20 - La traque

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« À condition que leur intégration se passe correctement, la proportion d’adultes Atarks devrait compenser d’ici quelques années la jeunesse de notre population. En effet, le nombre de naissances a été particulièrement important les premières années ayant suivi l’Hiver Noir, si bien que nous devons déjà faire face à de nombreux problèmes d’éducation. À cause des guerres ovarke et atarke il y a un nombre d’orphelins considérable à prendre en compte. La fondation de l’orphelinat de Dis était une mesure nécessaire mais elle est insuffisante aujourd’hui. Préparer notre jeunesse à exercer un métier utile à la communauté va s’avérer très compliqué. Nous ne devons donc pas négliger la participation des Atarks à ce projet. Je prévois que, d’ici cinq ans, les premiers enfants post-Hiver Noir pourront se trouver livrés à eux-mêmes si nous ne mettons pas les Atarks à contribution pour les encadrer. Une question demeure néanmoins irrésolue quant à la natalité atarke. »

Extrait du rapport « Opportunité démographique »
établi en l’an 13 par l’Intendant Carlo At’Kartom,
un mois avant la signature du traité Atark.

__________

La terreur qui a empli les rues s’écoule comme le sang des victimes des Accusateurs. Lome Gagarik n’en a formé que trente, mais chacun d’eux dispose du pouvoir des Théologistes et du droit exclusif de tuer tout hérétique. Libre à eux de déterminer qui l’est ou ne l’est pas. Ils sont impitoyables. Il n’y a aucun appel possible, aucune surveillance. Le Recteur les considère tous comme dignes de la plus grande confiance. Ils ne peuvent donc être mis en défaut ou être jugés eux-mêmes autrement que par le Recteur et le Grand Théologiste. Encore faut-il les confronter. L’Instance de l’Ordre et la Première légion prêtent assistance aux Accusateurs. Plusieurs batailles ont été menées à Dis même pour éradiquer des regroupements d’hérétiques. Les pertes théologistes sont négligeables, les pertes civiles désastreuses. L’action radicale et violente a étouffé dans l’œuf toute tentative d’organisation. Très vite les soi-disant hérétiques ont basculé dans l’anonymat et la clandestinité.

Il a fallu moins de trois jours pour arriver à ce résultat. Même si elle n’est pas moins hostile aux défenseurs du Seigneur Hiver, la situation parait plus calme à présent pour les citoyens. Ils ne craignent plus d’être pris dans la tourmente d’une escarmouche en plein cœur de la cité. Tandis que les deux tiers des Accusateurs sont partis en chasse dans le Monde Éclairé, une petite dizaine, demeurant à la capitale, s’est lancée dans une autre forme de combat. Il ne s’agit plus d’affronter des groupes armés mais de démasquer les impies. Ceux-ci connaissant peut-être l’identité d’autres suspects, la torture s’ajoute naturellement au protocole d’action du nouveau corps théologiste. Les citoyens qui cachent des informations sur les infidèles sont traités comme eux, si ce n’est que l’ampleur de leur crime peut être compensée par un repentir sincère. Les Accusateurs les laissent généralement en vie après les avoir entendu crier au désespoir. De toute façon, après avoir vendu leur prochain, les délateurs demeurent socialement isolés, s’ils survivent à la vengeance des trahis.

