16 - Soif de grandeur

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« Le soldat se distingue du guerrier en tout point. Soldat est un métier. Guerrier est un idéal. Le soldat fait la guerre par devoir, le guerrier l’accepte comme une part de son existence. Dire que les deux sont incompatibles serait exagéré. On peut être à la fois soldat et guerrier, mais le combat devient alors le seul horizon. On ne peut plus faire la différence entre ce qu’il faut faire et ce qu’on veut faire, et on ne se demande pas non plus pourquoi on doit le faire. Le chef avisé ne confie jamais l’art de la guerre à un guerrier, mais à un soldat, car il y a toujours une chance que l’ambition de cet homme ne soit pas de se battre mais de mettre fin au conflit. Le chef pugnace ne confie jamais l’art de la guerre à un soldat, mais à un guerrier, car il y a toujours une chance que ce dernier sache se battre bien mieux qu’un soldat. »

Extrait de « Traité sur l’art de la guerre »,
par le Directeur Japser At’Aren, écrit en l’an 5.

__________

Six ans plus tôt.

L’adolescente para adroitement l’attaque et lança une riposte fulgurante qui obligea son adversaire à se tenir sur la défensive. Elle fit un pas en avant pour accentuer la pression. L’homme ne recula pas, ce qui la déséquilibra. Écartant la lame de l’attaquant d’un coup de taille tout en faisant un pas à son tour, l’homme fut trop près pour l’allonge d’une épée. La fille pivota en renversant sa lame, la tenant verticalement entre elle et son assaillant. Elle tenta d’effectuer une rotation complète pour porter un coup de taille puissant mais perdit l’équilibre en se heurtant à la jambe tendue de son opposant. Elle s’affala dans la poussière face contre terre en poussant un juron. Un pied posé sur elle, l’homme porta son poids au milieu du dos de la jeune fille qui se retrouva immobilisée.

– Tu es morte, Jilkana, dit-il simplement.

L’instructeur la libéra de son étreinte et recula de quelques pas. Toute personne bien élevée aurait aidé une jeune dame noble à se relever, mais Jilkana At’Aren avait été formelle quant aux rapports qu’elle devait avoir avec les militaires. Elle avait seize ans et promettait de devenir une très belle femme. Blonde aux cheveux longs, un corps aux formes appréciables proche de sa taille définitive, il ne lui manquait qu’un peu de poitrine pour parfaire sa silhouette. Si l’on faisait fi de la poussière dont elle était couverte de la tête aux pieds, des nombreuses cicatrices et estafilades marquant sa peau claire, visibles par les déchirures de ses vêtements d’homme, et l’air mauvais qui déformait les traits de son visage, elle eut été la plus charmante créature du camp. Loin d’être la seule femme du rang, Jilkana était à la fois la plus teigneuse et la moins encline à user de ses charmes féminins. Cette inaccessibilité la rendait encore plus désirable pour la plupart des jeunes hommes qui venaient de s’engager dans la légion, ainsi que pour quelques instructeurs et officiers plus vieux qui ne détesteraient pas « essayer » la marchandise.

– Tu t’avances trop Jilkana, commenta l’instructeur en regardant sa pupille. Quand ton poids peut rivaliser ou surpasser celui de ton adversaire, risquer le corps-à-corps est une tactique viable. Mais quand il est largement inférieur, comme dans le cas présent, tu dois au contraire le tenir à distance, sinon ton ennemi te déséquilibrera d’une pichenette et te tuera.

– On ne peut pas gagner si on ne peut pas attaquer ! cracha la jeune noble entre les dents.

– Tu ne peux pas attaquer si tu es morte, répliqua calmement le soldat. En garde !

Jilkana était à peine debout. Elle brandit en hâte son épée. S’élever contre le manque de fair-play de son professeur eut été une pure perte. Cela faisait déjà des années qu’elle ne s’en plaignait plus. Au combat, il fallait toujours être prêt, il n’y avait aucune règle de bienséance ou de politesse qui s’appliquât.

