4 - Au bout du monde
« La Théologie a créé trois légions. La première légion, qu’on surnomme tout simplement la Première, est la plus ancienne. Son format a servi de modèle aux deux suivantes. Chaque légion comporte un effectif de 3000 hommes en temps de guerre. La Deuxième et la Troisième n’en conservent qu’un millier en temps de paix, tout simplement parce qu’il n’est pas nécessaire de garder mobilisés autant d’hommes s’il n’y a pas de combat à mener. Trop de frais pour peu d’intérêt. La Première étant la plus ancienne elle ne comporte que des vétérans. Mais là nous parlons de soldats. Les Théologistes, c’est autre chose. Ils sont spéciaux. Ce sont des officiers recrutés pour leurs talents et pour porter l’Empreinte. C’est une grande responsabilité. Une légion est divisée en plusieurs sections, plusieurs d’entre elles pouvant appartenir au même corps. Le découpage varie en fonction des besoins. La Première défend les alentours immédiat de Dis. La Seconde occupe les côtes de la Mer Profonde, tandis que la Troisième est déployée dans la Vallée de Langueur… »
Extrait de l’instruction des recrues de la légion.
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Il a traversé toute la Vallée de Langueur en moins d’une décade. C’est un cavalier émérite et il dispose d’une bonne monture, un cheval alezan légèrement tacheté de blanc appelé Raten. Devant lui se dresse le village, pour ne pas dire la ville, de Jolinar. Il est collé au bras de la Vitale, le fleuve naissant des Monts Infranchissables à l’ouest qui descend paresseusement la vallée et qui marque, au sud, la frontière de la Théologie. Au-delà, déjà difficilement éclairées par le Dieu Solaire, se trouvent les Collines Oppressantes. Encore plus loin, à l’ombre de ces collines, se situe le Marais de Bourbarasse, théâtre de bien des batailles entre les Théologistes et les Ovarks ou les Atarks.
Après quoi, plus au sud encore, là où la lumière de Dis n’est qu’une brillante étoile dans la nuit perpétuelle, ce sont les Confins et les terribles Bris de Gel. De ceux qui y sont allés, quelques-uns sont revenus et ont décrété qu’il n’y a rien d’autre là-bas que les ténèbres, le froid et la mort. Quant aux autres… Pourtant les Ovarks sont originaires de ces contrées. S’ils ne s’en sont pas échappés depuis des années, il est improbable voire impossible que la Théologie ait pu les mâter définitivement. Peut-être reviendront-ils un jour, lorsque leur haine de la lumière sera devenue à nouveau plus forte que la crainte infligée par cette même lumière et ses serviteurs ?
Raten est bien fatigué et son cavalier lui épargne de le porter sur le dernier kilomètre, estimant par ailleurs qu’il a besoin, à son tour, de se dégourdir un peu. Aux alentours, des fermes sont éparpillées au milieu des champs. La lumière du Dieu Solaire éclaire mal cette région reculée, mais les cultures y sont tout de même abondantes. Ce décor ravive en lui quelques souvenirs, pas forcément les plus heureux. S’il y a tant d’exploitations agricoles par ici, c’est pour nourrir la ville et une partie de la troisième légion des Théologistes qui y stationne de manière quasi-permanente. La bourgade porte le nom d’un ami du Grand Théologiste, le dénommé Détrius Jolinar, qui se trouve être le Supérieur de l’ordre en charge de l’administration locale. Quant aux cinq sections permanentes de la troisième légion stationnées dans la garnison, elles sont sous la responsabilité du Théologiste Directeur Ivrac Orati, l’homme que le voyageur est venu voir.
Sur la route, il dépasse une petite caravane atarke rangée sur le bas-côté. Il fait une grimace en les apercevant. Les Atarks ressemblent trop aux humains et en même temps pas assez pour qu’ils soient vraiment plaisants à regarder. Morphologiquement semblables, humanoïdes à la peau lisse et de taille comparable, ils conservent néanmoins trois caractéristiques marquantes de leurs probables origines reptiliennes : une queue d’environ quarante centimètres de long à l’âge adulte, des yeux fendus, et une totale absence de système pileux. Une quatrième caractéristique apparaît évidente à ceux qui ont l’occasion de les toucher, ils sont froids. Durant la guerre, on se plaisait à les appeler les Sangs-Froids ou même simplement les Serpents.