Dans ce contexte la survie individuelle prime. Beaucoup rejettent l’idée d’un autre dieu comme si elle brûlait, ou nient avoir jamais cru cela possible. Ils vont même jusqu’à prouver leur dévotion retrouvée au Dieu Solaire dans son Temple alors même qu’ils ne l’ont plus fréquenté depuis des années. Le silence est une vertu nouvelle. On se fait sourd à ceux qui prononcent un mot qu’il vaut mieux ne pas entendre ou qui laisse supposer que quelque activisme secret est caché derrière. Moins on en sait, moins on risque d’être interrogé ou de se sentir coupable de dénoncer des voisins ou des amis. Les enfants ne jouent plus dans les rues depuis qu’un Accusateur a porté la main sur une fillette, la frappant pour obtenir un renseignement dont la gamine ignorait la signification. Les gens se renferment sur eux-mêmes. Faire le travail sans poser de question, fuir les rassemblements, barricader les enfants, prier le Dieu Solaire et ne voir personne, telle est la vie du bas peuple ces derniers jours. Près d’un millier de citoyens a décidé de quitter la capitale et d’aller à la rencontre d’amis ou de familles éloignées dans l’espoir d’échapper à cette inquisition. L’Instance de l’Ordre ne les en a pas empêchés, se contentant de noter nom et destination. Peut-être que voyager est la seule vraie liberté encore admise, à moins que les Accusateurs, trop peu nombreux, ne puissent contrôler l’ensemble des allées et venues ?

Dis souffre ainsi depuis cinq jours. Cette cité, jusque là vivante et vibrante, ne semble, ce soir, pas plus animée qu’un cimetière. La nuit est tombée et avec elle l’assurance d’un peu de calme, les Accusateurs n’opérant généralement que de jour. Un carnage a eu lieu plus tôt dans l’après-midi non loin de l’avenue du Précipice sur la seconde terrasse. Un Accusateur et une décurie de la légion se sont débarrassés d’un petit groupe d’émeutiers qui leur a résisté. Deux hommes, dont le travail est d’assurer la propreté des espaces publics, s’attellent à une tâche répugnante consistant à lessiver le théâtre de la sanglante échauffourée. Les Accusateurs se contentent de faire enlever les cadavres par l’Instance de l’Ordre, les flaques de sang maculant le pavé ne sont pas leur problème. Les employés ont ainsi fort à faire et s’échinent tous deux à terminer leur besogne avant que le liquide ne s’incruste dans la pierre. Dans un silence troublé uniquement par des sons lointains et inintelligibles, le frottement régulier de leurs brosses trompe leur impression d’isolement et de solitude. L’un est marié et père de deux petits garçons. Il sait qu’on l’attend. Sa femme s’inquiétera sous peu de ne pas le voir paraître. L’autre est célibataire. À vingt-cinq ans il n’a pas rencontré la femme de sa vie. Il ne l’a pas cherchée non plus. Si personne ne l’attend nulle part, il n’escompte pas traîner encore longtemps ce soir. Ils ne sont pas plus courageux l’un que l’autre et sursautent.

Les yeux hagards, le père de famille se retourne vers l’homme qui vient de les héler. Son compagnon se redresse et profite d’être en retrait par rapport à son collègue pour se cacher derrière lui.

– Holà, travailleurs, fait l’inconnu. Désolé de vous déranger.

Il est grand et d’une carrure très impressionnante. Emmitouflé dans son manteau, une capuche rabattue sur le visage, il avance vers les deux ouvriers urbains.

– Que voulez-vous ? demande le plus hardi.

– Je cherche mon chemin. Il y a une auberge par ici, je crois ?

L’acolyte planqué sort alors de sa médiocre cachette pour indiquer du doigt une artère proche.

– Par là, sieur, ajoute-t-il.

– T’es sûr ? l’interroge l’autre. Y’a pas d’auberge par là.

– Ça ira, merci, je trouverai ma route, convient le voyageur avant de se diriger dans la direction indiquée.

Les deux nettoyeurs regardent partir l’inconnu. Le sceptique dit à l’autre :

– Mais enfin, Kram, y’a pas d’auberge là où tu l’as envoyé.

– Ah bon ? s’étonne Kram.

Il hausse ensuite les épaules et s’intéresse de nouveau à son travail, saisissant un seau d’eau dont il vide le contenu pour rincer le pavé.

– J’en ai marre, Théojak, ça ira comme ça, conclut-il.

