6 - Chuchotements dans les ténèbres
« D’aucuns imaginent que l’univers s’étend bien au-delà des Confins, bien au-delà de nos rêves les plus fous. Ceux-là espèrent trouver des réponses au moins au-delà du Monde Éclairé et plus loin si d’aventure ils peuvent s’y rendre. Aucun d’eux ne veut croire que l’Hiver Noir fut universel. Ils pensent que quelqu’un a des réponses ailleurs et ils cherchent cet être. Un jour on lui a donné le nom de Seigneur Hiver et peut-être existe-t-il. Les plus fous d’entre eux ont disparu à jamais au-delà des Bris de Gel et quel que soit leur savoir aujourd’hui, nous ne pouvons que faire des conjectures sur ce que leur disparition signifie. Ou bien ils ont trouvé des réponses qui les empêchent de revenir, ou bien ils ont trouvé la mort, ce qui est peut-être une réponse en soi. Dans les deux cas nous, qui vivons dans la lumière, en sommes strictement au même point. »
Extrait de « Au-delà des réponses »,
essai sur les origines de l’Hiver Noir écrit en l’an 2
par le Théologiste Gardien André Joffro
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Noir.
Comme l’Hiver ainsi nommé.
Lorsque les humains s’éveillèrent, ils eurent beau ouvrir et écarquiller les yeux, ils étaient comme aveugles, tout était noir. À la surprise succéda l’appréhension, puis vint la peur et enfin la terreur, car ils ne voyaient pas, certes, mais, surtout, ils ne savaient pas. Tout leur avait été ôté par une main inconnue. Dans le noir, le feu jaillit pour éclairer leurs maigres horizons mais, partout où le regard portait, les ténèbres étaient la limite de leur univers. Chacun, isolé ou en groupe, se demanda où il était et ce qu’il était. Cette force qui leur avait ôté tout souvenir ne les avait pas seulement dérobés dans leurs esprits : les plus érudits et les plus riches, ceux qui possédaient des livres qu’ils ignoraient posséder se jetèrent avidement sur des pages vierges. Il ne subsistait rien, rien que le froid et les ténèbres. Désemparés, certains coururent sans but. D’autres hurlèrent. D’autres encore se murèrent dans le silence. Il restait leurs noms, leurs titres, ce qu’ils portaient sur eux et ce qui les entourait pour leur indiquer ce qu’ils étaient. Rien d’autre. Pour certains, ce fut trop peu.
Dès les premiers « jours », il y eu des centaines de mort. Le froid mordant de l’hiver avait tout envahi. Ceux qui possédaient un logis s’y enfermèrent et comptèrent leurs provisions. Ils vécurent dans le noir très souvent, de crainte de manquer de combustible pour éclairer leurs mornes existences encore une heure de plus… Encore une heure de plus. Ceux qui s’étaient éveillés ensemble s’imaginèrent faire partie de la même famille. Les parents ré-adoptèrent leurs enfants terrorisés qui retrouvèrent leur calme et leurs jouets. Ceux qui erraient seuls dans la nuit voulurent vivre tout autant que les autres. Ils se déchirèrent pour du pain durci, des plantes mortes, ou même de quoi faire chauffer les eaux gelées ne serait-ce que pour avoir quelque chose à boire. Ce fut le chaos. Tels des loups dans un désert glacé ils se chassèrent les uns les autres pour survivre. La seconde vague de morts fut celle des plus faibles qui, ayant épuisé leurs ressources, ne pouvaient pas plus faire face aux rigueurs de cet enfer qu’aux loups affamés qui y erraient.
La première vraie lumière fut celle de la solidarité. Les Humains se regroupèrent et unirent leurs efforts. Reconstruisant de petites communautés de ci de là, ils s’organisèrent. Leur collaboration effraya les loups solitaires, en amadoua même certains. Il fallut trouver du combustible et nourrir non seulement les hommes mais aussi les bêtes, elles aussi essentielles à leur survie. Elles fournissaient protection, chaleur, énergie et ressources tant par leur vie que par leur mort. Certains étaient prévoyants. Si l’hiver et les ténèbres devaient durer, les produits d’élevage devaient se reproduire et participer à la chaîne alimentaire. Les avis étaient partagés entre élevage et consommation immédiate. Le désespoir parcourut les cœurs. À quoi bon vivre si la lumière ne devait jamais revenir ?
