Chapitre 9 - Le Silence des Rues
L'escadre Sigma-6
Capitaine Philéas "Cap" Capaxis / Philéas Capelli
Sergent Gaëlle "Fox" Reon - Infanterie
Caporal Jack "Le Doc "Sorros" - Médecin de terrain
Caporal Gregor "Le Russe" Ivanovitch - Assaut lourd
2ème classe Hector "L'Ours" Doharis - Assaut lourd
2ème classe Tarek "Headshot" Oualidi - Sniper
2ème classe Olivia "Liv" Graham - Génie tech
2ème classe Tréa "Fizz" Fizzerelli - Infanterie
***
Dans le dortoir des Sigma-6, les spéculations vont bon train. Pourquoi l'amiral a-t-il suspendu le Cap ? Où sont-ils partis avec Liv ? Quatre jours viennent de s'écouler sans mission. Chacun fait mine de mettre en ordre ses affaires, mais les esprits travaillent. Le Russe s'affale sur son matelas, malmenant les ressorts usés de sa litterie qui protestent en grinçant. Encore incertaine, Tréa observe les interactions de ses camarades. Tout s'est passé si vite. Elle occupe depuis moins d'une semaine le lit de leur ancien partenaire Pop, dont elle ignore presque tout. Sans prévenir, une grande silhouette apparaît à la porte et toque contre le cadre. L'escouade se lève précipitamment au garde-à-vous. Tréa se positionne avec un léger délai, repérant trop tard le chignon roux de Gaëlle Reon. La sergente a quitté les frippes médicales pour se glisser dans un treillis kaki surmonté d'un tank top, qui laisse dépasser ses bras musculeux couverts d'activateurs.
- Repos, les gars. Demain on repart au turbin. Le Cap nous missionne pour qu'on trouve d'autres salopards masqués du genre de celui qui a attaqué Liv. A la première heure vous irez à l'atelier faire désactiver vos holo-cornées. D'après ce qu'on sait, ils ont réussi à les pirater, n'ayez confiance qu'en ce que vous montrent vos yeux.
- Sans aide au ciblage, ça va être coton ! s'insurge Oualidi le tireur d'élite.
- Je pars pas avec lui s'il peut pas viser, grommelle le Doc. Déjà qu'avec l'assistance c'est un danger public...
Oualidi attrape le tissu de son épaule et le plaque contre l'armature des lits superposés.
- J'en ai ma claque de tes insinuations, Sorros. On te demande pas de planter des seringues dans des culs à trois kilomètres, alors laisse-moi faire mon taf et fais le tien.
Le Doc émet un soupir narquois. Fox s'interpose pour séparer les meilleurs ennemis.
- Oh, on se calme ! Gardez votre énergie pour la rue. Demain on va dans les Douves, je vous veux opérationnels à cent pour cent.
- Pourquoi les Douves, sarge ? s'enquiert l'Ours.
- Le Cap a eu accès à des informations confidentielles, un autre spécimen de ces trouducs invisibles y aurait été repéré.
Elle marque une pause, trahissant l'arrivée probable d'un message personnel sur ses holo-cornées, puis reprend.
- On se répartira en deux groupes pour couvrir une zone plus large. Doc, tu pars avec l'Ours et le Russe. Fizzerelli et Oualidi, vous viendrez avec moi. Je vous veux équipés à huit heures zéro zéro sur le tarmac. Des questions ?
- Nan, tu fais super bien la cheffe, chef, ricane Oualidi.
Il a à peine le temps de finir sa phrase que Gaëlle lui saisit le poignet, le fait pivoter d'un geste rapide et l'immobilise avec une clé de bras. Headshot grogne de douleur.
- Je suis sympa, Tarek, mais un tantinet de respect pour la hiérarchie te ferait pas de mal.
- Ok, ok, sergent ! Désolé, sergent, murmure-t-il entre ses dents serrées par la douleur.
Fox relâche l'étreinte et lui tape sur l'épaule.
- Allez, à demain les Sigma.
***
Sur la plateforme en étoile d'où décollent les Harpies, la sergente est déjà en position au petit matin. Elle connaît les dangers des missions dans les Douves. Cette zone de non-droit est une vraie poudrière. La défiance envers l'Octavium y atteint des sommets, et dieu seul sait quelle quincaillerie y circule. Sans parler des drogues de synthèse et du trafic d'humains. Pas vraiment le style destination touristique.
Des pas lourds rythmés de grincements électriques se rapprochent. Les exos des Sigma-6 se rassemblent devant le haillon béant de la soute de la Harpie.
- Allez on embarque, briefing en vol ! Go, go, go ! ordonne Fox.
La carcasse de la Harpie vibre lorsque les moteurs la poussent vers le vide. La sergente emet un flux video vers les holo-projecteurs des armures des soldats. Elle détaille les images qui défilent en donnant de la voix pour couvrir le vrombissement ambiant.
