu’elle parvient sur le balcon, déforme ses traits et l’enlaidit, alors que celle qui illumine le visage d’Adana ajoute une touche particulière à sa beauté discrète.
Leur rivalité au sein de la Théologie est notoire. Adana a rapidement atteint le plus haut grade de l’ordre devant Jilkana, et la noble la déteste pour cette raison et pour beaucoup d’autres. En tant que femmes Théologistes, elles sont déjà des exceptions en soi car peu de militaires peuvent entrer dans l’ordre et presque jamais les femmes. Toutes deux ont eu à prouver leur valeur et leur dévotion. Lorsqu’à son intronisation Adana a exigé que l’Empreinte soit posée sur son visage, cela a impressionné les Théologistes qui préfèrent la porter en un endroit plus discret et moins tape-à-l’œil. Lorsque Jilkana a fait la même demande quelques mois plus tard, c’était pour rivaliser avec Adana Tarsis et pas forcément par conviction.
Bien évidemment, Duval sait tout cela. Pour convoquer en même temps les deux seules femmes Théologistes et les pires rivales qui soient, il faut en être informé. De son regard bleu étréci, il examine les deux gradées. Chacune s’approche d’un côté du Primat qui les attend, adossé à la rambarde du balcon. Un regret traverse les pensées de l’homme, celui de n’avoir jamais pu mettre l’une comme l’autre dans sa couche, car il les trouve toutes deux très jolies. L’uniforme des Théologistes est composé d’un pantalon et d’une chemise à manches longues gris foncé. Il est assorti de bottes droites et de gants en cuir noir. Le tabard de la Théologie, ceint à la taille par une large ceinture noire, le complète. L’ensemble n’a jamais bénéficié d’une coupe féminine. Il ne parvient toutefois pas à leur ôter leur charme. Duval a eu, par le passé, une préférence pour Jilkana. Elle a néanmoins passé toutes ces dernières années à paraître de plus en plus masculine, ses objectifs personnels exigeant d’elle d’être un Théologiste avant d’être une femme. C’est sa manière à elle de marquer un peu plus de points que sa rivale qui assume sa féminité dans son rôle.
Le Primat secoue légèrement la tête afin de chasser ces pensées. Ce n’est pas pour les contempler qu’il les a fait venir.
– Bien que je ne cautionne pas l’idée d’une menace sérieuse contre le pouvoir en place, commence-t-il en fixant Adana, je ne saurai ignorer les avertissements de l’un de mes meilleurs éléments.
La Directrice se renfrogne ostensiblement.
– En conséquence, j’ai pris une décision, continue-t-il sans montrer la moindre émotion. Le bien-être et l’intégration des Atarks demeurent au cœur de mes préoccupations. Ce peuple a souffert plus qu’il n’aurait dû et doit pouvoir s’intégrer dans notre société sans avoir à se confronter sans arrêt à des problèmes culturels ou des difficultés administratives. Comme je ne peux m’impliquer personnellement dans tous ces détails, il convient de nommer une sorte d’ambassadeur qui pourra se charger de veiller à tout cela.
La Supérieure Tarsis retient son souffle. Elle craint d’entendre ce qui va suivre. Jilkana, quant à elle, ne comprend pas ce qu’elle fait là.
– J’ai décidé que la personne la mieux placée pour assumer ce rôle, c’est vous, Adana. Votre dévouement envers les Théologistes et la droiture dont vous avez fait preuve en prenant la défense de la délégation me portent à croire que les Atarks vous respectent profondément.
– Je les hais ! lâche sèchement Adana.
– Je ne vois pas le rapport ! réplique tout aussi sèchement Duval. Il ne s’agit pas de ce que vous éprouvez pour eux, mais de ce qu’eux éprouvent pour vous. En ce qui vous concerne, je crois, sans me tromper, que vos émotions n’entrent pas en ligne de compte lorsque l’on vous confie une mission.