La troisième vague de morts tua d’abord les esprits et refroidit les âmes. Inéluctablement se rapprochait le moment où les survivants oublieraient ce qui les unit, où tout retournerait à l’état sauvage. Ils s’assassineraient pour leur survie, abandonnant toute humanité pour encore un jour de plus… Encore un jour de plus.
La seconde vraie lumière fut celle de la justice. Non pas une aveuglante clarté mais une lueur d’espoir. Une force militaire organisée vint dans les campagnes enténébrées. Elle relia entre elles les communautés moribondes et isolées et rassembla le peuple. Une nation renaquit dans les ténèbres. Des greniers lointains se vidèrent pour remplir des panses affamées. Des magiciens firent de petits miracles, comme la création de serres auto-éclairées capables de faire pousser de la végétation dans cette obscurité, comme de produire feu et chaleur sans combustible, comme d’accélérer la croissance des animaux. La vie reprit. Pas celle que tout le monde espérait, mais une vie quand même. À la tête de cette nation, un homme à la volonté de fer, mena ses hommes et ses idées dans un combat inégal contre des éléments hostiles et contre le sort jeté par cette amnésie collective. Il devint un héros au sein de cet hiver ténébreux : le Général Duval At’Fratel.
Après cinq mois vécus dans le noir de cet hiver sans fin, le peuple survivait plus qu’il ne vivait. Les Humains fédérés par Duval furent regroupés sur des terrains plus petits, rassemblés sous sa bannière pour lutter contre la sauvagerie et le chaos inéluctable qui résulteraient de l’épuisement de toutes les ressources. Ils s’unirent pour demeurer Humains mais voyaient la fin de leurs espoirs avancer à grand pas. L’ordre établi ne pouvait pas indéfiniment leur cacher que les moyens mis en œuvre n’étaient pas inépuisables. Tandis que tous redoutaient à quelles extrémités une telle situation conduirait At’Fratel, une troisième lumière naquit. Dans le lointain, une étincelle, une étoile dans le ciel, plana sur l’horizon. D’autres survivants ? Une autre civilisation ? La porte de sortie de cette prison de glace et de ténèbres ? Duval s’y rendit en personne au cours d’une longue expédition, car lointaine était l’étoile. Un mois s’écoula, et la lumière fut.
Au sommet d’une crête montagneuse apparut le Dieu Solaire et, de cet horizon illuminé, revint le Primat Duval At’Fratel, non plus le général mais le porteur de la parole divine, le Théologiste, et le sauveur. Il offrit une cité et des terres cultivables sur les pentes de la montagne. Il offrit la chaleur et la lumière. Il offrit la vie à tous ceux qu’il avait aidé à traverser l’enfer. L’Hiver Noir venait d’obtenir son nom car il appartenait désormais au passé. Les lieutenants de l’ex-général devinrent les tenants de son nouvel ordre. La Théologie était née. La vie reprit un cours jugé plus naturel. On oublia aussi vite que possible que les Humains avaient pu devenir des loups, avaient pu périr par milliers dans le froid et les ténèbres. Il fallait maintenant vivre avec ça, maintenant que l’espoir était à nouveau là, maintenant qu’il y avait un lendemain. Même si chaque nuit revenait l’obscurité.
Noir.
– Ténèbres, vieilles compagnes au sein desquelles j’ai suivi mon peuple. Froid, vieux compagnon avec lequel j’ai tremblé. Vous m’êtes odieux, et je vous hais. J’ai eu peur de devoir vivre avec vous toute la vie dont je me souviens. Et chaque jour je crains de vous retrouver la nuit venue. Loué soit le Dieu Solaire et ses bienfaits, l’espoir de chacun de mes jours présents, à jamais.
Lome Gagarik n’obtient d’écho ni à ses pensées, ni à ses prières. À la nuit tombée, il se livre au même rituel. Il le fait même à d’autres occasions durant la journée, à ces moments où le devoir l’entraîne dans les ténébreuses profondeurs de Dis, là où il bâtit ses secrets. Sa crainte des ténèbres est viscérale. Chaque jour, même durant l’Hiver Noir, il s’est toujours arrangé pour disposer d’une source de lumière, où qu’il soit, où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Il s’essuie plusieurs fois le front avant de l’estimer suffisamment sec. Malgré tout, la sueur perle à nouveau. Le fait d’avoir eu à descendre toutes ces marches n’en est pas l’unique raison. Il a peur. Le Supérieur maudit sa fonction en cet instant, fonction qui l’oblige à descendre ici.