- Liv Graham a été attaquée par un individu non identifié. Nous savons de source sûre qu'il n'agit pas seul, ou au moins qu'il en existe d'autres comme lui. Nous sommes officieusement mandatés par le Cap pour trouver tout indice qui nous permettra d'en savoir plus sur ce nouveau groupe. Doc, éclaire-nous sur ce qu'on cherche.
- Grâce au Cap, j'ai pu accéder au cadavre du type qui a attaqué Liv. Les cibles portent ces masques métalliques en lieu et place du visage. Le reste du corps ne présente pas de signe distinctif extérieur, leur corpulence est compatible avec des vêtements standards.
Le Doc porte sa main à un holo-menu de son avant-bras et lance la lecture de l'enregistrement de son passage à la morgue. Entre fierté d'exposer ses connaissances et jubilation de provoquer le dégoût chez ses camarades, il commente les images entre deux secousses.
- J'ai jamais rien vu de tel. Le corps est bourré d'électronique, il reste à peine de la place pour les organes vitaux. J'en viens à me demander pourquoi ils ont laissé des bouts de viande, mais bon. Des activateurs et des muscles synthétiques ont été fixés sur les tendons et les os. Ca expliquerait au moins partiellement la force physique importante qu'a rapportée Liv. La circulation sanguine a été majoritairement conservée. Une grande partie des fonctions vitales est toujours assurée par la biologie, et c'est surtout au niveau de la tête que nous sommes dans le flou. La boîte crânienne a subi des modifications importantes. L'os a été ouvert en plusieurs endroits et refermé avec une chirurgie d'une qualité bluffante. Presque toute la surface du cortex a été recouverte d'une membrane de neuro-interface. Un faisceau de fibres optiques se concentre ici, au niveau des tempes. On a retrouvé pas moins de quatre neuroprocesseurs un peu partout, ainsi que d'autres circuits non conventionnels. Les neuromaticiens en sont encore à comprendre les interactions de tous ces implants.
La vidéo enchaîne sur le passage peu ragoûtant du retrait du masque métallique.
- Le masque est fait d'un alliage biocompatible doublé de revêtements de composition encore non identifiée. Le sujet a subi une ablation de la peau du visage et de l'appendice nasal, puis une fusion bio-synthétique des tissus avec la couche intérieure du masque. Les neuromaticiens ont identifié une quantité importante de circuits et de nanotechnologie noyée dans la prothèse faciale. Comme vous pouvez le voir, tout est relié au réseau de fibres au niveau des tempes.
Il coupe le flux d'images.
- Je n'en sais pas plus. Ce que j'ai vu hier correspond totalement au rapport d'autopsie du précédent cas que m'a transmis le Cap. Nous sommes donc probablement en présence d'un groupe organisé. Ils ont accès à de la chirurgie de haute volée et sont bourrés d'implants, ce n'est certainement pas un gang de rue.
Le Doc fait signe à Fox que son intervention est terminée.
- Gardez à l'esprit deux choses, enchaîne-t-elle. Ils peuvent cacher leur présence à tout appareil électronique à proximité, et ils sont mêlés de près ou de loin à l'incident avec les Euthanazis. Je compte sur vous pour ramener un max d'infos, interrogez les civils, scannez les endroits louches, mais essayez de rester discrets. Groupe un, paré au largage.
L'Ours, Le Russe et Le Doc passent leurs G-Cores en mode combat. Les verrins de descente s'enclenchent, la première trappe s'ouvre.
- Oublie pas de brancher l'alim de ton pétard cette fois, lance l'Ours rigolard à Tréa.
Elle lui lire la langue, puis lève le pouce en signe de validation. Simultanément, les trois câbles du premier groupe se déroulent, lâchant les exos à toute allure vers le sol.
***
- Allez, ça va être à nous, indique Fox quelques minutes plus tard.
La Harpie amorce une manoeuvre d'approche. Tréa inspire profondément. Sa dernière expérience de largage n'a pas été des plus agréables. Elle appréhende l'ouverture du sol qui lui laissera les pieds dans le vide. Les trois soldats restants activent à leur tour leurs G-Cores. Quand des bourrasques de vent s'engouffrent par dessous, la bleue sait que le lâcher est imminent. Sans prévenir, le dérouleur la laisse tomber dans le vide. Une chute libre de quelques mètres seulement, avant que le treuil ne prenne le relai. Mais une chute interminable quand on est engoncé dans une armure de plusieurs centaines de kilos.
C'est avec un soulagement visible qu'elle sent ses pieds toucher le sol. Pourtant l'environnement n'a rien d'engageant : il est encore tôt, et l'endroit est encore passablement lugubre. Caché par les mégatours, le soleil peine à atteindre le sol. Autour d'elle la rue est en effervescence. Commerces aux néons toussoteux, odeurs de friture, véhicules bruyants, la Surface offre bien peu d'attraits à ses yeux. Car Tréa est une Médiane qui a vécu dans les étages centraux des mégatours. Elle n'a eu que peu de contacts avec des Surfaciens, qui plus est souvent désagréables. L'irruption des trois Cadres fige instantanément tous les habitants alentour. Certains s'empressent même de replier leur étalage. Des regards pesants les fixent. Une canette rebondit sur le dos de l'armure de Tréa, qui se retourne en braquant son arme au hasard d'un geste anxieux. Les rares badauds restants fuient comme des animaux paniqués.