Il frissonne à cette seule évocation, accélère le pas pour les laisser au plus vite derrière lui et oblique vers la gauche. Il arrive au carrefour situé à une centaine de mètres des portes de Jolinar. Le fort de la garnison se trouve accolé aux palissades du bourg et il veut éviter d’avoir à entrer dans ce dernier. Il se présente sur le seuil de la place-forte. Il vient assez souvent ici et les soldats le reconnaissent. Ils doivent suivre le protocole militaire, lui demander son nom, le motif de sa venue, la personne visitée et le temps qu’il compte rester pour consigner les informations dans un registre. Après quoi il est conduit à son hôte non sans avoir confié la garde de Raten à un palefrenier.
– Érik ! s’exclame Ivrac en le voyant.
– Ivrac, dit Érik en souriant.
Ils se précipitent l’un vers l’autre et s’embrassent comme père et fils.
– Comment vas-tu, garnement ? demande le Théologiste en écartant le jeune homme de lui pour le contempler.
– Comme tu vois, Directeur, fatigué du voyage, et assoiffé.
Ivrac éclate de rire. Il se dirige vers la porte et l’entrouvre, puis se retourne vers son invité.
– Et affamé également ?
– Je ne dis pas non, confirme Érik.
Le Directeur aboie ses ordres et referme la porte. Il invite par le geste le jeune homme à s’asseoir dans le coin salon de son office. Un feu ronfle dans la cheminée et Érik choisit le siège qui se trouve le plus près du foyer. Ivrac s’installe en face de lui.
– Alors, quel bon vent t’amène ?
– Simple visite de courtoisie, répond Érik. J’étais en mission à Grasverdure, je n’ai eu qu’un petit détour à faire pour te mettre sur mon parcours.
– Ah ! Toujours coursier ?
– Toujours. Avec un peu moins de travail depuis la fin de la guerre.
– Oui, on a repris nos bonnes vieilles habitudes, nous n’avons plus besoin des coursiers civils.
– Je m’en suis rendu compte. Ah, c’est bon de te revoir. Ça fait combien de temps ?
Ivrac se frotte le menton tandis qu’il réfléchit .
– Je dirais cinq ou six mois, non ?
– C’est peut-être bien ça oui. Je m’étais arrangé pour avoir un courrier militaire à amener ici afin de faire le voyage.
– Ah oui, je m’en souviens. Eh bien, tu vois, rien n’a changé ici.
Érik promène son regard dans l’office. Effectivement, rien n’a changé. Ivrac Orati a été promu Directeur peu de temps avant la guerre atarke à laquelle il a participé depuis Jolinar. Il ne s’est pas particulièrement bien illustré durant ce conflit, mais il a pour lui une notoriété beaucoup plus ancienne. Il est le héros de Longuelande qui a sauvé deux gamins d’une mort certaine lors d’un des tous premiers raids ovarks. Ce n’est pas quelque chose qu’il dément, mais il ne s’en vante pas. Pour lui, cette nuit a été le massacre de Longuelande et non pas la bataille de Longuelande comme certains l’appellent. Il a eu l’occasion, durant la guerre ovarke, d’atteindre le rang de Gardien et de diriger des hommes au combat en tant qu’expert des Ovarks. Un titre bien galvaudé. Il s’en est sorti honorablement, et sa réputation a transformé sa réussite en exploit.
– Tu sais, depuis que je suis Directeur, j’aspire à mener une petite vie tranquille.
– C’est vrai que tu es vieux, fait Érik d’un ton amusé. Après tout, tu n’as que quinze ans de plus que moi.
– Ah, sale garnement ! gronde le Théologiste avec un regard complice.
Il le détaille un peu plus. En quelques mois, le jeune homme semble être devenu plus robuste. Il mesure environ un mètre quatre-vingt-dix, ce qui en fait un géant à côté du mètre soixante-quinze d’Ivrac. Les cheveux toujours très courts et très blonds, les yeux toujours très bleus, le visage carré avec une mâchoire forte et un menton haut. À n’en pas douter, c’est le portrait craché de son père, la moustache et la barbe en moins, du charme en plus.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Érik gêné par cet examen.
