Chapitre 4 - Retour à Central
Un grondement sourd et continu résonne de toute part. Tandis qu'il court vers son câble de remontée, Capaxis sent le sol se dérober sous ses pieds. L'immeuble se désagrège sérieusement. Il n'a que quelques secondes pour réagir. Son exo pourrait encaisser un tel crash, mais le corps exposé de Fox ne survivrait pas à une chute de six étages. Or, l'amarre est maintenant hors de portée de son bras. Sauter ? Un bond mal calculé et c'est la fin pour la soldate blessée. À court d'options, il dégaine son fusil pour planter un grapin dans la carlingue du transporteur. Au même moment le bâtiment s'applatit comme un chateau de cartes dans un vrombissement assourdissant. Suspendu sous le transport, à près de trente mètres du sol, le Cap tient sa vie et celle de Fox à bout de bras. Le treuil motorisé de l'arme s'enroule en protestant. L'ascension semble durer une éternité, ballottant les soldats entre ciel et terre au-dessus d'un nuage de gravats. Lorsqu'il arrive enfin à portée du câble, Capaxis attend le balancement propice, puis lâche la crosse de son fusil. Son poing mécanique se ferme sur le vide. Puis au second essai, ses doigts se serrent enfin sur la ligne de métal salvatrice, à quelques centimètres à peine de son extrémité.
***
Une fois Fox harnachée, Capaxis se précipite dans la cabine.
- C'est le moment de prouver que tu sais piloter ce machin. S'il arrive quelque chose à Fox ou Liv parce que tu as traîné ton cul, j'aimerais pas être à ta place si je te croise à Central.
- Roger, Cap. Accrochez-vous les Sigma.
Le pilote pousse les moteurs d'un geste expert, générant une puissante accélération qui secoue le transport. Le talon métallique du Cap crisse sur quelques centimètres, le forçant à s'aggriper au fauteuil, ce que le pilote fait mine d'ignorer.
- Les otages ? s'enquiert le Cap pour détourner l'attention.
- Déposés deux blocs plus loin avant de vous récupérer, Cap, répond le pilote impassible.
- Arix, comment encaisse Fox ?
- Stable jusqu'ici, capitaine, l'omni-gel a été appliqué à temps.
Le paysage urbain défile à une vitesse impressionnante sous le jour déclinant. Slalomant entre les gratte-ciel, la Harpie grince de tous les côtés. Le transport poussé à ses limites engloutit les cinquante kilomètres qui le séparent de Central en un temps record, les moteurs contraignant la carcasse métallique à des déformations pas très recommandées. Après avoir franchi le portail du dock à une allure bien au-delà du réglementaire, le pilote amorce une approche circulaire pour se poser sur la plateforme ceinturée de vide avec une adresse remarquable.
***
Sitôt le hayon de poupe déployé, une équipe médicale se précipite pour évacuer les trois blessés sur des brancards anti-grav. Au moment de descendre sur le tarmac, le Cap frappe un violent coup contre la carlingue de la Harpie. L'escouade Sigma-6 lui emboîte le pas. Arrivé à la hauteur de l'ouverture, le Doc redresse discrètement le métal d'une subtile pression de sa main mécanique par l'arrière de la plaque. Pas besoin d'ajouter ça à l'ardoise du capitaine.
Atterrissant presque au même moment, un transport dépose une autre escouade sur la plateforme voisine du dock en étoile. Leurs exos sont rutilants, en bien meilleur état que ceux de Sigma-6. Le gradé qui en descend hèle le Cap.
- Hé, Capaxis !
- Et merde, c'est parti, murmure L'Ours.
- Qui c'est ? chuchote Tréa.
- L'escouade Omega-3, nos capitaines ne peuvent pas se piffrer.
- La forme, Capaxis ? Encore un coup de malchance ? raille le concurrent en désignant les brancards qui s'éloignent.
- Essaie de partir en mission dans un vrai secteur un jour, au lieu de poncer le cul des friqués. Juste pour voir.
- On a escorté le gouverneur de Megacity-17 aujourd'hui, grosse pression, faut pas croire ! Et toi, toujours aux prises avec des maniaques ? C'était quoi aujourd'hui ? Des mutants ? Des camés ? C'est pas foufou le secteur Sigma, pas vrai ?
- Allez, l'acide gras, va polir ton casque, je crois que tu l'as rayé en sortant de la Harpie. Je t'ai assez vu pour aujourd'hui.
- Faut pas le prendre comme ça, Philéas, tu auras peut être un secteur plus cool un jour ! se moque-t-il en s'éloignant. Mais pour ça, faudra arrêter de prendre des bras cassés dans ton escouade !
Le poing du Cap se serre, ses sourcils artificiels se froncent. Headshot le tire par l'épaule, anticipant un dérapage.
- Laissez tomber, boss, c'est des branleurs.