– T’as raison, admet l’autre. On voit plus trop si c’est propre ou pas de toutes façons. Et puis ma famille va finir par s’inquiéter.

Kram ramasse ses quelques affaires et salue son camarade avant de partir en empruntant la même rue que le visiteur.

– Eh, mais tu vas où, Kram ? l’interroge Théojak.

– Faut que je passe voir un ami avant de rentrer. T’inquiète pas, j’ai pas l’intention de traîner.

Le père de famille hoche la tête et fait un signe de main avant de partir à son tour, dans une autre direction. Kram n’est pas courageux mais son passé n’est pas celui d’un ouvrier urbain payé une misère par l’intendance de la ville pour faire un travail dont personne ne veut. Mobilisé vers la fin de la guerre ovarke, il a embrassé la carrière militaire. Il n’a que peu éprouvé sa bravoure défaillante lors de ce conflit mais, après avoir tué des civils atarks sans défense, il a découvert qu’affronter les Sangs-Froids ne relevait ni de la vaillance, ni de l’habileté. Il a déserté suite à cela. Considéré comme un traître, il n’aurait trouvé refuge nulle part s’il n’avait été assez formé au combat pour tenter sa chance parmi les recrues d’Usuriu. Il a ainsi pu rejoindre l’entreprise de Tariek jusqu’à ce qu’un convoi se fasse attaquer et qu’on le laisse pour mort.

– Salut Kram, fait une voix venue de l’encoignure d’une bâtisse.

Kram se retourne et fait face au géant encapuchonné qui les a questionnés, lui et Théojak, à peine cinq minutes plus tôt.

– Par la lumière ! Érik ! Tu es fou de venir par ici.

– À t’entendre t’exclamer ainsi, c’est bien possible, réplique Érik en chuchotant et en faisant un geste pour apaiser l’éclat de Kram.

L’ouvrier doit à Érik de l’avoir sauvé d’une mort certaine et de lui avoir permis de trouver cet emploi à Dis à l’insu de la Légion qui enquête sur ses déserteurs. Kram connaît le géant blond depuis l’époque où celui-ci servait de postier durant la guerre. C’est lors d’un de ses déplacements qu’Érik a retrouvé Kram gisant et qu’il lui a prêté main forte. Le jeune messager qui l’avait croisé dans les rangs de la légion a la mémoire des visages. Il l’avait reconnu pour ce qu’il était, un déserteur, mais ne l’a jamais dénoncé.

– Enfer ! Érik, viens par là, ne restons pas dans la rue ! dit l’employé dissien.

Ils font un détour pour rejoindre le logement de Kram. Ils n’attendent pas d’être arrivés pour converser :

– Qu’est-ce que tu fiches là, Érik ? La moitié des autorités du Monde Éclairé est à ta poursuite, et l’autre moitié ne te lâcherait si tu tombais par hasard dans ses pattes. C’est de la folie. !

– Je sais, mais je devais revenir à Dis, c’est là qu’ils ont emmené Raten.

– Raten ?… Ton cheval ? Mais bon sang, Érik, à quoi tu penses ? C’est qu’un cheval !

– Ce n’est pas un cheval, c’est MON cheval, insiste le jeune homme.

– Tu es prêt à risquer ta liberté, voire même ta vie pour ce canasson ?

– Je t’en prie Kram, n’essaie même pas. Tout ce dont j’ai besoin c’est d’yeux et d’oreilles locales et, accessoirement, d’un refuge pour un jour ou deux.

Kram qui marche devant fait halte à l’angle d’une rue. Il se rabat contre le mur pour se cacher de la vue d’une patrouille de soldats et le géant blond l’imite. Lorsque les militaires sont assez loin, les deux hommes repartent.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demande l’employé urbain.

– J’ai réussi à fuir tandis que la Théologie attaquait la retraite de notre groupe à Fauvegris. Je ne sais pas qui a commis une imprudence, mais la Théologie n’aurait pas mobilisé autant de force contre nous si notre chef avait décidé de s’en tenir au vol.