– Je me disais qu’il faudrait que tu coures les jupons plutôt que le monde. Certains, j’en suis sûr, joueraient farandoles pour toi.
Le jeune homme pouffe.
– Allons Ivrac. J’ai bien le temps d’y penser.
– Eh, mais il y en a peut-être une, quelque part, qui y pensera avant toi.
La jovialité quitte brusquement le visage du fils Plavel. Le Théologiste le remarque très vite.
– Oh… Je vois. Tu sais, je ne parle pas spécialement d’Adana. Je pense juste que ça te tombera dessus un jour ou l’autre et que ce n’est pas toi qui l’auras choisi. Inutile de te demander des nouvelles de ta sœur, je présume ?
– Tu en sais plus que moi sur l’inaccessible Ambassadrice de la Théologie.
Ivrac soupire .
– Bon, je vois ce que c’est. Et puis, non, tu te trompes. Je sais peu de chose de ce qui se passe à Dis, je suis un peu coincé ici. Même Détrius n’a pas pensé à m’inviter lors de la signature du traité. Je n’ai eu accès qu’aux nouvelles officielles concernant l’incident de la Grand Place et ce qui s’en est suivi.
– Hé bien, je n’ai pas grand-chose à t’apprendre de plus. Il y a eu une sorte de cérémonial officiel deux décades plus tôt pour nommer Jilkana At’Aren à la tête de la première légion et dans le même temps, dame Tarsis a été ovationnée comme la porte-parole de la Théologie auprès des Sangs-Froids. Et blablabla.
Le Directeur se lève et fait quelques pas dans la pièce.
– Bon sang, Érik. C’est Adana ! Vous étiez les gamins les plus proches que j’avais jamais vus.
– Tu n’as pas dû en voir beaucoup, mon pauvre. Tout ça c’est fini. Notre enfance est morte lors de la dernière nuit de Longuelande.
– Votre enfance peut-être, mais pas votre amitié !
Le jeune homme hausse les épaules .
– Ce n’est pas moi qui l’aie remise en question.
– En es-tu bien sûr ?
– Excuse-moi, mais je n’ai vraiment pas envie d’en parler, Directeur.
Le militaire soupire à nouveau. Il n’a pas l’intention d’insister mais ignore comment changer de sujet. Sa main se déplace inconsciemment vers son menton lorsqu’on frappe à la porte.
– Ah, voici le dîner ! fait-il en souriant.
C’est là le prétexte pour parler d’autre chose. Ivrac raconte les innombrables péripéties militaires de ces derniers mois, des histoires sans grand intérêt, mais dont la teneur anecdotique permet d’oublier l’entrée en matière désastreuse qui a précédé le repas. De fil en aiguille, les conversations dérivent vers les propres déplacements d’Érik qui n’a pas moins de récits truculents à rapporter. Puis, enfin, le Théologiste s’épanche sur les activités locales, jusqu’à aborder la phénoménale entreprise du dénommé Tariek Usuriu.
– C’est une véritable industrie, dit-il avec passion. Ce gars-là, il sait ce qu’il veut, et il sait ce qu’il fait.
– C’est quand même incroyable que personne n’ait jamais trouvé l’endroit où pousse cette plante, s’étonne Érik.
– Je pense que le secret est bien gardé. Des aventuriers de tout poil s’y sont risqués. Soit il y a un vrai danger là-bas, dans ces marais, soit cette plante est véritablement introuvable ailleurs qu’à un endroit précis connu de lui seul.
– Ce Tariek Usuriu, il a quel âge ?
– Je ne sais pas trop. Je dirai, la cinquantaine si l’on en croit ce qu’il raconte. Mais sûr qu’il ne les fait pas.
– Une propriété de l’Usu, non ?
– C’est ce qu’on dit mais, jusqu’à présent, il n’y a que les gens fortunés qui s’en procurent. Ça ne s’achète pas en boutique.
– Pas de problème de brigandage ?