Les rumeurs vont bon train sur le service de renseignement de Lome Gagarik. On évoque avec respect et crainte l’existence des Yeux de la Théologie, des espions si secrets que nul en dehors de lui ne peut les reconnaître pour tel. C’est une rumeur bien plus vraie qu’on ne le pense. Les plus optimistes estiment à quatre ou cinq le nombre de ces perles rares et inconnues. Ils croient exagérer car, comment peut-on s’assurer que davantage de personnes aussi douées pour l’anonymat et l’information puissent s’ignorer les unes les autres ? Pourtant, Lome dispose bel et bien de huit espions : un groupe de champions de la discrétion et du renseignement unique en son genre.
Il aurait fort bien pu imaginer une autre manière de gérer son service secret mais celle qu’il emploie lui a toujours parue appropriée. Dans les ténèbres, il a contribué à la sauvegarde de l’humanité. Dans les ténèbres, il poursuit son œuvre, malgré la terreur qu’elles lui inspirent. Ici, dans son Salon Octogonal, muré dans le silence grâce à des matériaux particulièrement efficaces pour empêcher tout son d’en sortir, il y a huit portes barrées. Chacune d’elle ouvre sur un passage connu de lui seul et d’une unique personne, une pour chacun de ces couloirs. Huit personnes, en dehors de Lome, connaissent la pièce où il se trouve, mais aucune d’elles ne connaît d’autre voie que la sienne pour y venir. Quant à la manière dont le Supérieur entre ou sort lui-même d’une pièce où huit portes particulièrement résistantes sont bloquées de l’intérieur, même ses fameux espions n’ont pas la réponse. Il ne s’entretient avec eux qu’un par un dans cet espace privé à l’abri de tout regard, puisque toujours plongé dans l’obscurité et dans un silence pesant, voire, étouffant.
Lome, affalé dans un fauteuil rotatif au milieu de la pièce, entouré par un bureau circulaire, peut ainsi faire face à toutes les direction en poussant simplement sur ses jambes. En fait, lors de ces entretiens ultra-privés, Lome a un avantage sur ses interlocuteurs car, si eux n’ont pas la possibilité de voir comment la salle est agencée, Lome, quant à lui, use d’un objet magique : une paire de lunettes lui dévoilant le contour des objets et des formes. Sans cela, compte-tenu des choix de mise en scène qu’il a fait, la fréquentation du Salon Octogonal aurait à chaque fois mis son cœur à trop rude épreuve.
C’est la fin de l’après-midi mais ici, ça n’a pas d’importance. Il y règne toujours une température glaciale et la lumière du Dieu Solaire n’y pénètre jamais. Lome doit recevoir le rapport de l’un de ses espions et, lorsque la clochette de la porte numéro trois tinte selon un rythme précis, il sait que son homme est arrivé. Depuis son bureau, il actionne un levier qui débloque la porte avec un claquement sec. Le battant s’ouvre en silence poussé par l’espion qui le contourne et le repousse dans l’autre sens à tâtons. Il est lourd et ne pivote pas facilement. Le Supérieur effectue l’opération inverse pour verrouiller l’accès. Le visiteur fait quatre pas en direction du centre de la pièce et s’immobilise.
– Je t’écoute, Numéro Trois, dit le Théologiste qui n’appelle jamais ses espions par leur nom en ce lieu.
– Ma supposition était exacte, Commandant, commence le Numéro Trois.
Les Numéros de Gagarik utilisent à sa demande les anciens titres militaires. Même la Théologie n’a pas son mot à dire ici. Il est arrivé à Lome d’apprendre bien des choses sur les membres du gouvernement, des secrets d’État, assurément, car les révéler aurait sans aucun doute contribué à affaiblir voire à détruire la cohésion de toute la société dissienne. C’est pourquoi il a toujours voulu faire la part des choses et séparer son activité la plus mystérieuse de sa fonction officielle.
– L’argent qui a financé l’attentat de la Grand Place provient des activités du Juge, continue l’espion.