La Supérieure s’abstient de répondre. Il n’y a rien à dire. Sa rivale commence à comprendre ce que cette nomination implique et elle jubile intérieurement.
– Naturellement, le contrôle de la première légion qui vous est dévolu n’est pas compatible avec une telle mission, conclut Duval.
Le Primat se tourne alors vers Jilkana dont les yeux brillent de convoitise.
– J’ai donc décidé d’en confier le commandement à la Directrice At’Aren, qui obtient par la même occasion le grade de Supérieure.
– À vos ordres ! fait cette dernière en exécutant un salut militaire.
– Allons, Jilkana, ne vous rendez pas ridicule, lance Duval d’un ton désinvolte. Cette ordonnance est purement informelle. Du reste, je compte sur vous pour ne pas faire trop de zèle, je vous rappelle que nous sommes en paix.
La jeune femme a un regard de mépris envers le sourire en coin d’Adana. Le Grand Théologiste ne manque jamais une occasion de la rabaisser, surtout quand Adana est présente. Après avoir eu l’impression qu’il venait de lui faire un cadeau magnifique, Jilkana se fait immédiatement rappeler sa place. En définitive, qu’y a-t-il de prestigieux à diriger une légion en temps de paix ? Ça n’est qu’un rôle administratif, ennuyeux au possible. Gardera-t-elle le commandement si une guerre survient ? Elle en doute. Après le bref instant de joie auquel elle vient de goûter, elle prend à nouveau conscience que les rôles n’ont pas changé. Finalement sa rivale lui est encore et toujours supérieure, ce qui ne fait qu’ajouter un torrent au moulin de sa haine déjà fort pourvu.
– Nous officialiserons tout ça dans les jours qui viennent. Cela précédera votre départ pour la garnison des Hauts de Langueur, Jilkana. Je veux que ce cantonnement soit effectif avant la fin du mois. Quant à vous, Adana, votre entrée en fonction est immédiate, mais ça n’est que la continuité du rôle que vous assumiez déjà. Est-ce clair ?
– Ça l’est, Primat, répond la Supérieure.
– Très clair, Primat, fait la future Supérieure plus timidement. Qui va assurer la sécurité à Dis si nous en retirons toute la première légion ?
Duval inspire profondément en levant le nez vers le sommet du Temple, là où la structure de la Flèche se perd dans la lumière du Dieu Solaire. Il reprend la parole sans quitter des yeux la clarté divine :
– Il me semble plus qu’évident que le cantonnement de la première légion ici se justifiait par la présence de belligérants dans nos murs. Mais ce ne sont plus des belligérants depuis la signature du traité. Le peuple Atark est soumis à nos lois, à notre culture, à notre rythme de vie, à nos us et coutumes. Nous pouvons reprendre ici et dans le monde connu nos existences antérieures à la guerre. De fait, l’Instance de l’Ordre sous la direction du Supérieur Gagarik suffit amplement à cette tâche.
Le Primat regarde à nouveau ses invitées. Jilkana acquiesce d’un hochement de tête. Adana demeure immobile.
– Bien. Si tout cela est clair, je ne vous retiens pas. Je dois justement parler au Supérieur Gagarik qui doit m’attendre dans le hall. En sortant, voulez-vous le prier d’entrer ?
– Je lui dirai, s’empresse de répliquer la Directrice.
Les deux jeunes femmes saluent le Grand Théologiste et se retirent. Seul sur le balcon, Duval lève à nouveau la tête vers le ciel. Depuis le sommet de la Flèche du Temple, le Dieu Solaire éclaire le monde connu, que l’on désigne le plus souvent sous le vocable de Monde Éclairé. Dis, ville en terrasses à la vague forme de jasmin étoilé, est bâtie sur une crête montagneuse qui domine une grande partie des reliefs alentours. Sa lumière porte loin, comme celle d’un phare à la puissance sans égale. Le Dieu Solaire dispense la lumière et la chaleur du jour jusqu’aux Confins, situés à plusieurs jours de cheval, chassant les ténèbres et le froid toujours plus loin. Telle est sa fonction depuis l’Hiver Noir auquel le pouvoir du Dieu Solaire a mis fin treize ans plus tôt. Comme le flux et le reflux, le Dieu Solaire alterne lumière et obscurité, créant le jour et la nuit. La force de sa lumière diurne est décomposée en phases, une d’intensité croissante appelée la matinée, et une d’intensité décroissante appelée l’après-midi. À ce moment, la force du Dieu Solaire décline lentement. Il ne reste tout au plus qu’une heure ou deux avant son extinction.
