22 - Procès sans appel

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« Bien sûr, personne ne peut ouvertement prétendre ce que nous évoquons ci-après. Les questions qui se posent sur la nature du Dieu Solaire demeurent malgré tout légitimes. Qu’est-il ? De ce que nous en savons, le Primat serait le seul à l’avoir jamais vu pour ce qu’il est. Tout ce que nous connaissons de lui se résume à la lumière et la chaleur qu’il dispense tout au long de l’année selon un cycle donné sur une distance d’environ 400 kilomètres tout autour de sa position. Il ne nous a fait défaut qu’une seule fois en l’an 2, après un nombre important d’émeutes civiles que l’Instance de l’Ordre n’arrivait pas à contrôler. Il est assez délicat d’affirmer que la décision venait de lui ou du Primat qui aurait requis de lui qu’il nous prive de lumière une journée durant. C’est bien peu de chose pour admettre qu’il s’agisse d’une entité pensante que nos actions peuvent influencer… »

Extrait d’un texte anonyme sauvé des flammes.

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Le Cœur de la Sérénité, grande salle centrale majestueuse du Temple Solaire, accueille un nombre invraisemblable de visiteurs. Quelques jours auparavant des crieurs publics ont annoncé l’événement. Des plus importants offices dédiés au Dieu Solaire, aucun n’a jamais suscité autant d’engouement. À tel point que le rez-de-chaussée du Cœur ne peut plus admettre une seule personne sans exploser. La foule occupe tant les allées que les halls d’accès, allant même jusqu’à se masser à l’extérieur devant les portes grande ouvertes avec le vain espoir d’entendre quelque chose. Les premier et second balcons ont également été pris d’assaut et il s’en est fallu de peu que le troisième soit également investi. Par mesure de précaution, l’Instance de l’Ordre a rigoureusement interdit ce niveau aux gens du peuple. Cet entresol est réservé à l’usage exclusif des nobles. Ceux-ci sont malgré tout trop nombreux pour tous disposer d’une place près de la rambarde. C’est ainsi que près de la moitié de la Capitale s’est tassé dans le Temple et assiste au plus dramatique spectacle qu’il ait été donné de voir à beaucoup depuis l’Hiver Noir : en ce jour, l’ex-Supérieure de la Théologie, Adana Tarsis, passe en jugement.

À procès exceptionnel, mesures exceptionnelles. Jamais un aussi grand représentant de la Théologie n’a été sur le banc des accusés. Il est naturel que la plus haute autorité de la Théologie devant le Dieu Solaire préside à son procès. C’est le Grand Théologiste, Duval At’Fratel, Primat du Dieu Solaire, Ondoyant de l’Ode Solaire et accessoirement Haut Magistrat du Monde Éclairé, qui exerce ce rôle aujourd’hui. Le codex de lois établi à l’aube de la Théologie prévoit que la présomption d’innocence constitue le fondement de la justice, charge au Magistrat de démontrer la culpabilité. Le procès prend fin quand elle est démontrée et approuvée, ou quand l’ensemble des témoins appelés sont passés sans l’avoir établie. L’accusé peut se défendre lui-même ou requérir l’assistance d’un représentant ayant ses intérêts à cœur. Il peut y avoir un troisième interlocuteur dans un procès, le plaignant, ou un porte-parole du plaignant. Dans le cas présent, le plaignant est la Théologie, dont le représentant est aussi le Magistrat. Ceci ramène le procès à un simple duel, Adana n’ayant requis la présence d’aucun défenseur.

La jeune femme ne peut plus se prévaloir du titre de Supérieure Privée de son rang, elle redevient simple citoyenne. Avec ce statut, son Empreinte Solaire est devenue terne et inerte et n’illuminera peut-être plus jamais son visage. Elle n’est pas dupe et sait que ce procès n’est qu’une mascarade destinée à détruire sa réputation. Duval veut un procès public pour pouvoir l’humilier et faire en sorte que son nom soit traîné dans la boue et oublié de tous. Après avoir été le plus fidèle porte-drapeau de tout un peuple, il faut qu’on lui crache au visage, qu’elle en devienne l’ennemie. Il doit transformer l’admiration qu’on lui porte en dégoût. Il doit l’anéantir, faire en sorte que tout le monde lui tourne le dos lorsqu’elle pendra au bout d’une corde. C’est la potence qui l’attend, elle ne se fait pas d’illusion. Elle n’a aucun moyen de nier ce dont on l’accuse. Elle s’est même convaincue de le revendiquer. Elle ne veut pas partir sans combattre et on lui en laisse l’occasion. Cela doit être la dernière et plus grande erreur de Duval, même si elle n’y survit pas.