Fox pose sa paume sur le poignet de Tréa et pousse son canon vers le sol. Elle lui adresse un regard compatissant, puis lui intime d'un mouvement de tête de se mettre en marche. Cette démonstration d'hostilité est une révélation désagréable pour la jeune soldate, qui s'est engagée avec la conviction de pouvoir rendre Megacity plus sûre pour ses citoyens. Par le biais métaphorique d'un détritus, elle reçoit de plein fouet la défiance d'une population délaissée par l'état-major de Central et de l'Octavium.
Les deux groupes enquêtent prudemment dans les ruelles. A intervalle régulier, ils interrogent les habitants sur l'existence de ces fantômes cybernétisés, mais après plusieurs heures toute l'escouade Sigma-6 a fait chou-blanc.
- Doc, tu me reçois ?
- Cinq sur cinq, Fox, qu'est-ce qu'il y a ?
- Vous avez quelque chose ?
- Rien. Comme prévu, ils se méfient de nous. J'ai n'ai pas pu obtenir mieux que des monosyllabes.
- Fait chier, si en plus ils sont couverts par les civils, on n'y arrivera pas.
- Il y a un vieux qui m'a dit qu'il trouverait un moyen de nous aider si on sortait son fils d'une secte. Les Disciples de Squiggy, ça te parle ?
- Ouais vaguement, ils sont plus fous que dangereux. Je sais où est leur temple. Je t'envoie les coordonnées, on se retrouve là-bas. Tu as la description du gamin ?
- Il a les cheveux oranges et un tatouage anarchiste sur le front, j'en sais pas trop plus.
- Charmant.
***
L'escouade se retrouve devant la porte blindée du temple de Squiggy. Fox frappe quatre fois contre le battant. Une lorgnette de quelques centimètres dévoile des yeux aux pupilles dilatées.
- Bonjour, mains armées de l'oppresseur, quel vent vous amène au Temple de Squiggy ?
- Visite de routine, nous nous assurons que tout va bien, répond la soldate.
- Tout va pour le mieux, nous vous remercions. Squiggy veille sur nous.
- Auriez-vous l'amabilité de nous laisser entrer ?
- Je crains que ce ne soit pas possible. Vos commanditaires ne partagent pas notre foi.
- Je me permets d'insister, vous êtes dans la juridiction de Central, vous ne pouvez refuser une inspection.
Pour toute réponse, l'illuminé fait coulisser bruyamment l'opercule de la lorgnette, laissant l'escouade sur le pas.
- Que fait-on maintenant ? demande Tréa.
- J'ai demandé gentiment, on va entrer moins gentiment, répond Fox. Tout le monde se tient prêt !
L'escouade s'écarte de l'entrée. Chacun déploie son casque de carbo-kevlar, puis les sifflements électroniques de mise en charge des armes montent, et avec eux la tension. Fox plante d'un coup sec ses doigts dans le blindage de la porte, qui s'enfoncent sans résistance. Elle arrache avec une facilité déconcertante la porte blindée et la jette au sol derrière elle. Dans un hall de plusieurs dizaines de mètres carrés et haut de plafond se tiennent d'étranges individus affublés de tenues improbables. Un éclairage bleuté y diffuse une atmosphère tamisée. Au bout d'une allée de chandeliers dorés sur pieds, une imposante statue en carton pâte domine l'espace. Tréa ne peut s'empêcher de pouffer. La réalisation de la sculpture est digne d'un enfant de cinq ans. Leur divinité ressemble à une grosse tête de grenouille rouge : deux yeux globuleux surmontant une énorme bouche béante.
- Vous n'avez pas le droit ! s'insurge le portier.
- Il me semble bien que si, rétorque Fox en pénétrant dans le sanctuaire.
Une rumeur hallucinée, entre murmure et prière, commence à se faire entendre partout dans la pièce.
- ... pas le droit, pas le droit...
- Vous me trouvez le gamin, et on se barre d'ici, ordonne la sergente.
- Vous ne pouvez pas profaner impunément le Temple de Squiggy le Voyageur du Néant ! reprend l'autre en dégainant un pistolet artisanal.
Une détonation claque, un projectile dérisoire d'applatit contre l'armure à la tête de renard. Fox saisit l'arme et la broie en serrant négligemment le poing.
- Ne recommencez pas ça, lui dit-elle d'un ton aussi maternel que menaçant.
- ... pas le droit, pas le droit... continuent les autres adeptes de la grenouille rouge en carton pâte.
De nouveaux endoctrinés surgissent par les entrées auxiliaires de la grande salle. Certains portent des armes plus sérieuses que la pétoire du portier. Les Cadres les mettent en joue et scrutent les instructions de leur supérieure.
- Et merde ! soupire Fox.
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