Le Supérieur Lome Gagarik entre dans le salon et traverse la pièce pour rejoindre le Primat sur le balcon. S’il semble avoir le même âge que Duval, il n’a pas du tout la même corpulence. Bien portant aurait été un qualificatif poli, mais obèse est plus réaliste. L’embonpoint gêne sa marche et les escaliers qu’il a dû emprunter pour rejoindre le salon du Grand Théologiste ont laissé des stigmates de sueur sur son visage rubicond. Le Supérieur arbore l’uniforme de la Théologie sans la ceinture. Même avec il aurait été totalement disgracieux, mais porter la ceinture de l’uniforme est rigoureusement impossible pour le gros homme. Un mouchoir à la main, Lome s’essuie sans arrêt, tout effort physique déclenchant une sudation surabondante. Il a bien changé en treize ans. Duval se souvient d’un homme aussi mince que lui, sec, et excellent combattant. S’il n’avait été aussi efficace qu’intelligent, et aussi bon ami, il s’en serait séparé sans regret. Le Supérieur Gagarik se rase régulièrement, mais de plus en plus mal compte tenu de la proéminence de son triple menton. Duval réprime une grimace de dégoût avant de saluer le nouveau venu et se retourner pour contempler la Grand Place. Lome se joint à lui. En bas s’affiche le spectacle ridicule des deux femmes Théologistes, suivant le même chemin vers la porte sud, à la même vitesse, avec cinq mètres d’écart entre elles.
– Alors ? Comment ça s’est passé ? demande Gagarik un peu essoufflé.
– Mieux que je ne l’aurai cru, répond le Primat en souriant.
– Je reprends l’enquête, donc ?
– Oui. Trouve ces chiens et châtie-les. Nous en ferons des exemples qui démontreront autant la fermeté de notre régime que l’intérêt que nous portons à la défense de tous nos citoyens, les Atarks y compris.
– Tu ne sais toujours pas pourquoi Tarsis n’a pas réussi à mettre la main dessus ?
– Elle sait quelque chose qui ne figure dans aucun de ses rapports. Il y a des blancs. Sans compter les trous de son emploi du temps. Je pense qu’elle pourrait être de mèche avec eux.
– Et tu ne fais rien ?
Duval suit du regard Adana Tarsis. Celle-ci quitte rapidement l’avenue de l’Éclat Solaire, laissant Jilkana poursuivre sa route. Il sourit à nouveau.
– Mais si, j’ai fait quelque chose. Je lui ai confié cette mission dont nous parlions.
– J’avoue que je ne te suis pas. Nous savons l’un comme l’autre qu’elle n’est pas la personne idéale pour cette tâche.
– Je ne suis pas de cet avis. Adana est trop populaire pour qu’on entache sa réputation sans conséquence, alors que cette réputation sert l’intérêt de nos relations avec les Atarks.
– Tu penses vraiment qu’ils la craignent ?
– Ce n’est pas ça qui importe, Lome. Je n’ai cure de ce que pensent les Sang-Froids de leur ancienne ennemie. Ce qui m’importe, c’est qu’elle les déteste. Sa popularité ne trouvera pas d’écho en leur sein.
Lome émet un petit rire.
– Qu’est-ce qui t’amuse ? lance le Primat piqué au vif.
– Toi. Ta volonté de tout contrôler. À la longue, c’est risible.