Une rangée de soldats de la Première Légion fait cercle autour de l’estrade centrale. Enchaînée, Adana Tarsis attend en bordure de ce cercle. On l’a fait pénétrer dans la salle par l’entrée des Profondeurs, ce qui est le plus court chemin depuis la prison où elle a passé les sept derniers jours. Elle porte les mêmes vêtements depuis tout ce temps, le manteau, la ceinture et les bottes en moins. L’état pitoyable dans lequel elle se trouve atteste autant de l’état de la geôle dans laquelle elle a été détenue que du peu d’attention de ses geôliers. Elle a manqué de nourriture également et elle a beaucoup maigri, au point de paraître famélique. Malgré cela, elle garde le port altier.

Elle ignore tout du devenir de Ssoran et n’a pas eu la moindre nouvelle ni ne l’a vu depuis le soir de leur arrestation. Les derniers propos de l’Atark demeurent sibyllins et elle se demande dans quelle mesure il n’était pas au courant de tout ce qui s’est produit. Si tel est le cas, pourquoi ne l’en a-t-il pas averti ? Pourquoi a-t-il laissé les choses se faire ? Elle s’en veut à présent de ne pas avoir anticipé tous ces malheurs et d’avoir entraîné son improbable amour au bord du gouffre de sa perdition.

– Nous sommes réunis en ce jour, commence Duval, faisant les cents pas autour de l’autel central du Cœur de la Sérénité, pour être témoins du jugement du Dieu Solaire envers une citoyenne de Dis. Citoyenne qui a trahi sa bienveillance et comploté dans le but de déstabiliser la Théologie et son porte-parole. C’est de la haute trahison ! Je requiers à travers cette audience qu’une punition exemplaire soit infligée à cette femme pour ce crime.

Un brouhaha de protestations s’élève de toutes parts. Le Primat tente de le réprimer en incitant au silence jusqu’à ce que les gardes dressent les armes pour que cela cesse.

– J’invite la prévenue à faire entendre son plaidoyer, ajoute-t-il en tendant le bras en direction d’Adana sans pour autant la regarder.

La jeune femme se racle la gorge dans un silence bien plus pesant que celui obtenu par Duval. Sa voix est faible, altérée par les mauvais traitements de sa détention. Elle s’efforce néanmoins de se faire entendre de tous.

– Citoyens de Dis et du Monde Éclairé. Je ne plaiderai pas pour sauver mon existence, ni pour nier ce dont on m’accuse et qu’il est encore indispensable de prouver. Je n’ai rien à attendre de ce procès sinon une chose : je souhaite du plus profond de mon cœur qu’il nous révèle qui de moi ou de la Théologie a trahi l’autre en premier !

Une immense ovation naît dans la foule et se répand. Le nom d’Adana est scandé et l’assemblée tape du pied en mesure, faisant vibrer tout le Temple. Les cris du Primat et les soldats présentant les armes sont impuissants à enrayer cette folie. Finalement, le Grand Théologiste use de son Empreinte pour amplifier sa voix et ordonner le silence, ce qui fait trembler encore davantage la construction. Tout le monde se tait.

– Si l’ordre ne règne pas durant cette audience, je changerai les termes du procès qui se déroulera à huis-clos ! vocifère Duval.

Une rumeur fait écho à sa menace, mais sans plus. Adana sait que ce ne sont que des paroles en l’air. Duval ne gagnera pas autant de crédit à faire pendre son ancienne subordonnée sans l’avoir préalablement détruite publiquement. Même s’il prend un risque, il doit procéder ainsi et faire en sorte qu’Adana soit huée par la foule et non ovationnée comme une héroïne. Suivant la procédure qu’il a lui-même écrite, le Primat nomme trois Censeurs, trois personnes constituant le tribunal chargé de valider ou d’invalider le verdict rendu. Sans surprise, ce sont Lome Gagarik, Carlo At’Kartom et Détrius Jolinar qui sont appelés. Trois fauteuils ont été disposés dans le cercle central, sur la plus large marche inférieure, pour leur permettre de s’y installer. Les Censeurs se frayent un passage par l’allée du Gel et prennent place.

