La salle d'interrogatoire des Régulateurs est austère et mal chauffée, baignée d’une lumière blafarde qui suggère « ne vous mettez pas trop à l’aise ». Fox a été installée derrière une table en métal brut au centre de la pièce digne d'un sous-sol du KGB. Elle jette un bref coup d’oeil à l’inévitable miroir sans tain, reflétant une mise en abîme bien misérable de son inconfortable situation. Un homme aux yeux scrutateurs s’installe face à elle, puis active son holo-tablette.

• Matricule 10-863, sergente Gaelle Reon, c’est bien ça ?
• C’est moi.
• Vous étiez en charge de l’escouade Sigma-6 lors de l’assassinat de la sénatrice Monatra hier. Vous confirmez ?
• Oui.
• Que faisiez-vous dans ce secteur ?
• Nous suivions une piste liée à l’attaque terroriste des Euthanazis. Ce quartier relève de notre juridiction.
• Sur ordre de qui ?
• Nous étions en simple mission de reconnaissance lorsque quelqu’un nous a tuyauté sur ce dossier. J’ai jugé opportun de creuser la piste.
• Vous n’agissiez donc pas sous les ordres du capitaine Capaxis ?
• Nous n’avons pas été en contact jusqu’au moment où je l’ai appelé. Il est toujours en suspension par l’amiral Traza.

L’interrogateur note impassiblement les réponses de Fox.

• Ayant connaissance de ce fait, pourquoi avez-vous pris contact avec lui ?
• Il reste mon supérieur, et j’étais sous le choc de la mort de la sénatrice. J’envisageais de lui demander conseil sur la procédure de déclaration à suivre, puis vous êtes arrivés. Sacré timing, d’ailleurs.

Il reste de marbre face à la provocation.

• Pouvez-vous me décrire votre version de la mort de la sénatrice ?
• Un échange de tirs a commencé dans le bar, la sénatrice en est sortie, elle m’a mis en joue et un tir extérieur à l’escouade l’a atteinte, au thorax je crois, puis un second.
• Vous affirmez que ces tirs ne proviennent pas d’un Sigma-6 ?

Son accentuation sonne déjà comme une accusation.

• Nous n’avons que du matériel fourni par central, et elle jouissait d’une immunité parlementaire. Ce qui a failli me faire tuer, si je peux me permettre. Vous n’avez pas pu le constater sur l’enregistrement ?
• Vous vous êtes engagée avec la promesse de remplir votre devoir. Si votre vie peut sauver celle d'un dirigeant de Megacity-17, ainsi soit-il. Peut-être que vous devriez relire le serment d'enrôlement des cadres.

Il marque une pause qui installe un silence oppressant. Ses doigts vont et viennent sur son calepin high-tech.

• Il semble que tous les flux vidéo du secteur, y compris celui de votre exo, aient été opportunément défaillants au moment du meurtre. Et je ne crois pas aux coïncidences, sergente.

Ses yeux quittent l’holo-tablette. Il la fixe intensément, cherchant la moindre faille dans son expression. Fox feint la surprise, Liv a bien travaillé.

• Les personnes que nous traquions disposent justement de ce savoir-faire, peut-être que vous devriez creuser de ce côté-là ?
• Les Bras Droits nous ont déjà transmis toutes les informations dont nous avons besoin.

L'interrogateur marque une pause, ses yeux plantés dans ceux de Fox. Son scepticisme ne laisse aucun doute.

• Que pouvez-vous me dire de la situation des soldats Sorros et Oualidi ?
• Ils étaient en infiltration dans des vêtements civils dans l’établissement au moment de l’échange de tirs, je n’ai pas de nouvelle depuis.
• Les signaux de leurs traceurs indiquent qu’ils ont fui par les Douves. Nous mettons tout en place pour les retrouver. Qu’en est-il de la seconde classe Graham ? D’après le fichier, elle est en permission thérapeutique. Pourquoi se trouvait-elle sur les lieux ? Et pourquoi est-elle arrivée avec le capitaine Capaxis ?
• Ses implants ont été endommagés lors d’une mission précédente, il l’a accompagnée pour les faire remplacer. J’imagine qu’elle se trouvait avec lui quand je l’ai appelé.

La tension dans la salle est palpable, chaque mot prononcé est soigneusement pesé de part et d’autre.

• La seconde classe Graham a-t-elle été en contact avec la sénatrice ?
• Pas que je sache. Elle est à peine remise de son opération.

L'interrogateur soupire, clairement frustré par la résistance de Fox. Il pianote quelques instants sur l’holo-tablette.