Elle mordit la poussière encore une bonne douzaine de fois avant que la lumière déclinante du Dieu Solaire ne les obligeât à stopper l’entraînement. Chaque fois que Jilkana pensait s’être hissée au niveau de son maître, chaque fois il lui montrait une nouvelle passe ou une nouvelle tactique qui pouvait la contrer. Elle apprenait vite mais était convaincue de ne pas progresser. Elle était trop jeune pour mesurer le progrès autrement que d’une façon élémentaire, s’estimant supérieure à tous ceux qu’elle arrivait à battre. Son mentor n’était même pas un maître d’arme, juste un très bon soldat jugé suffisamment pédagogue par ses officiers pour enseigner l’escrime. Beaucoup d’instructeurs étaient de son rang ici, au camp d’entraînement de la légion des Hauts de Langueur.

Le formateur de Jilkana était tout à elle chaque jour, alors que les autres recrues travaillaient en groupes. C’était un avantage indéniable et elle progressait de ce fait beaucoup plus vite. Ses camarades appelaient ça un privilège. Personne n’aurait toutefois osé le dire à haute voix de peur d’être entendu du Directeur Jasper At’Aren, à la fois commandant du camp d’entraînement et père de Jilkana. Quoi qu’il en soit, ce n’était pas du gaspillage de temps ou de moyens. , Jilkana était douée, très douée, et particulièrement volontaire. En suivant ce cursus favorisé, l’adolescente était en bonne voie pour réaliser son rêve : entrer chez les Théologistes et devenir ainsi la plus jeune femme Théologiste de l’histoire du Monde Éclairée. Une carrière plébiscitée par son père qui l’avait élevée dans ce but. Il y avait cependant une ombre au tableau. Une ombre qui résidait loin dans le sud, dans le camp d’entraînement de la région de Jolinar. Une ombre dont la notoriété atteignait la capitale et même les oreilles du Grand Théologiste. Cette ombre s’appelait Adana Tarsis.

Après avoir salué son formateur, Jilkana se dirigea vers la sortie du camp. Elle avait aperçu son père quittant le fortin une heure plus tôt et savait qu’il était inutile d’aller le chercher dans sa tente de commandement. Autre privilège de sa naissance et du rang de son père dans la Théologie, sa maison, le Manoir At’Aren, se trouvait à deux pas de là. Elle n’avait pas à partager les repas et les inconfortables paillasses des recrues militaires. Au lieu de ça, le cuisinier de la famille servirait un excellent et mémorable dîner et c’est un lit douillet qui accueillerait son corps fourbu.

Elle remplit ses obligations de recrue avant de franchir la porte du bastion. Elle était trop épuisée pour courir mais l’excitation accéléra les battements de son cœur. Quinze jours plus tôt avait eu lieu le Jour Divin, date anniversaire de tous les citoyens du Monde Éclairée qui avaient connu l’Hiver Noir et dont elle faisait partie. Son père lui avait annoncé le cadeau qu’elle recevrait pour ses seize ans : son propre cheval. Ayant vu partir Jasper bien plus tôt que d’habitude, elle espérait que c’était pour réceptionner l’animal. Elle savait à qui le Directeur avait passé commande et espérait une visite des plus intéressantes.

Son instinct ne l’avait pas trompé. En pénétrant dans la cour du manoir elle vit plusieurs chevaux. Elle reconnut deux d’entre eux et en déduisit que le troisième, un hongre à la robe blanche et à la crinière de la même couleur que ses propres cheveux, devait lui être destiné. Elle se rua vers les équidés et ne put s’empêcher de sourire. Sa joie attisa un peu leur nervosité mais les premières caresses qu’elle délivra sur le museau et l’encolure de sa future monture eurent tôt fait de la rassurer. Toute à son bonheur, elle ne se rendit pas compte de la présence de son père et de ses deux visiteurs qui étaient sortis du logis et l’avaient rejointe.

– Trésor, tu devras attendre demain pour le monter, lui dit son père.

Jilkana se tourna vers l’homme. Il avait la cinquantaine, les cheveux gris et longs coiffés sur la nuque en catogan, et portait une barbe et une moustache très finement taillées. Il avait délaissé son uniforme pour un ensemble d’intérieur composé d’un pantalon beige serré à la taille par une large ceinture de tissu marron, une chemise blanche aux manches bouffantes dotée d’un col à jabot par-dessus laquelle il avait lacé un gilet court et marron sans manches. Des bottes droites de cuir marron montant jusque sous les genoux le chaussaient. Il était de corpulence moyenne quoique légèrement arrondi du ventre. À côté de lui se tenait un homme ayant à peu près le même âge, plus mince, en tenue de voyage terne récemment brossée, les cheveux gris plutôt rares en bataille et mal rasé. Ce dernier accompagnait une femme plutôt jolie, vêtue semblablement, qui devait avoir trente ans de moins que lui, blonde aux cheveux longs attachés en queue de cheval avec des yeux d’un bleu si clair qu’ils semblaient illuminer son visage.