Commence alors le ballet des témoins du plaignant et la stratégie du Grand Théologiste se dessine lentement. Les premiers témoignages concernent l’intervention de l’Instance de l’Ordre et de quelques effectifs de la première et de la troisième légion à Fauvegris, au manoir At’Prahen. Plusieurs soldats viennent confirmer des détails troublants de l’opération, notamment lorsqu’ils arrivent à la rencontre d’Adana Tarsis dans les sous-sols, parfaitement libre de ses mouvements et en pleine possession de ses moyens, ayant arrêté à elle seule un groupe de fuyards. Duval souligne, dans son interrogatoire, qu’une seule personne, soupçonnée de diriger les opérations de ce groupe de terroristes qui a dérobé la marchandise d’un riche commerçant, a réussi à s’enfuir. Il s’agit de l’homme connu sous le nom d’Érik Plavel, frère adoptif d’Adana Tarsis. Chacun des soldats témoigne de l’état déplorable des vêtements de la Supérieure et de ceux de l’Atark Ssoran Issil tout en insistant sur le parfait état de santé de ces deux personnes. Il est permis à Adana de pratiquer un contre-interrogatoire. Elle y renonce. Elle n’a rien à faire dire d’autre à ces hommes qui, en toute bonne foi, témoignent de ce qu’ils ont vu, ce qui est parfaitement juste. Elle ne peut même pas prendre en défaut celui qui a rapporté l’ordre qu’elle a donné de ne pas poursuivre les recherches dans les souterrains du manoir. Duval ne manque pas de rappeler que c’est probablement par là que s’est enfui le frère de l’accusée.

Le Primat enchaîne sur les témoignages d’événements qui datent de moins d’une décade, à savoir, la poursuite d’Érik Plavel dans les rues du quartier du Précipice et la présence d’Adana au lieu supposé de sa disparition le soir de son arrestation. Même s’il n’a pas de preuve formelle de leur rencontre, il met en évidence des faits peu discutables. Érik a été sérieusement blessé et a probablement trouvé refuge dans une maison dans laquelle on a retrouvé divers mobiliers tachés de sang. Maison où Adana et Ssoran ont été appréhendés le soir même de sa disparition. Adana s’attend à ce qu’il insiste sur les déplacements secrets de la Supérieure cette nuit là, ce qu’il ne fait pas. Elle comprend qu’il aurait alors révélé qu’il la faisait surveiller. C’est sans doute trop délicat pour être publiquement établi. Duval conclut à une probable collusion entre Adana et son frère. L’accusée estime qu’elle ne peut pour le moment pas utiliser les témoins du plaignant pour démentir cela. Elle se contente, dans l’immédiat, du doute qui plane sur cette possible complicité.

Le Grand Théologiste ordonne une pause. Il en profite pour se retirer avec les Censeurs. La salle ne désemplit pas. Adana connaît le soldat qui lui propose de la boisson et un peu de nourriture, il a été sous ses ordres jadis. Elle accepte car elle est aussi affamée qu’assoiffée. Il ne lui est pas permis de se déplacer. Elle doit s’asseoir à même le sol et se restaurer au milieu de l’ambiance survoltée du Temple. Elle comprend que le repas qu’elle avale, constitué de pain, de viande séchée et de fruits, accompagné d’un peu de vin, est celui de l’homme qui le lui a proposé, ses collègues ayant chacun déballé leurs propres provisions pour pique-niquer sur place comme elle le fait. Elle est touchée par la générosité de ce soldat et se demande si tous ici, bien qu’ils aient l’air de l’ignorer, n’auraient pas fait de même s’ils s’étaient trouvés à côté d’elle.

La pause ne dure qu’un quart d’heure et le Grand Théologiste revient accompagné de son tribunal. Adana termine rapidement le vin et garde dans sa main la pomme qu’elle n’a pas eu le temps de croquer. Le silence se fait à mesure que le Primat se rapproche du centre. Il reprend place près de l’autel et fait un rapide tour d’horizon en évitant soigneusement de porter son regard sur l’accusée.