• Je vous rappelle que votre capitaine a été mis à pied pour dégradation de matériel de Central et défaut de commandement. Je n'ai pas besoin de vous décrire ce que vous risquez dans une situation qui implique la mort d'une parlementaire. D'autant plus si vous essayez de dissimuler des faits. Vous souhaitez vous en tenir à ces déclarations ?
• Oui, je n’ai rien à ajouter.
• Vous êtes une pupille de Central, j’imagine que votre témoignage est digne de confiance ? ajoute-t-il en relevant un sourcil.

Cette soudaine évocation de son passé sonne plus comme un avertissement qu’un compliment. Elle opine.

• Très bien, sergente Reon. Nous continuerons peut-être cette conversation plus tard. Vous attendrez la fin de l’enquête dans le bloc. Contacts avec les Sigma-6 prohibés jusque-là.

Fox rejoint sa cellule avec un certain soulagement. Il ne fait aucun doute que cette épreuve est loin d'être terminée.

• Fox, tu m'entends ? C'est Liv. J’ai ouvert une connexion synaptique sécurisée avec toi. Je suis en plein interrogatoire avec les Régulateurs. Tout va bien ?
• Liv ? Je te reçois ! Comment tu fais ça ?
• J’ai hacké le canal de communication d’urgence de Central. Qu’est-ce qu’ils nous veulent ?
• Ils m'ont interrogée sur la mort de la sénatrice. Ils n'ont rien sur nous, du moins pour l'instant. Je pense que je n’ai rien laissé passer.
• Cool. Ils ont essayé de me coincer avec des questions ambiguës. Sois prudente quand tu réponds, ils sont à l'affût de la moindre incohérence.
• Ne t'en fais pas, Liv. Je suis habituée à ce genre de pression. Ils n'obtiendront rien de moi. Par contre j’ai l’impression qu’ils en ont après Headshot et le Doc. Je ne crois pas qu’ils les aient encore retrouvés.
• Merci, Fox. Continue de nous couvrir. J'espère qu'ils vont finir par abandonner.
• Tu as des nouvelles des autres ?
• Aucune, je ne sais pas où est le Russe, Fizz et L’Ours sont dans des cellules pas loin de toi, ils n’ont rien lâché non plus. Faut qu’on couvre le Cap.
• Compte sur moi.

La communication s’interrompt, laissant Fox à la solitude de sa geôle.

***

De l'autre côté du miroir.

• Est-ce qu'elle dit la vérité ?
• Comme je vous l'ai déjà dit, Graham s'est connectée à la sénatrice. Je ne sais pas ce qu'elle a fait, mais Reon a délibérément menti au Régulateur.
• Tu as bien fait de nous prévenir, la dissidence s'est effectivement installée chez les Sigma-6.
• Qu'est-ce que vous allez faire ?
• Sans preuve avérée, il ne sera pas possible de les sanctionner. Mais nous allons prendre des mesures. Capaxis a ignoré volontairement l'avertissement de Traza, nous ne pouvons pas prendre le risque de le laisser corrompre l'élite de Central. Les Sigma-6 doivent être séparés. Nous garderons un oeil sur eux individuellement. Tu peux disposer.
• Merci père.

***

Dans le dortoir des Sigma-6, l’ambiance est morose. Consignés dans leurs quartiers depuis leur libération, aucune nouvelle du Cap ni de leurs camarades n’a filtré depuis leur retour. A la tombée du jour, l’amiral Traza se présente à eux en personne. Tous se figent au garde-à-vous.

• Repos, soldats.

Les épaules se relâchent.

• J’ai deux nouvelles. Une mauvaise et une mauvaise. Je vais commencer par la mauvaise : vous risquez de ne pas voir le capitaine Capaxis d’ici un bon moment.

Il marque une courte pause, prenant soin de détailler les réactions de chacun. Fox prend une inspiration, prête à dégainer une question évidente, mais l’amiral la stoppe net.

• Les soldats Sorros et Oualidi étant toujours introuvables, l’enquête des Régulateurs n’est pas terminée. Ils ont cependant conclu que vous n’étiez pas impliqués dans la mort de la sénatrice Monatra. En ce qui me concerne, vous étiez des cadres en service de maintien de l’ordre, au mauvais endroit, au mauvais moment. Voici la seconde mauvaise nouvelle : compte tenu de la situation du capitaine et de ce récent fiasco, l’escouade Sigma-6 est dissolue. Décision de là-haut, précise-t-il en pointant le plafond. Vous serez réaffectés dans d’autres unités.

Une agitation nerveuse gagne le groupe, leurs visages affichent une déception sans équivoque.

• Je ne veux pas de commentaires. Voici vos nouvelles affectations, enchaîne-t-il en dégainant une fiche bristol : Reon, Gamma-1. Ivanovitch, Beta-3. Fizzerelli, Omega-3. Doharis et Graham, vous êtes en permission jusqu’à recevoir vos missions. Commencez à empaqueter vos affaires, vous changez de dortoir demain. Exécution.