– Tu sais que notre avenir en dépend !
Le Supérieur se tourne vers son ami.
– Mais nous sommes vieux, Duval. Regarde-nous. Nous sommes des reliques du passé. Que nous ayons reconstruit la société de Dis après l’Hiver Noir est une chose, mais elle est bâtie sur un mensonge. Ça ne durera que le temps de notre vie.
Les traits du Grand Théologiste se durcissent.
– Raisons pour laquelle l’Usu est si important.
– Ça ne fait que prolonger l’idée que tu t’es fait de cette société, renchérit Lome.
– C’est un aveu de faiblesse ! tranche Duval d’un ton sans appel.
Le sourire du Supérieur disparaît. Il a compris qu’il est allé trop loin. Des conversations similaires ont déjà été menées, et elles se terminent toutes de la même façon. Lome Gagarik s’est déjà remis en question bien des fois. S’il a accepté toutes les décisions de son ami à l’époque de l’Hiver Noir, c’est parce qu’il était son supérieur hiérarchique. C’est toujours le cas aujourd’hui, mais leur relation a changé. Le général Duval At’Fratel, devenu sauveur du peuple, puis Primat du Dieu Solaire et, dans le même temps, Grand Théologiste, demeure énigmatiquement hermétique quand il s’agit d’avenir et de pouvoir. La conviction de Lome le pousse à croire sincèrement ce qu’il vient de dire et ne remet pas en cause sa fidélité envers Duval. Les décisions que l’on prend ne sont les bonnes que si personne ne s’y oppose et seul Gagarik, qui connaît le secret de son ex-général, a ce pouvoir. Il ne le fera pas ouvertement pour ne pas fragiliser l’édifice Théologiste.
– Je suis désolé, s’excuse le Supérieur. Ce ne sont là que les turpitudes d’un vieux fou. Nous ne faisons pas notre âge, Duval, mais moi je me sens vieux, c’est ainsi.
– Tu as raison sur ce point. Il est naturel que nous nous sentions plus vieux que n’importe qui en ce monde, mais cela doit nous apporter la raison et non le doute.
Lome hoche la tête sans conviction. L’instant des récriminations est passé. L’heure est maintenant à l’écoute.
– Résumons-nous, dit Duval. Il est essentiel que la population, humaine comme atarke, ait pleine confiance en notre système. Tarsis est devenue, malgré elle, un instrument important de cette politique. Rendue populaire par ses faits de guerre contre les Atarks, elle ne doit pas pour autant devenir un exemple. La Théologie doit garder le contrôle de l’opinion publique. Tout comme il était indispensable pour nous de faire la paix avec les Atarks dès que leurs intentions pacifiques ont été révélées. Leur population réduite, heu… Combien sont-ils déjà ?
– Environ un millier dans la capitale, un peu moins partis s’installer sur les rives de la Mer Profonde. Le reste, environ trois mille, dans la Vallée de Langueur.
– Moins de cinq mille, donc. Leur population réduite, disais-je, reste un problème avec lequel il nous faut composer prudemment. Nommer Tarsis comme responsable de leur intégration nous permet de tempérer l’opinion humaine comme atarke. Mais c’est peut-être trop subtil pour toi, Lome ?
L’interrogé soupire ostensiblement :
– Bien sûr que non, c’est juste que j’ai du mal à cerner comment va évoluer cette mixture improbable. Les Atarks sont des fanatiques, tu l’as vu toi même. Bien qu’ils soient pacifiques, c’est avec une ferveur incroyable qu’ils se sont fait massacrer par nos légions dans le seul but de vivre avec nous à la lumière du Dieu Solaire. Si les Atarks voient en Tarsis une véritable représentante du Dieu Solaire, ils se trouveront des affinités. À la popularité dont elle dispose chez les nôtres s’ajoutera celle qu’elle gagnera auprès des Atarks.