La danse des témoins du plaignant reprend et, à la surprise de tous, il appelle un Accusateur. L’homme s’appelle Raresh Iteka, ce qui ne dit pas grand-chose à Adana, sauf quand elle le voit. Ce grand corps maigre avec une petite tête au nez proéminent en bec d’aigle est assez caractéristique. Il a été sous ses ordres dans la Première. Bon soldat sans histoire, il porte désormais l’uniforme des Accusateurs et ses petits yeux scrutent l’assemblée sans montrer la moindre émotion.

– Ce n’est pas en qualité d’Accusateur que cet homme est ici, explique Duval. Il a reçu l’approbation du Recteur Gagarik pour témoigner d’une de ses missions d’observation en tant qu’Œil de la Théologie voici quelques mois, activité qu’il n’exerce plus depuis qu’il a été nommé au rang d’Accusateur de la Théologie.

« Œil de la Théologie », terme poli et pompeux pour désigner les espions secrets de Gagarik. Des « messieurs tout-le-monde » infiltrés à tous les niveaux de la société et rapportant fidèlement au gros Théologiste ce qu’il veut savoir, c’est à dire tout sur tout. L’accusée sait que les Yeux de la Théologie sont également formés à tuer. Elle n’est pas surprise de découvrir l’implication de l’un d’eux dans cette affaire mais ignore ce qu’il va révéler.

– Accusateur Iteka, commence le Primat en se tournant vers Raresh debout à la base de l’estrade, à l’opposé de la position d’Adana. Est-il exact que vous ayez mené une mission d’observation à Jolinar ?

– C’est exact, répond l’interrogé.

– En quoi consistait cette mission ?

– Je devais veiller à ce que les activités commerciales de certains marchands de Jolinar ne soient pas affectées par le terrorisme.

– De quelle sorte de terrorisme parlons-nous ?

– De nombreux convois de marchandises à destination de Dis faisaient l’objet d’attaques organisées et l’un d’eux avait même été dérobé. Cette entrave au commerce menaçait la stabilité de la Théologie.

– Qu’avez-vous découvert dans le cadre de cette mission ?

– Qu’un important commerçant de Jolinar avait été infiltré par un espion à la solde des terroristes.

Adana commence à comprendre de qui Raresh est en train de parler.

– Qui était cet espion et comment saviez-vous qu’il était à la solde des terroristes ?

– En réalité, nous n’avons découvert que plus tard la preuve qu’il était à la solde des terroristes. Il communiquait des informations qu’il glanait au sein même de l’entreprise du commerçant à un contact extérieur nommé Carol. Je savais qui il était car il avait servi sous les ordres de la Supérieure Tarsis pendant la guerre. Il s’agissait du Gardien Albo Saternal.

Une exclamation agite la salle.

– Savons-nous qui est Carol ? demande imperturbablement le Primat.

– Oui, maintenant nous le savons, affirme Raresh. C’était un pseudonyme pour Natali At’Prahen, l’une des chefs des terroristes aux ordres de Érik Plavel.

Nouvelle exclamation, mais Duval ne s’arrête pas pour autant.

– Est-il possible de retrouver et de faire comparaître le sieur Albo Saternal, Accusateur ?

– Non, car il est décédé. Son corps a été retrouvé en train de flotter dans la Vitale par une patrouille de la légion.

– Ignorons-nous de quoi il est mort ?

– Non, il a été tué. Mais nous ne pouvons que faire des conjectures sur son décès.

– Alors ne nous embarrassons pas de conjectures. La disparition de ce témoin peut aussi être lourde de sens. Je vous remercie, Accusateur.

Adana ne peut pas laisser passer une chance d’en savoir plus sur l’assassinat d’Albo, considérant que cela lui sera peut-être utile plus tard. Elle attend que Duval pose la question rituelle, ce qu’il ne fait pas. Raresh s’apprête à se retirer.

– Une minute ! s’exclame-t-elle. Je n’ai pas posé mes questions.

Le Grand Théologiste se fige et se retourne lentement vers la prisonnière.

– Oh, oui. Pardonnez-moi, fait-il avec désinvolture. Procédez.