– Tariek veille à son commerce. Il emploie de plus en plus de monde. De toute façon, c’est simple, un quart de la population de Jolinar, la garnison et les fermes exceptées, est en relation avec le commerce de l’Usu. Pas mal de mercenaires du reste. Ses convois sont scrupuleusement organisés. Ça va même très loin, car j’ai entendu dire qu’il y avait pas mal d’échanges avec la capitale et que des attaques avaient été menées contre ses caravanes.
– Oh… Il y a eu des vols ?
– Eh bien figure-toi que non ! Les convois qui ont été perdus étaient des leurres. Ceux qui n’en étaient pas et qui ont parfois, mais plus rarement, été attaqués, sont si bien défendus que les assaillants sont repartis la queue basse après avoir subi de lourdes pertes. Franchement, voler cet homme n’est pas à la portée du premier venu.
Érik émet un sifflement en se renfonçant dans son fauteuil.
– Effectivement, Tariek n’est pas n’importe qui. Et cet Usu doit être bien précieux pour bénéficier d’autant de protection.
– Comme je te l’ai dit, seuls les plus fortunés peuvent y goûter.
– L’immortalité pour les plus riches… Pas forcément les plus méritants. Voilà qui n’est pas nouveau.
Ivrac hoche la tête en soupirant :
– Qu’est-ce que tu veux ? Peut-être pourrions-nous chasser l’Usu nous-mêmes.
– Tu l’appellerais comment ? Le Vravrac ? L’Orat ?
Le Théologiste éclate de rire.
– Et tu sais si le Grand Théologiste est client ? lance Érik sur le même ton.
Un peu d’étonnement s’affiche sur le visage de son ami et son hilarité diminue.
– Je n’en sais trop rien. Mais en quoi ça t’intéresse ?
– Simple curiosité. Après tout, il aurait tout intérêt à utiliser cette drogue.
– Je ne te suis pas, fait Ivrac avec sérieux.
Érik émet un petit rire.
– C’est sans importance. Je pense que tu serais au courant si une telle marchandise circulait dans la Théologie.
– Heu… Oui, je suppose.
– Que devient Détrius au milieu de tout ça ? demande le jeune homme pour parler d’autre chose.
– Oh lui, il est un peu plus vieux, mais il fait partie des murs. Cette ville, c’est la sienne. C’est un bon dirigeant, et un bon ami aussi. C’est vrai que Jolinar est un peu loin de tout, mais parfois, on a l’impression que c’est le centre du monde : en première ligne devant ce qui pourrait surgir des Confins, cœur du commerce de l’Usu, très fertile pôle de culture agraire. Non vraiment, Détrius peut être satisfait de son monde.
Ivrac jette un œil par la fenêtre. La nuit est tombée depuis un moment déjà.
– Mais dis-moi, tu loges où et tu repars quand ?
– J’irai à l’auberge. Je dois aller voir quelqu’un avant de piquer un petit somme. Je repars à l’aube. J’ai écourté au maximum la durée de mon voyage afin de gagner le temps de faire un détour pour descendre te voir. Je vais ralentir le rythme pour retourner à Dis, sinon Raten va y rester.
– C’est dommage que tu ne restes pas plus.
– J’aimerai bien, mais moi aussi je reçois des ordres et j’ai des impératifs. Je ne devrais même pas être ici.
– Tu rigoles ?! Triche avec ton parcours aussi souvent que tu le peux, Érik.
– C’est noté, réplique le jeune homme en souriant.
Il se lève et salue son ami en l’embrassant. Ils sortent, non sans avoir encore échangé quelques mots à propos du temps et la saison. Ivrac lui propose une escorte mais Érik refuse. Il est armé et apte à se défendre, le Théologiste le sait. Jolinar est assurément plus malfamé que Dis. Si la présence d’une grosse partie de la troisième légion calme pas mal d’ardeurs, le milieu est propice au développement d’activités illégales. Les vrais habitants de Jolinar sont somme toute assez sages. On ne peut pas en dire autant des dizaines de mercenaires qu’emploie Tariek Usuriu. Pas plus que des soldats dont le cantonnement, en temps de paix, est d’un ennui mortel et qui risquent leur solde au jeu dans quelques tripots discrets que certains ont jugé lucratif de créer. À cause des risques de corruption que cela peut entraîner, les militaires n’ont pas le droit de jouer. Dans les faits, ils ne s’en privent pas. Le Directeur Orati et le Supérieur Jolinar font ce qu’ils peuvent pour limiter les débordements.
