Synesthésies

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"A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles !"

Lorsque je découvris, très jeune, ce poème de Rimbaud, je me dis, "mais non, le A n'est pas noir, mais rouge !", et je compris que tout le monde ne percevait pas les lettres de la même couleur que moi.

Quelques années plus tard, j'appris même que tout le monde n'associait pas de couleurs aux lettres.

Et pourtant, pour moi, c'est une évidence ; c'est même l'une des raisons pour lesquelles il m'est si difficile d'entendre mon prénom : si criard, si vif ! Le "a" rouge sang chaud, et sa majuscule sang bruni ; le "e" noir, le "u" jaune orangé, le "i" jaune vif, deux "n" vaguement gris vert... Toute une cacophonie de couleurs ! Dire mon nom, c'est le hurler. Mon nom est une violence visuelle.

Ai-je précisé qu'il existait plusieurs types de synesthésies ? Le jaune aigu m'assaille les oreilles de son cri perçant ; les graves "a" et les silences "e" noirs se combattent en une diphonie discordante.

Je ressens mon prénom comme une agression.

Certes avec ses dix lettres et son trait d'union il m'a permis d'apprendre à écrire la moitié de l'alphabet alors que les autres gribouillaient à peine les six jolies lettres de "Claire", mais l'entendre provoque chez moi une douleur physique.

Si vous voulez me mettre en colère sans raison, prononcez correctement mon nom.

Cela dit, la synesthésie n'a pas que du mauvais, au contraire. Le "a" d'une feuille n'est pas seulement rouge : il est rouge comme le sang éclaboussant l'intérieur d'une petite pièce sombre à carreaux gris et blancs. Le "e" me fait songer à un arbre noir, aux feuilles, au ciel d'hiver et à des nids d'oiseaux. Le "i" est un bonhomme qui m'inspire la méfiance, ou l'archet d'un violon glissant sur son corps de bois verni.

Les possibilités sont aussi infinies que leurs combinaisons.

Comprenons-nous bien : sur une page blanche, les mots me semblent aussi noirs qu'à vous. Mais lorsque je les lis, et parce que je les lis "à voix haute dans ma tête", parce que je les entends, mon cerveau convertit ces sons. Les musiques sont des tableaux pour moi, des ambiances, les lieux ; les meilleurees ont des histoires (mais ça, vous le saviez déjà).

Toutes les lettres n'ont pas de couleurs, mais toutes ont une sensation. Il en va de même pour les chiffres -et ainsi je confonds souvent le vert des 4 et des 7, le rouge des 3, des 6, des 8 aux nuances subtiles.

Les chiffres, les lettres ont une histoire : le 1, petit et nerveux, se méfie des autres ; le 2 vogue calme et bleu sur un immense lac ; le 3 m'inspire la méfiance des ruelles mal éclairées ; le 6 est comme une flamme sauvage et libérée, le 8 un violoncelle à voix grave, ainsi qu'une femme magique et plantureuse ; le 9 à chapeau noir et manteau d'ombre me fait peur ; le 0 n'a rien demandé.

A quoi ressemble l'esprit des gens sans tout cela ? Sans sons, sans couleurs, sans personnalité ni voix ; à quoi ressemble le monde lorsqu'un mot n'est qu'un mot, et un nombre une suite de chiffres ?

Les mots sont vivants pour moi. Qu'est-ce que vivre dans un monde où ils n'essaient pas de communiquer autrement que par l'évidence de leur signifié ?

Ne me dites pas que les gens se ressemblent, que les gens peuvent s'entendre ou s'accorder en idées : ils peuvent se mettre d'accord sur un sens commun, se diriger vers une même flamme dans le noir, mais personne ne lui prête la même signification et ne la comprend de la même manière, car notre différence commence à la perception.

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