La jeune femme se racle la gorge et commence son contre-interrogatoire.

– Raresh, j’aimerai que vous me parliez d’Albo. Le connaissiez-vous bien ?

– Relativement bien. J’ai été sous ses ordres dans la Première Légion durant la guerre atarke, donc indirectement sous les vôtres.

– Quelle était sa particularité en tant que Théologiste ?

– Vous parlez d’une singularité physique ?

– Oui.

– Il portait l’Empreinte Solaire sur son front.

– Vous n’aviez donc eu aucun mal à l’identifier lorsqu’il espionnait ce fameux marchand de Jolinar ?

– En fait si, parce qu’il portait un masque de cuir.

– Ah ? Vous voulez dire qu’il ne s’était pas engagé comme l’ex-Théologiste qu’il était ?

– Non.

– Pourquoi ça ?

– Parce qu’il voulait sans aucun doute cacher son identité.

– Pourquoi a-t-il fait ça ?

Raresh échange un regard avec le Primat puis avec Lome Gagarik avant de répondre.

– Parce qu’il lui eut été difficile d’entrer au service de ce marchand sans cela.

– Ce marchand qui fut également votre employeur n’est-il pas ?

– C’est exact.

L’Accusateur se fige juste après avoir répondu. Il n’a pas été établi qu’il était employé chez Tariek Usuriu jusque là et il vient de se rendre compte qu’il n’aurait pas dû lâcher une telle information. Au même moment un murmure traverse l’assistance. Adana élève un peu la voix pour s’adresser à elle :

– Ne nous offusquons pas. L’Accusateur Iteka était un espion, c’était son métier. C’était le meilleur moyen de chercher à savoir si son employeur était espionné, n’est-ce pas ?

Raresh se contente de hocher la tête. Il vient de croiser le regard sévère de Lome.

– Vous savez donc, reprend-elle, ce qu’Albo risquait s’il était démasqué ?

– Je peux le deviner.

– Pourquoi dites-vous cela ?

– Parce que ce marchand n’aurait pas apprécié d’avoir un Théologiste parmi ses employés.

– Donc vous ne vous étiez pas présenté en tant que tel pour être embauché chez lui.

– Ce que je n’étais pas de toute façon.

– N’ergotons pas, vous travailliez déjà pour la Théologie à cette époque. Répondez à la question, vous n’avez pas dit à cette harpie d’ex-Théologiste appelée Jen Huar qui vous étiez vraiment lorsque vous vous êtes fait recruter ?

– Bien sûr que non, j’étais en mission.

– Je ne vois pas très bien où vous voulez en venir, accusée Tarsis, intervint le Primat.

– Permettez que je termine.

Duval hausse les sourcils, examine le visage de l’accusée qu’il regarde directement pour la première fois depuis le début du procès, puis secoue la tête de dépit en faisant un geste lui indiquant qu’elle peut procéder.

– Raresh, que risquait Albo ou vous-même en tant qu’espions des activités de ce grand marchand si vous étiez découverts ?

– Je suppose qu’il nous aurait tués.

– Donc, on peut raisonnablement supposer qu’Albo a été tué par votre employeur.

– On le peut.

– J’ai mené ma propre enquête à Jolinar, déclare Adana. Je connaissais Albo et j’avais appris sa mort. J’ai lu le rapport établi par la patrouille qui a découvert son corps. Il était apparemment mort des suites de ses blessures mais celles-ci résultaient vraisemblablement des sévices qu’on lui aurait fait subir dans le cadre de tortures. J’aimerai que vous me disiez, Accusateur Iteka, quelle sorte de renseignement on aurait voulu lui arracher avant de le tuer ?

– Le nom de son contact, probablement.

– Et comme vous nous l’avez donné, suis-je en droit de supposer que vous lui avez arraché vous-même ?

L’homme au bec d’aigle ne répond pas immédiatement. Il a flairé le piège. S’il admet avoir eu ce renseignement par lui-même, il ouvre un débat sur les droits des citoyens avant l’avènement des Accusateurs. Dans l’autre cas, cela peut laisser supposer qu’il était de mèche avec le commerçant ce qui sous-entend une connivence douteuse entre le commerce de l’Usu et la Théologie. Mais Iteka n’a pas à résoudre ce dilemme. Le Recteur se lève et intervient :

– L’Accusateur Iteka n’a pas à révéler la manière dont il a acquis certains renseignements à l’époque où il était Œil de la Théologie, ce sont des secrets d’État.