Érik s’arrange avec Ivrac pour laisser Raten à l’écurie de la garnison, invoquant la crainte que celle de l’auberge soit assez douteuse et qu’il arrive malheur à son cheval.
– Comme ça, si tu es levé, je te passerai le bonjour en partant, complète Érik.
– Comment ça, si je suis levé ?! s’exclame le Théologiste, l’air faussement outré. Je te signale qu’ici on se lève avant l’aube, ce n’est pas un lieu de détente !
Ils s’esclaffent bruyamment tant et si bien qu’un gradé passe la tête par la porte d’un baraquement pour leur intimer l’ordre de se taire. Il ne finit même pas sa phrase en apercevant le Directeur.
– Bon, allez gamin, disparais avant que je ne me retrouve avec une mutinerie sur les bras.
Ils rient encore un peu et le fils Plavel embrasse une dernière fois le militaire avant de se diriger vers la porte du fortin qui communique avec le reste du village. Le portier note l’intention d’Érik de revenir prendre sa monture à l’aube puis le laisse franchir le seuil.
Le jeune homme connaît bien Jolinar. Il y a déjà passé plusieurs mois au fil du temps pour différentes affaires mais, surtout, il y a vécu plusieurs années entre les deux guerres. C’est ici qu’il a appris l’équitation et le combat auprès de son professeur qui n’était nul autre qu’Ivrac Orati. Bien que très demandé par ses obligations dans la Théologie, le militaire a pris le temps d’éduquer Érik, ainsi qu’Adana, jusqu’à ce que cette dernière rejoigne l’armée puis la Théologie, suivant ainsi un parcours similaire à celui d’Ivrac. Il a été comme un père pour eux. Il s’est marié, mais sa femme n’a jamais vraiment trouvé sa place au sein de cette amitié qui unit les deux enfants et le héros de Longuelande. D’un commun accord, ils ont fini par rompre cette union qui n’a duré que deux ans. Érik évoque ces souvenirs comme les meilleurs moments de sa vie. Quoi que lui réserve l’avenir, il n’est pas convaincu de pouvoir vivre à nouveau pareil bonheur.
Il traverse plusieurs rues endormies. La commune ne cesse de s’agrandir et de se métamorphoser. D’un simple relais routier qui existait avant l’Hiver Noir, Jolinar, qui s’est appelé auparavant la Croisée du Sud, puis le Bourg de la Croisée du Sud, est en train de devenir une vraie petite cité. Érik est toujours surpris de voir telle ou telle modification ou nouveauté. Les constructions de bois initiales laissent lentement la place à des bâtisses de pierre. De véritables architectes se sont impliqués dans l’urbanisation de ce microcosme naissant. Contrairement à Dis qui est antérieure à l’Hiver Noir, ce lieu offre l’opportunité de créer un tout nouvel étalage de culture et d’art, une conception originale et nouvelle inspirée par l’air du temps et non l’héritage d’un passé que tout le monde a oublié.
Cela dit, si le jour révèle Jolinar sous ses plus beaux aspects, la nuit transforme son visage. Tous les travers de la société se retrouvent ici, car tous ceux qui viennent chercher du travail à la frontière sud du Monde Éclairé ne le font pas toujours pour d’honnêtes raisons ni même avec honnêteté. Dans le noir, Jolinar grouille d’une activité presque aussi intense que dans de la journée. Les jeux, les rixes, la prostitution, le vol et tant d’autres choses animent les rues. Bien sûr, tout ceci est illégal et entraîne une réponse plus ou moins adéquate du pouvoir en place : des patrouilles militaires et un couvre-feu en temps de guerre ou en réponse à des mouvements sociaux non autorisés. Ce qui est interdit se réfugie alors dans la clandestinité, milieu dans lequel les plus fortunés de ces fauteurs de trouble graissent les bonnes pattes pour avoir la paix. Qu’a dit Ivrac à propos de Détrius déjà ? Ah oui : « cette ville, c’est la sienne. C’est un bon dirigeant ». Érik en doute. Dans ce désastreux marasme social, le jeune homme pense malgré tout être à sa place. Il réprime un frisson et espère que cette situation n’est que passagère. Toutefois, il est réaliste. Ses espoirs sont infondés et il le sait.