– Mais c’est toi le chef.

– Ça a changé quand Carol a décidé qu’enlever des gens importants servirait mieux nos objectifs.

– C’était vous l’enlèvement de Tarsis ?

– Oui.

– Mauvais idée, commente Kram.

– Ce fut un désastre. Ils ont tué tout le monde. Ils ne voulaient même pas nous emprisonner. Je les ai vu assassiner ceux des nôtres qui se rendaient. Je n’ai rien pu faire.

– C’est pas très différent de ce que font les Accusateurs maintenant…

– Tu as toujours des contacts dans l’Instance de l’Ordre ?

– Ouais, un ami à qui je fournis des renseignements depuis six mois. Il m’a reconnu, mais il me laisse tranquille parce que je l’aide dans ses enquêtes. C’est comme ça que j’ai su que tu étais recherché, ce qui voulait dire que tu étais en vie.

– Ça n’a pas été facile. Je pense que les recherches se sont focalisées sur mes anciens points de passage. Je les évite. Je connais la Crête, les Hauts, les Marches et la Plaine mieux que quiconque. Ils ne me trouveront pas à l’extérieur. Je ne vais pas traîner ici, mais j’ai besoin de Raten.

– J’ai bien compris. Je crois savoir où il est.

– Vraiment ?

– Oui. Et d’ailleurs, en y réfléchissant un peu, je suis sûr que tu devineras où.

Ils font silence assez longuement pour leur permettre de traverser une rue d’ordinaire passante, déserte à présent.

– Adana ? demande Érik dès qu’ils ont quitté cet axe.

– C’est bien possible. On ne peut pas dire que son retour ait été ovationné. Je l’ai vue arriver et le cheval qu’elle montait pourrait bien être Raten. C’était pas Anur en tout cas. À ce qu’on dit, son cheval a été tué lorsqu’elle a été enlevée.

– Difficile d’aller la voir dans le quartier du Gel.

– De la voir tout court, tu te ferais arrêter.

– De ce côté-là, ça ira. Elle me couvre.

– Ah ? fait Kram d’un air dubitatif.

– Tu pourrais aller lui parler, toi ? Voire, récupérer Raten toi-même ?

– Pas évident. Le mieux c’est encore de lui transmettre un message pour qu’elle t’amène ton cheval quelque part ailleurs. Écoute, je te propose de rester chez moi cette nuit. Demain je rencontre mon contact de l’Instance de l’Ordre et je lui fais transmettre un message à Tarsis pour un rendez-vous la nuit prochaine. Tu en dis quoi ?

– Si ça ne t’ennuie pas de me cacher. Tu sais ce que tu risques, hein ?

– Je sais ce que je te dois surtout.

Ils n’ajoutent rien avant d’atteindre leur destination, deux minutes plus tard. Kram prend des précautions pour qu’aucun voisin ni aucun promeneur nocturne ne les voie arriver. L’ex-militaire loue une chambre au propriétaire d’une grande bâtisse résidentielle du Quartier du Précipice. Quelques riches commerçants disposent d’assez de biens immobiliers pour mettre en œuvre ce type de service et ne s’en privent pas. Une habitation est une marchandise bien plus durable que toute autre et la louer, une affaire très rentable. La Théologie, propriétaire de nombreuses bâtisses dans la cité, fait de même à plus bas tarif pour les moins aisés. L’utilisation de ce service requiert toutefois d’être parfaitement connu de l’Instance de l’Ordre et de l’intendance, ce qui est plutôt risqué pour un déserteur de la Légion.