Cela déclenche un tollé général. Adana sourit. Même si elle n’a pas obtenu les réponses qu’elle souhaitait pour élucider totalement la mort d’Albo, au moins a-t-elle suscité un vif mécontentement sur la manière dont la Théologie obtient ses informations. Elle est consciente que ça ne la sauvera pas, mais elle ne peut pas gagner le procès, aussi ne cherche-t-elle qu’à convaincre son auditoire que ceux qui l’accusent de trahison ne sont pas sans reproches. L’Accusateur Iteka est évacué de la salle sous un tonnerre de huées. Malgré son flegme apparent, le Primat fulmine. Comme il est impossible de ramener le calme, une autre pause est décrétée. Adana est assez près pour entendre l’annonce et voit partir le tribunal avec le magistrat. Elle mord dans sa pomme.

– C’est infernal ! gronde Duval en tapant du poing sur la table.

Il s’est isolé avec ses trois amis dans la salle de réception de ses appartements. On entend à travers les cloisons la clameur des protestations du public et les murs vibrent de sa présence.

– Calme-toi, lui conseille Détrius. Je ne sais pas ce qu’elle cherche à faire mais, de toute façon, elle ne peut pas s’innocenter de cette façon.

– Elle ne cherche pas à se défendre, intervient Carlo. Elle se sait condamnée d’avance. Elle veut nous déstabiliser. Tu sais que j’étais contre un procès public, Duval.

– C’est le seul moyen de briser son nom.

– C’est cela que tu veux faire ? s’étonne Détrius. Qu’elle ait trahi est une chose, mais j’avoue que je ne saisis pas très bien l’intérêt de l’humilier à ce point.

– Inutile de lui chercher des excuses, Détrius, crache le Primat d’un air agacé. Tu ne connais pas tous les faits. Sa forfaiture est inacceptable. Je ne veux pas que le peuple s’en souvienne comme de quelqu’un de bien. Elle mourrait en martyr si c’était le cas. Je n’ai pas besoin de ça pour rétablir l’ordre dans le Monde Éclairé.

L’homme de Jolinar n’ajoute rien. Il pense que les dernières décisions de l’État sont des erreurs monumentales et ne peut que constater l’obsession de Duval à propos d’Adana.

– De toutes façons, reprend Carlo, nous n’avons rien à craindre. La réputation dont elle jouit ne résistera pas à notre stratégie.

– En es-tu certain ? s’inquiète le Primat. Tu ne brilles généralement pas par ta compréhension des rapports humains, Carlo.

– Si tu cherches à m’insulter, Duval, permets-moi de te dire que le moment est plutôt mal choisi, déclare Carlo sans manifester la moindre trace d’émotion.

Duval maugrée quelques propos inintelligibles avant de se tourner vers Détrius.

– Quant à toi, j’espère que tu ne t’es pas amouraché de cette jeune sotte.

Le fondateur de Jolinar affiche un rictus :

– Pas plus que toi. Mais elle n’est pas sotte et elle te fait peur, alors un conseil… reste calme. Le Dieu Solaire est avec toi.

Détrius se détourne et quitte la pièce, suivi de Carlo. Lome retarde son départ et se tourne vers son ami une fois sur le pas de la porte.

– Duval, dit-il.

Le Primat le regarde l’air interrogateur mais Lome secoue la tête. Il se détourne et sort. Il s’apprêtait à faire remarquer au Primat que ce qu’il lui avait dit, plus de huit mois auparavant, était en train de se réaliser. Ça aurait été en pure perte. La nouvelle Théologie ne peut plus reculer.

Dans le Cœur de la Sérénité le calme est revenu doucement. Le tribunal entre à nouveau et reprend place. Duval tarde, arrivant une bonne minute après Lome. Le niveau sonore est monté d’un cran en le voyant paraître. Il fait un geste qui, cette fois, suscite l’effet escompté et la foule se tient coite.