Gagarik note mentalement l’information. Rien de ce qui se dit ici n’est écrit sur le moment. Il n’en a pas besoin, car il dispose d’une mémoire phénoménale et infaillible. Quant à ce titre de « juge » qui n’est utilisé nulle part dans les sphères officielles, il sait qu’il désigne un individu bien particulier, un être dont personne à Dis ne connaît l’identité et qui gouverne ou tente d’avoir la main mise sur toutes les activités criminelles de la nation. C’est son antithèse personnelle, son ennemi intime. Peu de gens connaissent ou ont entendu parler du Juge, car son existence même est un secret. Un secret de polichinelle. Beaucoup de rumeurs circulent à son sujet, et des comptines pour enfant l’évoquent parfois comme l’image du mal insidieux, du corrupteur, une référence à ce qu’il ne faut pas faire pour être un homme de bien. En fait, beaucoup de ceux qui connaissent le nom de Juge le prennent pour un mythe. Pour Lome Gagarik, il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un homme tout à fait réel et que les rumeurs à son sujet sont presque toutes fondées.
– Le Bourreau n’a pas été mis à contribution. Il semble que les personnes impliquées ne soient pas assez importantes pour ça, poursuit Numéro Trois.
Le Bourreau est au Juge ce que l’armée de la Théologie est au Grand Théologiste, son bras, son exécutant. Beaucoup pensent que le Bourreau n’est pas une unique personne, mais une véritable confrérie d’assassins au seul service du Juge. Qui sait ? Si l’on peut douter de l’existence du Juge, nul ne doute, dans les milieux peu recommandables, de l’existence du Bourreau. Les meurtres non-élucidés lui sont généralement attribués. La réalité des activités du Juge est bien plus facile à admettre si l’on considère les crimes attribués au Bourreau. À tel point que l’on se demande parfois si Juge et Bourreau ne sont pas une seule et même personne.
– Donc, on peut les trouver ? demande Lome.
– Affirmatif. L’une d’elles a quitté la capitale. Cela pourra prendre du temps pour lui mettre la main dessus, mais deux autres sont encore à Dis. Le rapport de la Supérieure Tarsis ne mentionne que trois personnes en dehors de l’homme chargé de la diversion sonore sur la Grand Place. Nous savons celui-ci hors de cause puisqu’il a juste été payé pour insulter la procession. En théorie, nous pouvons tous leur mettre la main dessus.
Le Commandant Gagarik réfléchit un instant. Sa méthode habituelle consiste à obtenir l’identité des terroristes pour les faire arrêter et les soumettre à la question, moment durant lequel leurs aveux complets permettent d’établir leur culpabilité et clôturent l’enquête. Néanmoins, il ne peut pas officialiser une telle arrestation sans mettre en danger ces personnes, car le Juge réagit aussitôt en faisant taire de potentiels témoins de ses activités. Il procède toujours ainsi, gardant sous la main tous les agents à disposition, puis les faisant éliminer par le Bourreau si jamais ils risquent d’avouer quelque chose de compromettant. Même dans les geôles du Supérieur, ils ne sont pas à l’abri. En somme, si l’ordre semble régner à Dis, c’est parce que toutes les activités criminelles sont contrôlées d’une façon ou d’une autre, soit par l’Instance de l’Ordre, la légion sous les ordres de Gagarik, soit par le Juge. Toutefois, dès que ça concerne le Juge, le Bourreau n’est jamais loin et le Supérieur ne peut faire grand-chose.
En outre, Lome a l’intuition que le rapport de la Supérieure Tarsis n’est pas complet. Il aurait pu prouver qu’elle n’a mené aucune enquête sérieuse, mais il n’a jamais pu découvrir exactement ce qui s’est réellement passé sur les toits du quartier du Précipice. Elle couvre quelqu’un, pour lui c’est évident. Mais qui ? Si, en l’état, il engage une action pour capturer les terroristes qu’il connaît, il s’engouffre dans une faille. Il préfère que son coup de filet soit parfait et ne donne l’occasion de réagir ni au Juge, ni à quelque autre organisation dont il n’aurait pas connaissance. Il pense en outre qu’il est anormal que le Juge ait financé une action terroriste. Les motivations du roi de la pègre du Monde Éclairé ne sont d’ordinaire pas idéologiques.
Le cours de ses pensées est interrompu par le tintement de la clochette de la porte sept. La séquence propre à cette porte est correcte, un autre de ses espions attend. Le retour de Numéro Sept n’était pas prévu avant un ou deux jours. Cela semble donc important.
– Numéro Trois, dit-il. Pour le moment, laisse refroidir la piste de Dis. Je veux que tu partes en chasse de celui qui a quitté la capitale. Retrouve-le et identifie-le.
– À vos ordres, Commandant.
Tandis qu’il ouvre la porte numéro trois pour permettre à son visiteur de quitter la pièce, Lome soupèse sa décision. Il a toujours été plus difficile au Juge d’intervenir en dehors de Dis. Une cible hors de son périmètre d’action principal est donc plus facile à atteindre. Se renseigner sur elle est de bon aloi, quitte à ne rien faire d’autre pour le moment.