Il quitte l’artère principale qui traverse Jolinar d’est en ouest pour s’enfoncer dans le quartier du port, au sud. Sa carrure aurait sans doute été suffisante pour décourager les petits malfrats qui tenteraient de le détrousser, mais il s’assure que son épée est bien en vue pour dissuader le tout-venant, connaissant bien la façon dont les choses fonctionnent ici. Comme il ne peut pas compter que sur son apparence pour éviter les ennuis, il redouble de prudence. Il atteint toutefois sans encombre sa destination, une masure de bois sur pilotis surélevée de un mètre. Cette précaution est imitée par bon nombre d’architectes en herbe des maisons à la ronde à cause des crues du fleuve. À cette époque de l’année le sol est sec, mais la moindre pluie transforme la rue en véritable bourbier si bien qu’il est généralement plus pratique de circuler sur les passerelles et les pontons.
Érik se contente de frapper à la porte selon un rythme et une séquence particulière, puis il se retire. Il repart vers l’ouest, sur le Promontoire, une zone surélevée du village sur laquelle sont bâties l’auberge historique de la Croisée du Sud et toutes les constructions importantes. Il se rend au Relais de la Croisée, un nom inchangé depuis l’Hiver Noir. L’auberge ne ferme jamais. Elle accueille les visiteurs à toute heure. Le service fonctionne jusque tard dans la nuit puis, pour ceux qui veulent y dormir, libre à eux d’entrer, de se trouver une paillasse et une couverture ainsi qu’un coin de plancher dans la salle commune. Toutefois, à l’heure où Érik franchit le seuil de celle-ci, il y a encore beaucoup d’animation. Il se déniche une petite table à l’opposé du foyer où un feu ronflant diffuse une forte chaleur. D’un signe de main, au milieu des conversations et des effluves des différentes consommations, de la boisson chaude au brouet en passant par la garbure et le tabac, le jeune homme fait savoir au tenancier qu’il désire une bière.
On lui sert une bière de bonne qualité aux forts arômes de houblon et il présente juste ce qu’il faut pour la payer. Montrer l’épaisseur de sa bourse ou bien plus d’argent que nécessaire est imprudent. Les voleurs à la tire ne prennent de risques que s’ils savent que cela en vaut la peine. Érik goûte sa consommation qu’il juge assez savoureuse et attend. À peine cinq minutes plus tard, une silhouette encapuchonnée, plutôt maigre, se glisse à l’intérieur de l’établissement. Arborant au côté, en vertu des codes de prudence, une rapière de facture quelconque, le nouveau venu pivote sur place pour détailler tous les occupants de la salle. Il cesse sa rotation lorsqu’il voit Érik, puis il traverse la pièce pour le rejoindre. Ses mains sont gantées de cuir et l’une d’elles rabat le pan de tissu de sa cape qui s’est pris dans l’encoignure d’une table. Il s’assied en face du jeune coursier. Il doit faire presque deux têtes de moins que lui, et est beaucoup moins large d’épaules. Seul Érik est assez près et dispose d’assez de lumière pour distinguer le bas du visage de son visiteur, glabre et étroit, un peu sale, juste ce qu’il faut pour en masquer la féminité.
– Bonsoir Carol, lui fait-il.
Ce prénom est plus souvent utilisé par les hommes, mais quelques femmes le portent. Érik ignore si celle qu’il a en face de lui s’appelle ainsi depuis sa naissance. Compte-tenu de son activité, il est plus probable qu’elle ait adopté ce prénom pour préserver son identité et donner le change.
– Bonsoir Érik, répond-elle en chuchotant.
La salle commune est encore très bruyante et le jeune homme doit tendre l’oreille pour l’entendre.
– As-tu appris quelque chose d’utile ? demande Carol.
– Rien de certain, mais sa réaction lorsque j’ai évoqué le sujet semble indiquer qu’il est au courant de quelque chose et qu’il ne sait pas vraiment ce qu’il a le droit de dire.
– Ça ne va pas faciliter les choses.