- Qu'il m'insulte moi, je m'en cogne. Mais ce troufion n'a pas à juger de la valeur de mon escouade.
- On sait Cap, complète l'Ours, aucun Sigma ne doute de vous.
- Fizzerelli, amène l'armure de Fox à l'atelier, ordonne le Cap, vexé d'avoir été pris à partie devant une nouvelle recrue. Le Russe, accompagne-la.
Le Cap se tourne soudain vers l'Ours avec un air grave.
- Hector, j'aimerais que tu gardes ce cube pendant quelques temps. Je t'expliquerai plus tard, mais je préfère qu'ils soit bien planqué, tu me suis ?
- Comme vous voulez, Cap. Vous êtes sûr ? demande-t-il l'air inquiet. Moi je m'en fous, mais je veux pas que vous ayez des problèmes.
Capaxis lui envoie un regard lourd de sous-entendus.
- À vos ordres, Cap, soupire l'Ours en soulevant le container.
***
Enfin extraite de son armure et de sa combinaison tactile, Fizzerelli se détend sous une douche fumante. Jusqu'alors seule dans l'espace sanitaire commun, une seconde jeune femme à la peau hâlée se joint à elle.
- T'as une chiée de fiches d'activateurs toi, dis-donc, lui adresse la nouvelle venue sans même la saluer.
- Ouais, c'était le seul moyen d'avoir un exo récent et mobile, répond Tréa en faisant mine de redécouvrir les multiples trous dans ses avant-bras. Tu as quoi, toi ?
- Pas grand chose ! J'ai trop flippé avant la pose.
Effectivement la nouvelle venue présente en tout et pour tout une imposante prise au niveau de la nuque, et deux mini bio-ports sur les tempes.
- Tu es dans quelle section ? demande Tréa.
- Pilote, pour Alpha-5.
- Alpha ? Tu quadrilles dans le secteur de Central ?
- Ouais, la plupart du temps. Parfois je fais des allers-retours vers le secteur Omega aussi, quand il faut trimballer des huiles vers le quartier général de l'Octavium. Honnêtement, il se passe rien dans la division Alpha, c'est chiant.
- Eh ben moi j'ai pas été déçue par ma première sortie. Deux collègues à terre, un immeuble effondré, des otages...
- Tu es une Sigma-6 ?
- Oui, comment tu sais ?
- J'ai des potes à la baie médicale. Ta collègue a été bien amochée.
- Elle va s'en sortir ?
- J'espère, répond la pilote avec un sourire.
- Tréa, dit Fizzerelli en tendant la main.
Surprise par le formalisme de la présentation, l'inconnue lui rend sa poignée de main.
- Kody.
***
Lorsque Tréa arrive au bar des quartiers, tous les membres valides de l'escouade sont déjà attablés. Elle s'est glissée dans la tenue réglementaire des Cadres à la caserne, un treillis kaki et un t-shirt blanc avec le logo de la division Sigma. À sa grande surprise, à part le Doc, les autres portent des habits civils. Les genoux de Tarek Oualidi dépassent par les trous filandreux de son jean, et un bandana vert-jaune-rouge est noué autour de son cou. Le Russe a enfilé un hoodie démesuré aux couleurs de son groupe favori, et la pilosité de l'Ours peine à se cacher derrière son débardeur affublé d'un logo à la mode.
- Et voilà Fizzerelli ! Alors tu t'es pomponnée ? ricane le Russe, visiblement déjà bien entamé.
- Viens t'asseoir, l'appelle l'Ours.
- Ou est le Cap ? s'interroge Tréa.
- Il vient rarement ici, mais on va s'occuper de toi, t'inquiète pas.
L'Ours mime un geste au serveur, lui signant le chiffre cinq. Peu après cinq bières embuées arrivent entre les soldats. Un toast silencieux est levé.
- Pop, propose l'Ours.
- Fox et Liv, ajoute Oualidi.
- Pop, Fox et Liv, répondent en choeur les autres.
Après un court silence, Tréa se lance.
- Qu'est-il arrivé à Pop, exactement ?
- Je crois que personne n'est encore prêt à en parler, Fizzerelli. Et le Cap s'en veut à mort, alors je te suggère de ne pas lui en parler non plus.
Craignant d'avoir plombé l'ambiance, l'Ours enchaîne.
- En tous cas, tu as assuré aujourd'hui, même si tu as pas l'air fan des chiens. Je sais pas ce que vous en pensez les autres, il est temps de lui trouver un petit surnom à la bleue ?
- Ouais c'est trop long dans la radio "Fizzerelli", ça craint, confirme Headshot avec des yeux en seize-neuvièmes sous ses nattes en pagaille.
- Moi je dis "Brigitte Bardot" vu comme tu aimes les animaux ! propose le Russe en explosant d'un rire gras sérieusement éméché.
- "Calamity Jane", parce que tu aimes les flingues ? suggère l'Ours.