– Ho, papa ! Il est magnifique ! s’exclama la jeune fille totalement ravie par son cadeau.

– J’espère bien, fillette, intervint le visiteur. J’ai pris grand soin de lui.

– Messire At’Prahen, fit Jilkana en décrivant une révérence.

La personne ainsi désignée pouffa.

– Algor, voyons. Appelle-moi Algor, ou même tonton Algor. Ça ne te dérangeait pas quand tu étais plus petite.

– C’est aussi bien qu’elle respecte les usages, le contredit Jasper. Si elle veut se faire respecter, elle doit faire elle-même preuve de respect.

– Dame At’Prahen, continua sa fille en saluant la femme de la même manière.

– Dame At’Aren, lui répondit-elle en imitant sa révérence un sourire moqueur aux lèvres.

Oubliant tous ces ronds de jambe, elles se précipitèrent l’une sur l’autre et s’embrassèrent en riant. Elles se connaissaient depuis l’Hiver Noir et elles n’avaient pas souvent eu l’occasion de se voir depuis quelques années. Les retrouvailles n’en étaient que plus enthousiastes. Natali At’Prahen était la fille d’Algor et la seule famille qui lui restait. Elle avait neuf ans de plus que Jilkana. Leur relation était un peu comme celle de deux sœurs, Natali jouant le rôle de l’aînée. Habituellement, c’étaient les At’Aren qui rendaient visite aux At’Prahen à Fauvegris. Depuis que Jilkana avait commencé sa formation militaire, deux ans auparavant, les deux amies ne s’étaient pas revues.

Les deux pères échangèrent un regard entendu en souriant puis laissèrent leurs filles dans la cour. Le Théologiste précisa que le dîner aurait lieu dans une demi-heure, ce qui, étant donné son état, laissait tout juste le temps à Jilkana de s’y préparer. Les effusions des deux jeunes femmes furent écourtées. Elles se promirent de se retrouver à table et de discuter après le repas, toutes excitées à l’idée de passer une bonne partie de la nuit à papoter. La gouvernante, Nadine, assista la jeune noble pour son bain et son habillage et elle fut présentable à peine cinq minutes avant que l’on serve la soupe.

Les filles parlèrent peu durant le repas, écoutant religieusement les échanges entre Algor et Jasper. Ils parlèrent de la Théologie, de la capitale, du Dieu Solaire, puis revinrent à des sujets plus terre à terre. Jilkana eut ainsi la surprise d’apprendre que son cheval, baptisé Albâtre, lui était destiné depuis quatre ans déjà et qu’il avait été élevé et préparé spécialement à son attention. Bien sûr, on le lui avait caché depuis tout ce temps. Les convives rirent de quelques anecdotes croustillantes sur la manière dont il avait fallu conserver le secret, notamment en occultant l’existence de sa monture au manoir At’Prahen lors de ses visites. Jilkana et Natali se réjouirent de savoir que, les At’Prahen ne repartant que dans deux jours, la jeune militaire aurait congé le lendemain. Malgré la bonne ambiance, quand il apparut évident que le repas était terminé et que les pères envisageaient de vider quelques fonds de liqueur et leur blague à tabac en évoquant leurs vieux souvenirs, leurs filles s’excusèrent et quittèrent la table.

Après s’être changées, elles s’isolèrent dans la chambre de la plus jeune au premier étage du logis. Toutes deux vêtues d’une culotte courte et d’une nuisette leur descendant à mi-cuisse, elles se retrouvèrent assise en tailleur sur le tapis de la pièce, adossées au lit. Jilkana massait ses pieds nus tandis que Natali narrait son court voyage depuis Fauvegris, situé dans l’ouest de la Vallée de Langueur à six jours de la région des Hauts de Langueur.

– On dirait que ta formation n’est pas de tout repos, finit-elle par ajouter au terme de son récit.