Il verrouille la porte de son premier visiteur, fait pivoter son fauteuil et actionne un autre levier pour débloquer celle du second. Numéro Sept entre et se plie au même protocole que son prédécesseur.
– Je t’écoute, Numéro Sept.
– Je reviens de la Vallée de Langueur à l’instant, Commandant, dit le nouveau venu, haletant. Je devais venir à ce rendez-vous pour vous informer au plus tôt. Un convoi d’Usu a été dérobé.
Lome Gagarik en a le souffle coupé. S’il se doutait qu’un jour l’on puisse mettre en danger les lignes d’approvisionnement de la Capitale en Usu, il n’avait pas imaginé entendre une telle nouvelle sans signes avant-coureurs. Oh, certes, il y a déjà eu quelques fous, voire quelques bandes organisées sans grande envergure qui ont tenté de voler la précieuse marchandise de Tariek Usuriu. Néanmoins, connaissant les précautions prises par le commerçant et même l’aide substantielle fournie par la Théologie sur ordre de son supérieur le Grand Théologiste, la nouvelle le prend totalement au dépourvu.
– Des détails ! exige-t-il.
– On sait encore peu de choses, mais un survivant de l’escorte du convoi a parlé de l’attaque. Ils ont été surpris, attaqués en un point à mi-parcours entre Jolinar et Dis. La route était piégée. L’ennemi disposait du pouvoir de la magie et d’un nombre d’hommes bien plus important que l’escorte. Les renforts n’ont pas pu arriver à temps, tout était déjà terminé.
– Des victimes parmi les bandits ?
– Quelques-unes oui, mais aucune vivante.
– Bon sang ! peste le Commandant en tapant du poing sur son bureau.
Une sueur grasse et abondante dégouline sur son crâne. Cette nouvelle enfle dans son esprit et occupe toutes ses pensées au point de les saturer. Les implications d’un tel événement sont sans précédent. Tariek Usuriu, cet ancien explorateur revenu des Confins, a fait une découverte sept ans après la fin de l’Hiver Noir, découverte dont il a très vite compris la portée. Sachant sa marchandise si rare qu’il était impossible de contenter tout un peuple, il a choisi d’en partager les avantages avec les plus riches et les plus importants. Un choix judicieux s’il avait voulu devenir l’homme le plus riche du Monde Éclairé, ce qu’il est devenu de fait. Ce que les petites gens disent sur son produit est en partie fondé. L’une des propriétés principales du suc d’Usu est de prolonger la vie. Tout le monde n’adhère pas à l’idée de vivre éternellement, aussi étrange que cela paraisse. La raison en est simple. L’Hiver Noir a bien trop marqué les esprits, insinuant un pessimisme intense dans les cœurs à propos du temps que durerait le pouvoir du Dieu Solaire. À quoi bon vivre éternellement si cet enfer de froid et de ténèbres doit se reproduire ? Cependant, il y a de la demande, et Tariek a très vite réussi à se construire un réseau de clients dont la seule préoccupation est de disposer du produit aussi longtemps que possible. Ces gens-là sont riches. À la fois rare et cher, secrètement récolté et préparé, l’Usu attire les convoitises. Ceux qui ne peuvent être clients privilégiés se dotent parfois du courage et des moyens de se le procurer autrement.
C’est là que la Théologie intervient. Duval salue les vertus de l’Usu, car il est essentiel, pour la mission qu’il s’est donné, qu’il vive aussi longtemps que possible. La Théologie n’est cependant pas maîtresse de l’économie. Ses moyens financiers sont constamment dévorés par l’entretien de sa force militaire. La monnaie a été rétablie de préférence au troc à peine deux ans après la fin de l’Hiver Noir, et il faut d’une manière ou d’une autre payer ces hommes et femmes qui bataillent pour défendre le Monde Éclairé contre l’hostilité des Confins. C’est dans cet esprit que Duval, issu du même milieu social que les nantis, s’est entouré du support de la noblesse pour obtenir des fonds. Cette alliance résulte d’une sorte de contrat qui assure aux nobles de conserver nombres de privilèges et avantages auxquels ils ont droit de par leur naissance – pour autant que leur mémoire tout aussi vierge que celles des autres en atteste – en échange d’une forte participation aux frais de la Théologie. Ce modèle existait déjà quand l’Usu a été ajouté aux biens et privilèges de la noblesse. Il est devenu, de fait, un élément indispensable à la réalisation du contrat passé avec le Grand Théologiste.