– Et qu’elle ne peut pas gagner, car elle les déteste. Sa haine pour les Atarks consumera tout ce qu’ils pourraient penser de bon à son propos, outre le fait qu’elle représente l’image de la mort chez eux. En tant que garde chiourme des Atarks, elle perdra la notoriété qu’elle avait auprès des Dissiens dans ce fort climat de xénophobie. Ainsi je transforme la plus célèbre et farouche combattante de notre cause durant la guerre en une insignifiante et haïssable fonctionnaire d’État.
– Tu n’as donc pas la moindre crainte de te tromper ? Tu sais que si tu as commis la moindre erreur de jugement, Adana deviendra très précisément ce que tu crains qu’elle devienne.
Le Grand Théologiste balaye l’argument d’un geste de la main :
– Assez ! Combien de temps encore allons-nous rejouer cette conversation ?
Lome demeure stoïque. Il a appris, depuis longtemps, à supporter les humeurs de son ami. Lui suggérer des torts est le pire affront qu’il peut lui faire. C’est en somme une manière habile pour lui de mettre un terme à l’échange, car il ne mène nulle part, cette fois pas plus que les précédentes.
– Bah, fait-il, tu sais ce que j’en pense. Tu t’en es toujours soucié à chaque fois que tu devais prendre une décision importante. De toute façon c’est trop tard, ça ne changera rien.
– En effet. D’ailleurs, si j’ai commis la moindre erreur, la situation ne peut pas évoluer en ma défaveur avant de me donner le temps de réagir. C’est pourquoi tu vas enquêter sur Tarsis.
Gagarik reste bouche bée un instant :
– Pardon ?
– Tu m’as bien compris. Elle est trop maligne pour avoir laissé en évidence des preuves de ce qu’elle aurait pu commettre de répréhensible, mais je ne peux décemment croire qu’elle n’a rien trouvé à propos de ces terroristes. S’il y a la moindre chance de pouvoir l’accuser de trahison, preuves à l’appui, je veux en disposer.
– Tu… Tu penses qu’elle a trahi ? balbutie le Supérieur incrédule.
– Je n’en sais rien, Lome. Disons que ça m’arrangerait. Par contre, hors de question qu’elle se doute de quoi que ce soit. Je veux que tu mettes un homme qu’elle ne connaît pas sur le coup, un type invisible, mais un fouineur de première main.
– Et s’il découvre quelque chose ?
– Tant mieux. Je saurai quoi faire si un jour je commets l’erreur que tu évoquais ou quand la Théologie pourra se passer des services de la Supérieure Adana Tarsis.
Lome soupire en secouant la tête :
– Comme tu voudras.
Les deux hommes se tournent vers la Grand Place. Les Dissiens qui, après leur journée de labeur, peuvent goûter à un peu de repos viennent souvent passer quelque temps sur cette place pour y apprécier la lumière et la douce chaleur du Dieu Solaire. S’il n’est pas surprenant d’y voir toutes sortes de personnes, le nombre d’Atarks présents y est plutôt important. Ils se sont succédés toute la journée et contemplent tous invariablement le haut de la Flèche du Temple Solaire, immobile, invoquant sans doute le Dieu Solaire en quelques muettes prières. Les différences manifestes entre les Humains et les Atarks n’expliquent pas tout. Notamment, elles n’expliquent pas pourquoi les Humains, sauvés de l’Hiver Noir par la Théologie, se contentent de prendre un bain de lumière en ces lieux alors que les Atarks, sortis des Confins à peine deux ans plus tôt, y viennent apparemment faire leurs dévotions.
Devant ce spectacle, Duval songe que la Théologie aurait dû ressembler à ça. Toutefois, la Théologie des Humains ne vient-elle pas d’accepter la responsabilité de la mort de plus de six-milles fidèles Atarks au nom d’elle-même ? Le Grand Théologiste frissonne. L’idée que, même après de si tragiques événements, les Atarks nourrissent une foi indéfectible envers leurs assassins défie sa raison.
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