– Non, en effet, mais je suis heureuse. Je deviens meilleure chaque jour.

– Meilleure à quoi ?

– Au combat. C’est pour ça que je m’entraîne.

La fille d’Algor soupira profondément.

– C’est ça que tu veux faire de ta vie ? Combattre ?

– Non, je veux devenir Théologiste, comme mon père. Mais pour cela, je dois être la meilleure.

– Sais-tu seulement à quoi ça te mène ?

– Je ne comprends pas, s’étonna sincèrement la jeune fille.

– Hé bien, je ne sais pas moi… N’as-tu pas envie de vivre différemment ? De rencontrer un garçon ? Ou seulement de voyager ? La légion ne t’offrira rien de tout ça.

– Voyager, si.

– Mais tu ne seras jamais libre d’aller où tu veux. Et tu devras peut-être livrer bataille et tuer des gens.

– C’est le propre de toute guerre.

– Être amené à tuer des gens est une conséquence de la guerre, pas une fin. Et puis, contre qui veux-tu faire la guerre ?

La jeune militaire réfléchit quelques secondes avant de répondre :

– Les Ovarks peut-être. Ou un autre envahisseur. Il faut protéger la lumière de Dis.

– Oui…

Les yeux de Natali se perdirent dans le vide.

– Tu es déjà allée à Jolinar ? la questionna Jilkana en sautant du coq à l’âne.

– Oh oui, bien sûr.

– Récemment ? insista la jeunette.

Un sourire se dessina sur les lèvres de son interlocutrice.

– Je crois savoir ce qui t’intéresse là-bas, fit-elle l’air énigmatique.

La jeune fille observa le visage de Natali un bref instant avant de s’intéresser à nouveau à ses pieds.

– Oh, je… Enfin… J’aimerai savoir si… balbutia-t-elle.

– Ce qu’on raconte est vrai ? compléta l’autre.

Jilkana opina du chef.

– C’est amusant, commenta Natali.

– Quoi donc ? s’étonna la légionnaire.

– Que l’on m’ait posé la même question à ton propos à Jolinar.

– Tu… Tu as parlé à Tarsis ?

– Elle ? Non, mais certaines recrues de la légion se posent des questions. Vous êtes toutes deux des petits phénomènes.

– C’est une fermière, paraît-il ?

– Ce que je peux te dire est qu’elle ne semble pas avoir été élevée par une fermière. Je l’ai vue se battre et c’est impressionnant. Elle a même tenu tête à un Théologiste durant un de ses entraînements.

– Elle a gagné ?

Natali haussa les épaules.

– Je n’en sais rien. Personne n’est mort, en tout cas. Qu’est-ce que tu entends par « gagné » ?

– Elle l’a battu ? Le Théologiste ?

– Je ne crois pas, mais tout le monde était hypnotisé par cette rencontre. Je n’ai vu là qu’une remarquable passe d’armes, mais rien de fascinant au point de…

– Elle s’entraîne avec un Théologiste ! vociféra Jilkana.

– Et alors ?

– Je n’ai qu’un misérable soldat comme entraîneur. Pas étonnant que je n’apprenne rien !

– Quelle importance ?

– C’est important si je veux devenir Théologiste !

– Mais ça viendra. Ne sois pas si impatiente.

– C’est facile pour toi ! Tu as déjà l’âge de faire ce que tu veux.

– Ce que je veux, c’est ne pas avoir à me battre pour la Théologie. Quant à toi, tu devrais réfléchir avant de dire n’importe quoi. Si c’est juste une question de fierté entre Adana Tarsis et toi, alors tu n’as pas à rougir de tes performances dont on parle jusqu’à Jolinar.

– Tu parles ! Je sais très bien que mon père est responsable pour moitié de ce qu’on dit de moi ailleurs.