Une partie des taxes perçues par l’État depuis cette époque comporte une masse non négligeable d’Usu. Ainsi le Grand Théologiste n’achète pas directement l’Usu, mais se fait payer avec ce produit. Bien entendu, pour le peuple, l’Usu doit demeurer un produit de luxe, ce dont on rêve sans jamais pouvoir le posséder. L’action de protection de certains convois, assurée par l’armée censée être au service de la nation, ne doit être connue de personne, sans quoi la confiance des Dissiens envers la Théologie serait gravement menacée. Une grande part de la corruption qui dégrade petit à petit la qualité de vie de Jolinar, permet de monter une sorte d’armée parallèle qui touche une solde supplémentaire pour effectuer le travail en civil tout en restant muette. Presque tous les officiers supérieurs de la Théologie sont dans le secret à un degré ou à un autre.
Voilà que le vol d’un convoi et le massacre d’une escorte remettent pas mal de choses en questions. Cela suppose la création d’une force militarisée assez importante pour inquiéter le commerce d’Usuriu, donc les nobles, donc la Théologie. Aucune investigation ouverte dont le peuple pourrait avoir vent ne peut être organisée. Tout déploiement de force supérieur à la normale au sein du Monde Éclairé soulèverait des questions. Toute tentative de sécuriser les convois sans augmenter drastiquement les forces en présence seraient vouée à l’échec. En entrant dans le monde de la politique et de ses rouages secrets, Lome Gagarik s’attendait à gérer bien des situations difficiles, mais il espérait toujours le faire dans le respect de l’idée initiale qui soutient la Théologie. À cet instant précis de sa réflexion confuse, il vient de prendre conscience que le monde que son supérieur et ami Duval At’Fratel a bâti repose sur des bases extrêmement fragiles et que tout risque de s’effondrer.
– Que dois-je faire ? demande Numéro Sept après un silence jugé suffisamment long.
Son intervention sort le Théologiste de sa spirale autodestructrice. Tout à la contemplation de l’annihilation de toutes les fondations de son château de carte, il a complètement oublié où il est. La silhouette en fil de fer de son espion que lui montrent ses lunettes magiques change régulièrement d’appui démontrant son impatience. Lome inspire une grande goulée d’air, comme s’il reprenait son souffle après une apnée prolongée. Son mouchoir déjà humide de sueur ne fait qu’étaler davantage sans l’absorber celle qui lui couvre le front, mais il l’ignore, son geste n’a même pas été conscient. Il expire, et sa respiration reprend un rythme plus naturel.
Comme s’il s’était déconnecté un instant de ses pensées, il se branche à nouveau sur elles, mais entreprend de chercher ce qu’il y a de plus rationnel en lui. Ça n’est pas fini. Le seul qui soit en mesure d’en décider, c’est Duval lui-même. Lome, quant à lui, a une mission à accomplir. Il s’adresse à son homme :
– Retourne sur le terrain. Je veux des noms, des connexions, des faits, des indices et du silence. Cette affaire ne doit pas s’ébruiter et je veux savoir qui il faut payer pour la fermer et qui on doit éliminer pour verrouiller les informations.
– C’est tout ?
– Oui, c’est ta mission. Disparais ! le somme le Commandant.
Suivant le protocole, Lome fait sortir Numéro Sept. Ce qu’il vient de lui ordonner ne suffira pas. Mais si Lome cloisonne les rencontres avec son service de renseignement, ça n’est pas pour dire à l’un d’eux ce qu’il fait faire aux autres. Comme seuls deux de ses Yeux se sont présentés au rapport de la soirée, il doit revenir cette nuit pour avoir l’occasion de transmettre ses autres instructions. À moins d’une mission lointaine ou de longue durée, les Numéros ont tous pour devoir de se présenter quotidiennement à l’un des trois rapports de la journée. Dans l’intervalle, le Commandant doit à nouveau endosser le titre de Supérieur et annoncer au Grand Théologiste ce qu’il vient d’apprendre. Rien que cela est peut-être pire que la nouvelle elle-même. Il se dit alors qu’il serait bon de perdre à nouveau la mémoire, de vivre un nouvel Hiver Noir et d’effacer tout ce qui s’est passé. Comment peut-il imaginer trouver cela « bon » ? Ce sont là des idées bien noires.
Noir.
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