Sans autre forme de procès, l’amiral tourne les talons.

***

• Dissoudre notre escouade ! Je suis dégoutée, soupire Fox.
• Je m'attendais pas du tout à ça, dit Fizz. En plus je vais me taper les Omega-3.
• T’en fais pas, ils sont pas aussi terribles que ce que le Cap raconte. Par contre ça m’inquiète qu’on n’ait pas de nouvelles de lui, murmure la sergente.
• Ouais, c’est louche, dit Liv.
• C'est de la grosse merde, franchement. J'ai donné tout ce que j’avais à ces ingrats pour plaire à mon père, et on nous traite comme des vieux chiffons.
• T’étais où d’ailleurs Gregor ? se risque Liv.
• Cuisiné par les Régulateurs, comme vous, pourquoi ?

Liv feint d’accepter cette réponse. Elle surenchérit.

• Qu’est-ce qu’elle foutait là, cette parlementaire de mes deux ? Et pourquoi c’est nous qui trinquons pour ça ?
• On nous sépare comme une classe de cancres, dit l’Ours.
• Sans parler de Doc et Tarek, ajoute Fizz. J’espère qu’ils vont bien.

L’Ours frappe dans un mur.

• Bon sang, Central me vole une partie de moi. Vous étiez ma famille ici, mes frères et sœurs d'armes. Et je m’y connais en famille !
• Ours a raison. Vous avez été là dans mes moments difficiles. Je ne l’oublierai pas.

Le goliath pose sa main sur l’épaule de Liv.

• On continuera à se soutenir, même séparés.
• Vous pouvez compter sur moi, les Sigma-6. Je serai toujours là pour vous, quoi qu'il arrive, dit le Russe.
• Comme nous tous, ruskov, renchérit l’Ours en posant son autre main sur l'épaule de Gregor.

Fox esquisse un sourire résigné.

• Allez, on se serre les coudes, comme d'habitude.
• C'est ça. Escouade ou pas, on est liés, ajoute Doharis.
• Je suis fière de vous tous, les gars. Et on a encore un mystère à résoudre.

La sergente tend son poignet fermé.

• Jusqu’à l’Apocalypse !

Les autres miment son geste.

• Jusqu’à l’Apocalypse !
• Allez, on emballe, et on se retrouve à l’A-6-mov.

***

L'Ours arrive le premier sur les lieux. Notoirement grégaire, il affectionne particulièrement les moments de retrouvailles. Peu après, Tréa franchit la porte du bar. Elle scrute la salle, espérant repérer son camarade. Les vibrations des basses font résonner l'air, tandis qu'elle avance à pas mesurés dans la salle encore peu animée. Son regard s'accroche sur la peau dénudée d'un dos cambré, à peine couvert d’un haut corail. Il lui semble reconnaître l'imposant bioport qui barre cette nuque hâlée sous une haute queue de cheval. L'inconnue se retourne, révélant le visage de Kodi, la pilote d'Alpha-5 croisée quelques jours plus tôt dans les douches. La jeune femme lui adresse un salut lascif en la déshabillant de ses yeux noirs et profonds. Son regard appuyé provoque un émoi inattendu chez Tréa, qui lui rend furtivement la pareille avant de repérer avec soulagement l'Ours posté devant une chope de bière.

Fizzerelli à peine assise, Fox et le Russe entrent à leur tour dans le bar à l'éclairage tamisé. Lorsque la sergente s'installe, Tréa se sent minuscule si proche de sa supérieure. Elle la surplombe d'une bonne dizaine de centimètres. Ses bras noueux dépassent d'un tank top kaki, plaqué contre son torse gainé par la ceinture de son treillis. La cuve médicale a fait des merveilles, aucune trace des nano-forets n'est visible sur sa peau. L'Ours tend aux nouveaux arrivés deux bouteilles ruisselantes, mais le Russe passe la bière à Tréa. Il signe le serveur qui lui dépose une vodka avec un clin d'oeil. Gregor soulève le shot avant d'appeler au toast. Il avale sans sourciller une rasade du liquide transparent avant de relancer le barman.

Verre après verre, par habitude plus que par plaisir, Liv se voit submergée par ses vieux démons. Le brouhaha ambient se mue peu à peu en un fond sonore contonneux et indistinct. Elle entend plus qu'elle n'écoute les récits passionnés et mélancoliques de ses camarades, et débite en retour des futilités avec une diction boiteuse, la langue ankylosée par les breuvages distillés. Spectatrice de sa propre déchéance, elle lutte contre les retours acides de son estomac, puis un flash photographique emplit son champ de vision. Sans crier gare, ses yeux se voilent, et elle sombre dans les limbes éthyliques.