Natali n’osa pas la contredire. Elle ignorait si c’était vrai ou non. L’attitude de sa jeune sœur spirituelle la dérangeait cependant au plus haut point. Même si Jilkana répondait parfaitement aux critères de ce vieil adage, tel père telle fille, Natali n’arrivait pas à comprendre ce qui pouvait inspirer à ce point la jeune légionnaire. La dernière fois qu’elles s’étaient vues, Natali ne se serait pas imaginée que Jilkana fût plus satisfaite que Jasper de son incorporation. Aujourd’hui, le constat était rude. La jeune fille aimait se battre, c’était évident, mais pouvait-on vraiment vivre d’une telle passion ? La Légion n’avait pas été créée pour permettre aux humains de satisfaire leurs ambitions belliqueuses, mais pour assurer la paix du Monde Éclairé. À regret, la fille d’Algor dut admettre que son interlocutrice et cette Adana Tarsis dont elle lui rebattait les oreilles, avaient apparemment beaucoup en commun. Cette ressemblance conduirait inévitablement à une confrontation.

– Tu ne dis plus rien ? s’inquiéta Jilkana.

– Je réfléchissais. Je me demandais ce que tu feras quand tu seras Théologiste.

– J’accomplirai la mission qu’on me donnera.

– Et qu’aimerais-tu avoir à accomplir comme mission ?

– Je pense que je pourrais diriger une légion.

– Voilà qui ne manque pas d’ambition…

La militaire secoua la tête en faisant la grimace.

– Je vois… Tu me trouves frivole ou inconsciente, c’est ça ? demanda-t-elle un peu énervée.

– Ne te met pas en colère, voyons. Je ne fais que te poser quelques questions.

– Pour ce que tu en as à faire de mes réponses ! Je vois bien que tu détestes la Théologie !

– Je n’ai pas dis cela, se défendit Natali le plus calmement possible. Écoute, tu dois être fatiguée de ta journée. Tu devrais aller dormir. Nous parlerons demain, d’accord ?

– Pas avant que tu m’aies dit ce que tu penses de Tarsis !

– Pourquoi remets-tu sans cesse cette fille en question ?

– Parce que de nous deux, moi seule mérite d’être Théologiste et je dois le devenir avant elle quoi qu’il arrive !

L’intransigeance de la jeune fille effraya son amie. Elle ne savait quoi répondre. Ou bien son père lui avait savamment monté la tête de la sorte, ou bien son éducation laissait à désirer. La combinaison des deux était également crédible. Comment une jeune fille de seize ans, dans le contexte de paix actuel, pouvait-elle être ainsi embrigadée ? C’était criminel. Jilkana pourrait goûter une toute autre existence si on ne l’avait pas convaincue d’entrer dans la légion.

Néanmoins, pour satisfaire la passion malsaine de sa jeune amie, et pour tenter de lui ouvrir un peu l’esprit, Natali décida de lui mentir.

– Ce qu’on dit de Tarsis n’a rien de rassurant. Elle se bat peut-être comme un diable mais elle n’a pas de cœur, pas de joie, pas de vie. Je pense que c’est une personne sèche, sans le moindre avenir. Je ne crois pas que l’on puisse vouloir être Théologiste à ce point-là avec aussi peu d’émotion. C’est quelque chose qui requiert de croire en un idéal et elle n’a pas l’air de croire à grand-chose.

En dressant ce portrait peu flatteur, la fille At’Prahen souhaitait que Jilkana y voit l’interprétation de ce qu’il ne fallait pas être : tout ce que Natali pensait vraiment de son interlocutrice à ce moment. Elle déchanta très vite en comprenant qu’elle y était parvenue au-delà de toute espérance.

– Un idéal, répéta la fille At’Aren. Oui, c’est ce qui nous différencie… Il m’importe que le Dieu Solaire lui-même me reconnaisse comme sa plus fidèle et sa plus efficace Théologiste. J’aurai l’appréciation de Duval At’Fratel. Cette paysanne ne le mérite pas.

Le silence s’installa après cette déclaration. Au bout d’un moment Natali bailla ostensiblement.

– Je vais aller dormir. Nous parlerons demain. Une ballade à cheval, ça te dit ?

Jilkana lui montra un large sourire.

– Oh oui ! s’exclama-t-elle, sincèrement ravie.

– Bien. Alors repose-toi. Albâtre n’aime pas les petites filles inattentives.