– J’aimerai appeler un autre témoin, afin de recentrer ce procès sur ce qui importe vraiment, lance-t-il. Que l’on fasse entrer le Théologiste Directeur Ivrac Orati.

Le sang d’Adana ne fait qu’un tour. Elle ignore bien évidemment que son père adoptif se trouve à Dis, d’autant que, son arrestation datant de sept jours, il aurait fallu qu’il soit parti de Jolinar bien avant cet événement pour être présent aujourd’hui. Elle a soudain peur que le Grand Théologiste ne finisse par accuser Ivrac également de trahison à cause de ce qu’elle lui a révélé et qu’il a tu jusque-là. Le Directeur pénètre dans la salle par l’allée du Gel comme tous les autres témoins. La prisonnière cherche son regard sans succès, Ivrac l’ignore. Il prend place dans le cercle et attend.

– Directeur Ivrac Orati, commence le Grand Théologiste. Votre présence à ce procès s’accorde avec un point important de notre affaire. J’ose espérer que la relation que vous entretenez avec la citoyenne Tarsis qui est, je le précise pour ceux qui ne le sauraient pas, votre fille adoptive, n’aura aucune incidence sur la sincérité de votre témoignage.

– Je vous le confirme, affirme Ivrac d’une voix mal assurée.

Sa fille déglutit avec peine. Duval est en train de préparer quelque chose mais elle ne comprend pas ce qu’il peut faire dire à son père concernant son crime, à moins de l’avoir amené ici pour le pousser à mentir sur ce qu’il sait. Ça n’a pas de sens. Ivrac n’a jamais été mêlé directement à cette affaire.

– Bien. Pouvez-vous me dire si, durant ces derniers mois, l’accusée vous a dit quoi que ce soit concernant ses activités qui vous a paru étrange ou inapproprié ?

– Elle m’a en effet dit quelque chose lorsque nous nous sommes vus le jour de la catastrophe du quartier Roc…

Adana fronce les sourcils. L’angoisse monte en elle.

– Et qu’était-ce ?

Les traits d’Ivrac reflètent la douleur et la tristesse. Le contexte de ses révélations et son attitude indiquent à la jeune femme ce qu’il va dire mais elle n’y croit pas. Sa bouche est devenue sèche et des larmes lui montent aux yeux.

– Elle m’a dit qu’elle connaissait l’auteur de l’attentat de la Grand Place, lâche-t-il en un souffle.

Rumeur dans la foule. Les larmes coulent.

– Et que vous a-t-elle dit à ce propos ?

– Qu’il s’agissait d’un ancien Théologiste du nom d’Albo Saternal.

Consternation. Douleur.

– Auteur d’un attentat sur lequel elle avait enquêté, soi-disant sans succès ! claironne le Primat. Auteur d’un attentat qui était en contact avec Natali At’Prahen et Érik Plavel qui eux-mêmes complotaient pour détruire les voies commerciales avec Jolinar ! Érik Plavel qui aurait pu fuir Fauvegris grâce à la complicité de l’accusée et qui est encore libre de ses mouvements peut-être grâce à son aide !

À ces mots Orati se dresse en regardant Duval l’air interrogateur. Celui-ci lui tourne le dos. Durant sa diatribe il a fait quelque pas en direction d’Adana. Il approche son visage du sien et lui crache littéralement sa question au visage :

– Niez-vous avoir caché à la Théologie l’implication d’Albo Saternal dans un attentat visant nos invités Atarks ?! Le niez-vous ?!

Adana est prise au piège. Elle ne peut réfuter la vérité par principe même si elle est incomplète ou vaguement incorrecte. Seule elle et Geosef, dont Ivrac s’est gardé de parler pour le moment, savent que ce ne sont pas les Atarks qui étaient visés. Le révéler nécessite de faire comparaître Geosef et de l’impliquer comme complice, ce qui ne ferait de toute façon qu’aggraver son cas, car elle a également menti pour cacher l’existence du garçon dans cette affaire. La douleur est là. Une douleur qui lui vrille le cœur. La trahison d’Ivrac est plus mortelle que n’importe quel coup de poignard. Secouée de sanglots, elle s’accroupit et enfouit son visage dans ses mains.

– Le niez-vous ?! tonne le Primat à côté d’elle.