À voix basse, Érik et Kram passent une bonne partie de la nuit à se raconter les nouvelles. Érik passe en revue les derniers événements de sa vie, dont la fin abrupte de son projet. Kram décrit les récentes exactions des Accusateurs. La situation démoralise quelque peu le fils Plavel. Le Primat a pris en otage tout un peuple avec la promesse de leur fournir la lumière et la chaleur du Dieu Solaire. Pour le jeune homme il ne fait aucun doute que Duval est simplement ivre de pouvoir. Voir l’hégémonie du Grand Théologiste, qu’il craignait depuis des années, finir de se mettre en place ne le rassure pas. Il n’a plus aucun moyen d’action. Les gens qu’il a patiemment recrutés ces quatre dernières années sont tous morts à présent. Recommencer dans le climat de terreur actuel est trop risqué. Il est jeune et volontaire, plein d’espoir, mais son optimisme vient d’être durement ébranlé. L’ennemi contre lequel il a tenté de lutter est beaucoup plus fort et impitoyable qu’il ne l’imaginait. La seule consolation qu’il en retire est que la création des Accusateurs va peut-être marquer le début d’une nouvelle forme d’opposition. Combien oseront vraiment se dresser contre la tyrannique Théologie ? Il se sent bien seul.

– Allez, je dois être au travail demain à l’heure sans quoi j’attirerai l’attention, explique Kram. On dort. Je te laisse roupiller demain matin. Ensuite, tu fais comme s’il n’y avait personne ici.

– Je ne me ferai pas remarquer, confirme Érik.

Rompu de fatigue, le jeune homme ne tarde guère à s’endormir, roulé dans une couverture à même le plancher. Kram en revanche, bien qu’il ait eu une journée bien remplie, reste encore longtemps éveillé à cause du stress. Au matin, il se lève bien avant Érik, s’habille et sort sans faire de bruit. Le fils Plavel émerge plus tard, reposé et affamé. Il ne peut assouvir complètement son appétit, se contentant du peu de réserves à sa disposition. Il passe une partie de la matinée à nettoyer ses armes, à brosser ses vêtements et à faire quelques ablutions à l’aide d’une bassine et d’une cruche d’eau que Kram a laissées à cette attention. Puis il prend son mal en patience. Il n’y a qu’une seule petite fenêtre à la chambre et il y risque un regard plusieurs fois. À cause des volets son point de vue est plutôt réduit. Il est au second étage d’une bâtisse qui en comporte trois et l’ouverture donne sur une rue étroite. En face se dresse un autre édifice comparable. Le vis-à-vis est des plus inconvenants. Deux mètres à peine séparent sa fenêtre de celle de l’autre immeuble. Comme il observe les alentours à travers les interstices des volets, il ne peut voir ni le toit de la construction voisine, ni la rue. Les bruits alentours indiquent que c’est assez peu fréquenté.

Érik s’imagine que Kram reviendra à la mi-journée et espère qu’il rapportera de quoi manger. Il reste autant que possible immobile dans la pièce car ses déplacements provoquent parfois des grincements du plancher. Cette planque n’est pas idéale mais il n’a pas mieux à sa disposition. Si tout se passe bien il quittera la ville dès ce soir. Il se perd dans ses pensées à de nombreuses reprises, ressassant sans arrêt les derniers épisodes de son périple et le triste constat de son échec. Pour des raisons purement personnelles le principe de la Théologie lui a déplu dès qu’il a été en âge de le comprendre. Ses voyages et ses nombreuses relations lui ont apporté sa propre expérience du monde, un monde à l’agonie, luttant contre la noirceur et le froid, devenu, par là même, terriblement dépendant du Dieu Solaire. Selon lui, Duval At’Fratel n’est pas seulement l’interlocuteur privilégié de la déité, il pense que le Dieu Solaire est au service de Duval. Même s’il ne comprend pas l’immense pouvoir de cette entité, cette hypothèse lui semble plus probable que l’inverse dans la mesure où la soi-disant bienveillance du Dieu Solaire n’est l’expression que de son unique porte-parole. Le comportement du Dieu Solaire lors du discours corrobore son idée. Comment une divinité bienveillante et protectrice comme le Dieu Solaire peut-elle permettre l’existence des Accusateurs et tout ce qui s’ensuit, si elle est vraiment ce que son Primat prétend ? Pour Érik, la divinité en question est une tromperie. La vérité lui échappe néanmoins.