Elles rirent, s’embrassèrent et se quittèrent. Jilkana se hissa dans son lit et Natali regagna sa chambre. De noires pensées l’empêchèrent de trouver le sommeil rapidement. Ce n’est pas tant l’attitude de la jeune militaire qui l’agaçait. Sa dernière remarque laissait plutôt entendre qu’elle avait été éduquée dans ce sens. Élevant seul sa fille depuis l’Hiver Noir, un père Théologiste de haut rang, responsable de l’enrôlement et de la formation des recrues de la Première Légion, ne pouvait effectivement pas emmener sa fille dans une autre voie. Ce qui mettait Natali hors d’elle, c’était la Théologie elle-même. Si elle pouvait être reconnaissante envers le Dieu Solaire de les avoir sauvés de l’Hiver Noir, elle contestait le pouvoir que cet événement avait accordé à Duval At’Fratel. Après l’Hiver Noir, elle était déjà assez mâture pour comprendre que le Grand Théologiste avait tout fait pour créer une élite et s’arranger pour qu’elle le soutienne au pouvoir. Une classe sociale dont les nobles faisaient partie, dont elle faisait partie. C’était parfaitement arbitraire. Le Primat ne semblait pas avoir vraiment abusé de sa position et le peuple avait obtenu ce qui lui avait été promis : la vie. N’avait-il pourtant pas, dès les premiers jours d’obscurité, pris l’ensemble de la population en otage ? Avec le recul, Natali savait qu’elle avait raison. Elle savait que son rang et son titre héréditaires n’avaient pas de sens. Elle savait que la Théologie ne pouvait être autre chose qu’un mensonge. Elle se sentait seule. D’autant plus seule que l’unique personne qu’elle aimait autant que son père, accroché à ses privilèges et à son domaine comme personne, venait de choisir une voie totalement opposée à ses idées.

L’épuisement finit par la terrasser. Son sommeil fut hanté de cauchemars. L’un d’eux la fit errer dans un manoir en flammes. Un lieu familier mais déformé par les effluves de fumées toxiques. À chaque fois qu’elle trouvait une issue, elle voyait le rond des ténèbres cerné par la lumière de la Théologie sur les uniformes de créatures aux crânes enflammés, armées et visiblement désireuses de l’embrocher. Elle se retournait et cherchait un autre passage, jusqu’à ce qu’elle trouvât un escalier. Elle gravit les marches et pénétra dans la chambre de son père, endormi, serein. Sur sa poitrine il serrait le manche d’une dague. Le manoir commença à s’effondrer de toute part. Aucun tison, aucune pierre chauffée au rouge ne tomba sur le lit. Rien ne perturbait le sommeil d’Algor. Elle se jeta sur lui pour le secouer, l’alerter, le réveiller, et quand, subitement, il ouvrit les yeux, son visage était devenu celui de Jasper At’Aren. Il se saisit d’elle avec sauvagerie, la maîtrisa malgré sa résistance et la poignarda dans le cœur. Elle hurla de douleur et de terreur, empêtrée dans ses draps trempés de sueur, par terre, tombée du lit. La porte de sa chambre s’ouvrit peu de temps après. Elle se remit debout et indiqua à la gouvernante inquiète que tout allait bien, que ce n’était qu’un cauchemar. La femme de maison la laissa, rassurée. Natali refit son lit, se recoucha et se rendormit.

Le lendemain, les filles se retrouvèrent à table pour un copieux petit déjeuner. D’après les serviteurs, les deux pères dormaient encore, cuvant probablement les trois bouteilles de vin qu’ils avaient dégustées dans la soirée. Nadine avait eu la bonne idée de préparer un panier de pique-nique. Natali et Jilkana finirent très vite leur repas, puis la jeune militaire fit connaissance avec Albâtre. Comme tous les hongres, il était doux et docile. Elle n’eut aucun mal à le monter. Elles se livrèrent toutes deux à quelques galops prudents sur les versants les plus dégagés de la montagne. L’adolescente était aux anges et Albâtre semblait apprécier sa compagnie.

Elles se rendirent à un endroit que Jilkana connaissait bien, un petit promontoire rocheux depuis lequel la vue sur les Hauts de Langueur et la Crête de Dis était magnifique. Elles s’installèrent là pour pique-niquer. Elles échangèrent quelques propos sur la région. La légionnaire finit par demander à quoi son amie avait rêvé la nuit dernière.

– Je ne m’en souviens pas, mentit Natali. C’est Nadine qui t’a raconté ça ?

– Oui, j’ai été réveillée par le bruit et j’ai entendu des voix, mais je me suis rendormie presque aussitôt. Ce matin j’ai demandé à la gouvernante ce qu’il s’était passé.