- C'est encore plus long que son nom, vous êtes débiles ou quoi ? intervient le Doc. Ce sera "Fizz", et j'ai assez écouté vos conneries. Bonne nuit les soiffards ; Tréa, conclut-il avec un mini salut d'adieu.
- C'est ça casse-toi, Sorros, tu pues le bad trip à des kilomètres ! le provoque Headshot.
Oualidi obtient comme toute réponse un doigt levé du Doc, qui ne prend même pas la peine de se retourner.
***
Seul dans ses quartiers, le capitaine Philéas Capaxis encore enchâssé dans son exo plaque ses mains contre la baie de maintenance privée. Il reste ainsi prostré plusieurs minutes, entre culpabilité et confusion. Cette journée a été particulièrement éprouvante. De nouveau, des Sigma ont été blessés sous son commandement. Une douleur insurmontable, au-delà du physique, accable le fier soldat. L'image de Fox dans cet état a fait resurgir des démons du passé.
Le Cap retourne dans la pièce de vie, et s'agenouille pour déverrouiller un coffre fort. Il en sort un tube de verre empli d'un liquide rose et translucide, qu'iI plante dans le cathéter médical de son exo. lI s'allonge sur la table de maintenance sans même sortir de son armure.
- Arix, affiche-moi la photo.
Une image en trois dimensions emplit ses holo-cornées. Une femme brune, une jeune fille rousse, et un garçon tenant un jouet. Un instant volé, disparu à jamais, une photo de sa famille. Plongé dans ce souvenir douloureux, le soldat mélancolique se laisse emporter par les effets psychotropes du mystérieux liquide. Le shoot d'éléphant rose, la drogue du moment, subjugue ses sens quand il atteint ses synapses et insuffle une illusion de vie dans le souvenir figé. Ce voyage artificiel l'aide temporairement à trouver le sommeil et la paix.
***
Le lendemain, c'est avec un sérieux mal de tête que Tréa se rend à la baie médicale. La convalescence de sa collègue est le moment idéal pour enfin voir les médi-cuves, ces appareils presque miraculeux rarement accessibles au peuple de Megacity-17. Au centre médical des Cadres, une dizaine de cuves sont alignées. Dans un silence seulement rompu par le ronronnement cotonneux des pompes, les patients flottent dans un gel de nanomachines capables de transporter l'oxygène et les nutriments. Une véritable prouesse technologique offrant un taux de survie impressionnant à des blessures a priori sans espoir.
Elle s'arrête devant la cuve dans laquelle flotte Fox. La lueur verte que dégagent les éclairages à travers la gelée médicale souligne de manière presque surnaturelle la teinte de feu des cheveux mi-longs de sa coéquipière. Gaëlle Reon est en suspension dans le gel émeraude, entièrement nue, les yeux clos et les membres balants. Deux fins bras robotiques s'activent dans son dos, reconstituant les portions d'os brisés, et suturant avec dextérité les tissus endommagés. Le ballet des outils chirurgicaux hypnotise Tréa qui ne prête aucune attention à l'énorme silhouette s'approchant d'un pas lourd et métallique.
Le Cap se poste à côté d'elle, engoncé dans son équipement intégral. Tréa se met instictivement au garde à vous et salue respectueusement son supérieur.
- Repos, Fizzerelli.
Elle se sent minuscule à côté de la montagne mécanique de l'exo du Cap. Les bruits électriques des servos s'ajoutent au ronronnement des cuves. Les deux soldats restent ainsi quelques minutes, ne sachant ni l'un ni l'autre comment briser le silence. L'état dramatique de Fox rend tous les autres sujets futiles.
- Comment va Liv ? se risque Tréa.
- Stabilisée, mais toujours dans le coma. Les docteurs sont dépassés.
Un nouveau silence. Les deux soldats fixent la peau blanche de Fox sans vraiment la regarder.
- Ça devait pas se passer comme ça, Fizzerelli. Les missions sont toutes un peu casse-gueule, mais là c'est le pompon.
- Est-ce que ça aurait pu se passer différemment ?
- Je vais te dire ce que je pense. Tu es bien accrochée ?
Il marque une pause.
- Je pense qu'on a été piégés.
- Pourquoi ça ? s'étonne Tréa en levant la tête vers le visage grave du Cap.
- Ils savaient qu'on arrivait. Cette bombe, beaucoup trop complexe pour les Euthanazis. Un G-Core perdu qui traîne. Et pour finir des putains de nano-forets ? C'est du high tech, ça, pas des munitions de tarés suicidaires. Et comment ces clowns se seraient-ils procurés du protohédron ? Ça n'a aucun sens.
- Je vois où vous voulez en venir.
- Je te connais pas encore, Fizzerelli, mais on n'a plus d'autre choix que de se faire confiance, toi et moi. Si je te dis ça, c'est parce que je veux que tu couvres ton cul. Si Central est compromis, ça va éclabousser comme une chiasse dans un ventilateur.
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