Le jeune homme sort brusquement de sa rêverie. Il y a un peu d’agitation dans son voisinage. La luminosité à l’extérieur semble indiquer que la mi-journée est passée. Il s’attendait à ce que ça remue un peu, à la fois dans la rue et dans le bâtiment. Son instinct l’incite pourtant à la prudence. Quelqu’un monte à présent les escaliers. Érik rassemble ses affaires en silence et fait jouer son épée dans son fourreau pour s’assurer de pouvoir la dégainer rapidement. Les pas s’arrêtent sur le pallier. À l’opposé de l’entrée de la chambre, Érik, debout près de la fenêtre, décide d’entrouvrir les battants de celle-ci très doucement. Il doit forcer un peu et le bois grince légèrement mais le jeune homme fait coïncider ses efforts avec les gémissements du plancher de l’autre côté de la porte. Les volets sont deux simples panneaux de bois suspendus à une tringle placée au dehors juste au dessus de l’ouverture. Les crochets sont placés de sorte à pouvoir faire pivoter le volet en écartant sa base du rebord. Érik pousse légèrement sur l’un d’eux pour avoir une vue plus complète de la rue en contrebas. Dès qu’il voit la couleur d’un uniforme de l’Instance de l’Ordre il rabat le volet et se tient prêt. Il chasse les pensées qui lui viennent à l’esprit. Savoir si Kram l’a trahi où si l’Instance de l’Ordre l’a piégé ne lui est d’aucun secours.

Quelqu’un tente discrètement d’ouvrir la porte. La chambre n’est pas verrouillée et la porte est juste laissée entrebâillée. Érik trouve cette manœuvre absurde. Supposer qu’il n’est pas encore informé de leur présence est une insulte. Il se doute qu’il est sûrement considéré comme quelqu’un de dangereux. Si les Théologistes ont pris le temps d’organiser cette opération, c’est un porteur de l’Empreinte qui va se montrer et leur méthode de combat est prévisible. Le coursier se campe au milieu de la pièce.

Le battant s’ouvre violemment. La poitrine de celui qui se trouvait derrière s’illumine à travers le tabard. Le Théologiste est jeune, blond, plus petit qu’Érik et se donne un air plus âgé avec une barbe fournie. Sa main tendue devant lui vise le géant qui s’écarte au dernier moment. La force projetée éjecte les deux volets et défonce la fenêtre sur l’immeuble en face. Érik lance un couteau vers son agresseur qui l’esquive en se dissimulant derrière la cloison. Un autre homme, un militaire du rang, tente d’entrer dans la pièce. Un coup de pied retourné en plein thorax l’envoie contre la paroi au fond du palier. Érik, s’étant avancé pour porter son coup et préparer la seconde partie de son plan de fuite, s’élance vers la fenêtre. Il effectue un saut plongeant qui lui permet de passer le cadre de la fenêtre, de franchir la rue, et d’atterrir en roulade dans la pièce de l’immeuble en face.

– Arrêtez-le ! crie inutilement le Théologiste Gardien qu’Érik a identifié comme étant Aloysius Kiram.

Ce dernier suit le même chemin que le grand blond. La pièce est inoccupée. Érik a eu tout le loisir d’en défoncer la porte verrouillée, de s’engager dans le couloir, d’emprunter l’escalier et d’essayer de monter sur le toit. Il escalade deux à deux les barreaux de l’échelle qui permet d’atteindre le faîte de l’immeuble. Poussant sans ménagement la trappe au-dessus, il risque un œil à l’extérieur. Il évite in extremis un tir d’arbalète en provenance du toit de l’immeuble de Kram. Le temps que l’unique tireur recharge Érik se hisse et attrape l’échelle pour la sortir. À peine a-t-il terminé qu’il lâche celle-ci sur le toit. Il lance un couteau vers l’artilleur en train de viser. En esquivant la lame, celui-ci tire de travers. Déséquilibré, l’homme se contorsionne pour éviter de tomber dans le vide et s’affale sur le toit. Érik s’empare à nouveau de l’échelle et s’éloigne vers un toit voisin.