Le « non » qu’elle émet sort avec peine de sa gorge nouée et personne dans l’assistance n’a pu l’entendre tant le brouhaha enfle.

– Qu’avez-vous dit ?!

Adana relève la tête vers le ciel et hurle sa réponse dans un cri de désespoir qui meurt dans ses pleurs. Dans l’immense pièce la réaction des spectateurs est mitigée.

– Non ! répète Duval à l’assemblée. Non ! Elle a dit, non ! Elle ne nie pas avoir caché à la Théologie l’identité d’un terroriste ! Un homme qu’elle connaissait et qui avait été sous ses ordres durant la guerre. Une guerre qui les opposait aux Atarks qu’ils ont appris à haïr. Les Atarks qui sont maintenant des citoyens du Monde Éclairé comme vous et moi ! Rien que cela est une trahison envers la Théologie. S’attaquer à l’un de nos citoyens, c’est s’attaquer à nous tous, accusée Tarsis ! Votre collusion avec les ennemis de la nation est désormais bien établie !

Un concert discordant d’injures et de huées se répand dans le Cœur de la Sérénité qui, aujourd’hui, porte bien mal son nom. Il est difficile de savoir contre qui s’exerce l’ire de la population. Il semble que la mésentente règne partout, comme si la multitude se retournait contre elle-même. Dans ce tohu-bohu, des gardes évacuent le Directeur Orati qui proteste vivement contre une infamie quelconque et crie le nom de sa fille. Effondrée sur le sol celle-ci ne l’entend pas, elle n’entend plus rien.

L’obscurité se fait, comme si la nuit venait de tomber brusquement en plein après-midi. Aux cris de rage succèdent des cris de terreur. Au centre de la pièce les Empreintes Solaires des Théologistes s’illuminent. Malgré le fait qu’elles soient recouvertes par les vêtements, elles produisent assez de lumière pour qu’on les remarque. La voix amplifiée du Primat s’élève au dessus de la panique.

– Dieu Solaire ! Ta déception envers l’une des nôtres ne doit pas condamner à la nuit ceux qui te servent ! Je t’en conjure ! Rend-nous ta lumière et nous châtierons la traîtresse comme il se doit ! C’est sur elle seule que tu dois déverser ton courroux !

Le silence se fait. Tout le monde retient son souffle. Les secondes s’écoulent. L’angoisse est palpable et le froid de la nuit commence à se répandre dans les cœurs. Puis la lumière revient. Mue par un sentiment difficile à déterminer, la population fait mouvement vers les sorties du Temple, abandonnant les lieux aussi vite qu’elle le peut. Durant tout ce temps Adana n’a pas bougé. La souffrance a anesthésié sa raison et sa volonté. Le Cœur de la Sérénité se vide d’une part importante de son sang. Le silence règne. Duval a attendu que le calme revienne et le constat qu’il fait le décontenance. Ici et là, comme s’ils n’avaient pas quitté leurs places durant l’exode, des citoyens sont restés sur place, debout. Ils observent la scène sans ciller dans l’immobilisme le plus complet. Ils sont tous Atarks.

Le cercle de soldats ne contient plus personne. Il reste moins de cinq cents personnes éparpillées dans le Cœur de la Sérénité, toutes figées. Même les nobles ont quitté le troisième balcon. Il faut un long moment au Primat pour reprendre la parole :

– Censeurs, acceptez-vous le verdict de haute trahison et la sentence de mort ? demande-t-il à ses trois amis.

– Nous l’acceptons, font-ils en chœur.

Duval se tourne vers Adana.

– Citoyenne Tarsis, le tribunal et moi-même vous condamnons à mort. Le Dieu Solaire ne sera pas témoin de votre exécution. Elle aura lieu après le crépuscule, demain, lorsque la potence que nous dresserons à cette fin aura reçu sa bénédiction. Jouissez de cette journée qu’il vous reste pour vous repentir de vos crimes. Je déclare cette audience terminée.

Alors que le tribunal et le Primat se sont déjà retirés, les militaires doivent traîner et même porter la jeune femme pour la sortir de la salle. Elle entend vaguement les imprécations des Atarks qui, toujours immobiles dans le Temple, semblent réciter un cantique dans leur langue sifflante. Lorsqu’elle franchit le seuil, leur prière se termine par « Adana ».

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