– Peu importe à qui va la marchandise pourvu qu’on l’intercepte. Tout ce que j’espère est que nous en ayons les moyens. As-tu réussi ton coup ?
– Oui, j’ai dégoté le parfait pigeon. Il est arrivé de la capitale il y a moins d’une décade, sans le sou. Manifestement il fuyait quelque chose et évitait de se faire voir des militaires.
– Il a des ennuis ?
– Rien qui nous concerne. Il cherchait le moyen de gagner un peu d’argent et un logis pour éviter d’avoir affaire aux Théologistes. Je lui ai proposé d’en gagner beaucoup et de se cacher.
– Ça a marché ?
– Mieux que bien. Il a un pied chez Usuriu. L’autre nous raconte ce qu’on veut savoir.
– Des choses à me dire sur lui ?
– Son nom : Olim, probablement un nom d’emprunt. Il porte un masque pour, soi-disant, cacher une vieille blessure. C’est un ex-militaire, je pense.
– On le connaît ?
– Non. Et il ne nous connaît pas davantage, j’ai pris les précautions habituelles.
– Que sait-on d’autre ?
– Ce qu’il nous a rapporté. Il y a un gros convoi en partance pour la capitale dans deux jours et un autre dans une décade.
– Le commanditaire ?
– On ne le connaît pas, évidemment. Notre homme n’est pas sur le coup. En outre il est encore en probatoire chez Usuriu, pour passer son fameux test.
– Il a de bonnes oreilles, donc.
– Les rumeurs dans le milieu semblent attester son rapport. Je pense qu’on peut lui faire confiance.
– On ne connaît pas le plan de route je suppose ?
Carol secoue la tête.
– Bon. Encore un point…
– Oui ?
– Orati m’a parlé de leurres. Ces informations me semblent avoir été plutôt aisées à collecter. Je pense donc qu’il s’agit d’une fausse piste, surtout si les rumeurs l’attestent. Je suis prêt à parier que Tariek diffuse lui-même ce genre de rumeur. Il est donc trop tôt pour se lancer. On attendra qu’Olim se positionne mieux que ça pour avoir des certitudes. Quadruple sa prime, qu’il fasse du zèle et devienne un homme de confiance de Tariek. Je table sur deux décades à un mois pour obtenir des résultats. Je reviendrai à ce moment.
Ils se sont tous deux penchés au-dessus de la table pour mieux s’entendre. Érik revient à sa position initiale et avale une rasade de sa bière. Une moue est visible sur la bouche de son interlocutrice.
– Nos moyens ne sont pas illimités, tu sais ? lui dit-elle d’un ton sec.
– C’est un investissement ! tranche Érik avec un geste de la main. Contrairement à Tariek ou à la Théologie, nos hommes sont des idéalistes. Ils n’ont pas besoin d’être payés pour faire du zèle et demeureront loyaux. Si l’on doit dépenser de l’or, autant que ça soit pour des renseignements, c’est ce qui accroîtra notre efficacité.
Carol demeure sceptique mais ne le montre pas. Elle a ses ordres, même si, ayant la trentaine, cela ne lui plait guère de se faire commander par ce jeune blanc-bec. Sur le ton de la conversation, elle reprend la parole après une courte pause :
– Comment ça se passe à Dis ?
– Notre activité n’est pas menacée, se contente de dire le jeune homme.
Il n’ajoute rien, et Carol n’en attend pas plus. Sans un mot elle se lève et ressort par la porte de la salle commune. Le duo n’a attiré aucune curiosité particulière en ce milieu de nuit, soit parce que plus de la moitié de la population des lieux en a un sérieux coup dans le nez, soit parce que les autres se livrent eux aussi à quelques activités louches dans lesquelles ils ne souhaitent pas voir s’immiscer qui que ce soit. Le fils Plavel termine sa bière tranquillement. Comme il en a les moyens, il loue une chambre pour y passer la nuit. Le placard dont on lui confie la clé ne mérite pas ce nom mais il y a une porte et de quoi la bloquer, ainsi qu’une lucarne bien trop étroite pour qu’un homme y passe. C’est ce dont on peut rêver de mieux pour tenter de dormir sur un peu plus d’une oreille.
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