Propulsé par le pouvoir de son Empreinte, Aloysius jaillit de la trappe en écartant les jambes au dessus d’elle et se pose sur le toit. Érik a déjà changé d’immeuble. L’arbalétrier ayant laissé tomber son arme dans la rue rejoint son supérieur d’un bond. Ensemble ils courent après le géant blond. Érik, ne s’étant pas encombré de l’échelle sans raison, jette celle-ci entre le parapet de son toit et un autre plus haut, au dessus d’une rue plus large. Il s’engage sur le pont improvisé, évite le tir d’un arbalétrier qui suit sa progression d’en bas et saute le dernier mètre. Son impulsion décroche l’échelle de ses appuis et celle-ci se fracasse dans la rue. Quand le Gardien Kiram et son homme arrivent à l’endroit de sa traversée, Érik est déjà loin.

– Continuez la poursuite ! aboie Aloysius, pointant la direction suivie par le fuyard pour ses hommes en contrebas.

– Ce type est une vraie anguille, commente le soldat à ses côtés.

Le jeune Théologiste le fusille du regard.

– Rends-toi plutôt utile, alerte les postes arrière et mettez-vous en chasse !

– Heu, oui. Et vous ?

– Je continue la poursuite sur les toits dès que je suis en mesure de sauter cet obstacle. Disparais à présent !

– À vos ordres !

Le soldat retourne sur ses pas en courant. Aloysius sait qu’il a affaire à forte partie, mais la facilité avec laquelle Érik vient de lui échapper l’agace au plus haut point. Ce n’est ni un mage, ni un soldat, mais il connaît très bien les pouvoirs des Théologistes… trop bien. Il peut le prendre en défaut, le contraindre à utiliser son Empreinte pour quelque chose sachant qu’il n’en disposera plus pendant un certain temps et que cela finira de toutes façons par l’épuiser. En entrant dans son jeu, le jeune Théologiste n’a aucune chance. Il doit anticiper. Anticiper davantage. Si ce que Kram lui a dit est juste, Érik cherchera à contacter Adana. Il restera donc en ville et cherchera un refuge. Les meilleurs endroits pour ça sont les Quartiers des Profondeurs et de l’Éclat Solaire. Compte-tenu de la direction qu’il a prise, c’est au premier qu’il se rendra probablement. S’il ne veut pas sortir de la ville, il doit obligatoirement obliquer vers le centre afin de passer par le goulot d’étranglement formé par le rétrécissement des terrasses séparant les Quartiers. À ce stade de sa réflexion, Aloysius a récupéré suffisamment d’énergie pour user de son Empreinte mais il renonce à sauter. Un nouveau projet en tête, il fait demi-tour.