– Un cauchemar, rien de plus. Je suis tombée du lit, c’est tout.

– Tu ne m’as pas dit à quoi tu aspirais, toi ?

– Non, en effet. Mais tu ne me l’as pas demandé non plus, répliqua Natali en souriant.

– Parce que j’ai supposé que tu ferais la même chose que ton père, admit Jilkana d’un air coupable.

– J’aime bien les chevaux, mais l’élevage est trop contraignant. J’aimerais voyager un peu dans tout le Monde Éclairé et peut-être au-delà avant de trouver un mari et de m’installer vraiment.

– Tu voudrais aller dans les Confins ?

– Pourquoi pas ? Dans le sud, je pense. Pour découvrir un peu d’où nous venons.

– Ah…

La jeune fille ne sut quoi ajouter d’autre. Elle semblait déçue.

– Ce n’est pas assez grandiose et ambitieux pour toi ? la questionna sa grande « sœur ».

– Non. Ça te va assez mal de me faire la leçon sur mes projets.

Natali s’empourpra de colère.

– Ce n’est pas parce que je n’ai pas de projets arrêtés sur mon existence que je ne peux pas avoir d’avis sur ce que tu fais de la tienne.

– Au moins je sais ce que je fais de la mienne ! rétorqua Jilkana.

– Des fois je me demande. Tu crois que c’est bien, si, demain, des créatures étranges se montrent à nos frontières et que nous nous mettions à les exterminer comme nous avons tenté de le faire avec les Ovarks ?!

– Les Ovarks ou n’importe qui désireux de détruire le Dieu Solaire ne méritent que ça !

– Sans même chercher à négocier ? Sans même chercher à trouver un arrangement ? On les tuerait ou on les rejetterait dans les ténèbres ? Tu crois vraiment à ça ?

– Évidemment ! vociféra la légionnaire. Pourquoi crois-tu que je veuille devenir Théologiste si ce n’est pour protéger les intérêts de notre nation ?!

– Mais que sais-tu des intérêts de notre nation ?

– Si c’est le Primat qui les édicte, cela me suffit !

Folle de rage face à tant d’étroitesse d’esprit, Natali tenta de gifler son amie. Les mois d’entraînement assidus aidant, cette dernière n’eut aucun mal à parer son geste et à riposter tel qu’on lui avait enseigné, envoyant un féroce coup de poing au visage de son agresseur. La fille At’Prahen bascula en arrière sous l’impact. Elle roula sur elle-même pour tenter de se reprendre et se relever mais, s’étant trop approchée du bord incliné de la falaise, elle commença à glisser sur la roche érodée. Prenant conscience de la situation, Jilkana se jeta dans sa direction et attrapa son avant-bras. Le poids du corps de son amie les entraîna toutes deux vers le vide.

– Tiens bon ! hurla la militaire.

Sa main gauche chercha une prise et ses doigts s’agrippèrent à une légère saillie du roc. La glissade cessa. Les jambes de Natali pendaient dans le vide. Face contre terre, Jilkana était écartelée entre sa prise fragile et le bras de son amie. Elle concentra sa force pour maintenir les deux et ne penser à rien d’autre. Natali trouva une prise, y cala ses doigts et tira sur ses deux bras. Après avoir hissé son bassin sur la partie inclinée de la roche, elle ramena sa jambe droite sur le pan de pierre. Cela diminua suffisamment le poids de la charge de l’adolescente pour qu’elle puisse elle-même tirer. Petit à petit, conjuguant leurs forces, elles parvinrent à se mettre hors de danger. Épuisées par l’effort, tremblantes de nervosité, couvertes d’écorchures, elles souffrirent en silence durant quelques minutes.

Natali finit par se lever et, sans un regard vers son amie, sella son cheval, le monta et s’en alla. Quelques heures plus tard, Jilkana arriva au manoir et constata que la monture de la fille At’Prahen s’y trouvait. La militaire n’était pas rentrée immédiatement après l’incident et la nuit tombait. Elles se retrouvèrent à la table du dîner mais n’échangèrent ni un mot, ni un regard. Les deux pères, tout à leur discussion ne le remarquèrent pas. Aucune des deux filles ne raconta à quiconque ce qui s’était passé. Elles ne se parlèrent ni ne se revirent plus.

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