Pendant ce temps Érik franchit deux autres pâtés de maisons, traversant d’un saut les rues les plus étroites. À ce jeu il est vite arrêté par une artère plus large. Il trouve un moyen de redescendre dans la rue. Il projetait de quitter le Quartier quand il réalise que l’Instance de l’Ordre a très bien pu lui couper la route. Si un tel barrage existe ses poursuivants tenteront de l’y rabattre. Là où il est, les mailles de cet hypothétique filet doivent être très larges. Il est préférable de tenter de le traverser plutôt que de se laisser conduire dans un piège. C’est dans cette optique qu’il rebrousse chemin. Il a mal évalué le temps que l’Instance de l’Ordre met à rejoindre sa position et est surpris de trouver un Théologiste en face de lui. C’est un Arbitre qu’il ne connaît pas. Érik se tient sur la défensive, prêt à esquiver le traditionnel coup de bélier des Théologistes mais l’adversaire n’en fait rien et l’attaque à l’épée. Le géant blond dégaine et pare. L’Arbitre, un gars brun aux cheveux longs, ne frappe pas pour tuer, sans doute dans l’espoir de le capturer vivant. Érik n’a aucun mal à parer ses assauts, mais n’est pas assez doué pour neutraliser son opposant. Les armes s’entrechoquent et l’affrontement s’éternise, attirant inexorablement les hommes d’Aloysius sur sa position. Risquant le tout pour le tout, Érik s’expose volontairement à une blessure mortelle. Le Théologiste hésite pour ne pas le tuer et laisse son adversaire porter une attaque retournée à deux mains. Il se baisse pour éviter l’épée mettant son visage à portée du coup de pied qui termine la manœuvre du colosse blond. L’Arbitre est projeté contre un mur, à moitié assommé.

Le fils Plavel prend la fuite. Il franchit l’angle de la rue quand une violente douleur sur le côté gauche tétanise ses muscles. Il bascule et roule sur le sol sentant se briser la hampe du trait qui s’est enfoncé dans son flanc. L’arbalétrier s’avance vers lui sans recharger et sans prudence. À regret Érik le tue d’un adroit lancer de couteau dans le front. Il n’aime pas tuer. Il se relève en serrant les dents. Tandis que les soldats communiquent entre eux en criant, le jeune homme blessé clopine en se perdant dans des rues désertées depuis le début de l’échauffourée. Il doit rapidement trouver un refuge et s’arrêter pour soigner sa blessure. Celle-ci le fait horriblement souffrir. Des tâches noires apparaissaient dans son champ de vision et la tête lui tourne.

Il franchit encore deux petites ruelles sans croiser de soldat. La venelle dans laquelle il s’est engagé est barrée d’un mur qui doit être l’enceinte d’une cour. De vieilles caisses en bois ont été abandonnées là. En pleine possession de ses moyens, il lui aurait été aisé de les escalader pour passer l’obstacle, mais il y renonce. Il essaye sans succès d’ouvrir l’unique porte de la rue et ne se sent pas de l’enfoncer. Il fait alors demi-tour. Les cris des soldats proches lui indiquent que la route est coupée. Sans autre issue à sa disposition, il n’a pas le choix. Il grimpe sur l’entassement de caisses. Le bois cède et il retombe en arrière. La chute lui arrache un cri quand la pointe du carreau s’enfonce un peu plus. Érik ne parvient pas à se redresser cette fois. À terre, il sent ses forces et sa vie l’abandonner. Il perd connaissance avec une dernière pensée pour la seule famille qui lui reste, Ivrac et Adana.

Les soldats déboulent dans la ruelle.

– Par ici, crie l’un d’eux en montrant des traces de sang sur le sol.

Ils sont deux, suivis de près par l’Arbitre Artur encore sonné par sa rencontre brutale avec Érik. Ils arrivent au pied du mur et voient le sang sur les caisses de bois. Ils les escaladent prudemment. Arrivés sur le parapet ils regardent au delà. L’Arbitre attend leur rapport en bas.

– Eh bien ?

– On ne le voit pas. Soit il est passé par cette cour, soit il a marché sur le mur pour escalader un immeuble.

– Il n’a pas pu aller bien loin, il a l’air sévèrement touché pour avoir perdu autant de sang, conteste le Théologiste.

– Les traces s’arrêtent sur le mur. Il a peut-être réussi à stopper l’hémorragie, hasarde le second soldat.

– Fouillez toutes les habitations alentours. Je vais donner des ordres pour cerner la zone, déclare Artur.

Un examen minutieux des lieux est orchestré. Nulle trace d’Érik Plavel. Aloysius met du temps à venir lui-même constater l’échec. À son grand désarroi, le terroriste a totalement disparu.

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