Chapitre 3 (quand une photo en dit beaucoup trop sur la question)

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Je regarde cette photo d’Aphrodite le jour de son mariage, et qui a miraculeusement survécu aux exactions méthodiques de ma mère pour effacer son passé. Pour autant, Éleftheria n’annihilait pas son histoire, elle la filtrait de manière à ce que rien ne nous soit transmis sans qu’elle en soit le vecteur ni qu’elle impose sa vision. Et les photos faisaient partie de ces choses insoumises qui trahissaient son contrôle. Une image ne ment pas, et pourtant, elle ne dit rien. Un instant tellement figé qu’il semble effacer tout l’avant, tout l’après. Cette vérité d’une seconde, ma mère ne voulait pas l’entendre. Une seconde n’avait aucune valeur sans les précédentes ni les suivantes. Un sourire pouvait cacher tant de secrets ; un jeu d’ombre ou de lumière n’était qu’un travestissement de la réalité. Elle favorisait l’incertitude des souvenirs aux images qui gâchaient même le moment de la prise, car il y avait toujours un absent sur les photos : le photographe. Lui se plaçait à côté de la scène, il ne la vivait plus, trop occupé à l’imprimer ailleurs que sur lui.

Ma mère ne prenait jamais de photo et, face aux caprices de ma sœur désireuse de poser, de garder quelque chose de ses exploits, trop consciente de la porosité de sa mémoire, ma mère répondait que nul besoin de photo quand on possède des souvenirs. Elle tuait dans l’œuf ses velléités de beauté et de mise en scène, elle pensait ainsi la protéger de la médiocrité du narcissisme.

Ma mère préférait la mémoire fragile. Elle trouvait plus de vérités dans nos exagérations, nos oublis, ou ce qu’on déformait. C’était, selon elle, tellement révélateur de nos vécus et de nos émotions. En outre, ces libertés d’interprétations que permettent les souvenirs présentaient un intérêt certain pour son sens aigu de la narration.

En marge de son enseignement, ou peut-être dans sa continuité, je m’amusais donc à creuser au-delà, pour sortir les autres versions des récits qu’elle nous transmettait. Je faisais de même avec chaque photo, chaque lettre que je déterrais dans mon désir de reconstruire l’histoire de notre famille.

Sur cette photo de mariage, Aphrodite y est belle, mince aussi, si mince que je ne la reconnais que par ses yeux. Elle ne me regarde pas, elle sourit comme jamais je ne l’ai vue sourire. Mes arrières grands-parents observent la scène dans l’angle droit. Cette photographie est un miracle parce qu’elle les réunit tous les deux, mais surtout parce que mon grand-père se tient au centre et me fixe de ses yeux noirs, lui dont je ne connais pas le prénom, lui qui fut éradiqué par sa fille et qu’il m’a fallu inventer tant son absence prenait de la place autour de nous. Si Aphrodite était une montagne dans notre paysage, comme un repère sur l’horizon, mon grand-père était un continent impossible à distinguer, mais constamment sous nos pas.

Le voici enfin, le nez aplati d’avoir été cassé, et le sourire aux lèvres. Il tient la main de sa jeune épouse, leurs doigts noués sur le manche d’un couteau immense, brandi haut comme un assassin. C’est la pièce montée qui fut victime cette fois-ci, mais je vois déjà le signe de ses meurtres à venir. Je devine aussi la complicité d’Aphrodite, son regard qui n’affronte pas l’objectif, comme un prélude à ce long sommeil qui lui fera fermer les yeux sur tout.

Cette photo est la seule que je possède de mon grand-père. Je la regarde encore comme la première fois que je l’ai découverte, à la lumière de leur futur et à celle de mon passé. J’y lis tous les signes que personne n’avait pu voir, une symbolique absurde sans doute, et pourtant… Pourtant, contrairement à ce que ma mère pense, tout est là, sous mes yeux, la fable se tissait déjà et je suis moi-même issu de ce couteau, de la main d’Aphrodite prisonnière sur le manche, de son regard fuyant, de sa beauté fanée, de sa minceur extrême, de ce nez cassé, de la pièce montée éventrée, vomissant sa crème pâtissière ; et de Maria bien sûr, mon arrière-grand-mère plus altière que jamais malgré le temps et les quelques rides qui taillaient son visage. Dans le faible espace qui la sépare de Christodouli Poulis siège toute l’hypocrisie de ce couple réuni pour l'occasion.

La vie entière de ma mère se dessine dans chaque détail, au point que dans mes fièvres, tous ces visages s’effacent pour ne laisser que celui d’Éleftheria. D’autres fois au contraire, chaque nœud m’apparaît comme m’apparaissent les trajectoires qui mènent à cette scène innocente et déjà signifiante de deux mariés découpant une part de gâteau. Dans cette toile immense, je vois un costume tout neuf, un jeune homme beau comme un dieu qui plonge dans la mer, un regard de sel, un métier à tisser, une odeur de poussière sur des seins blancs, une chaussure plus grosse et plus lourde que l’autre, un poulet mort, une flaque de sang sur le carrelage, le tablier poisseux d’un boucher et des cadavres au fond de l’eau. Il y a un grand chapeau qui fait de l’ombre comme un parasol, des éclats de voix contre les murs du silence, l’odeur du savon de Marseille et de la lavande, une boîte de couture et le parfum des Gauloises sans filtre. Mais sur cette photo, je devine également tous les fils qui s’en échappent, ceux qui feront autant de nœuds sur le corps de ma mère, dans une histoire faite de naissances avortées, d’un trou dans un mur, un panneau de restaurant chinois, une obèse endormie, du marc de café, une paire de ciseaux, un pot de poivre, une bague en argent, un illusionniste et un séquoia géant.

Il faut raconter sa vie pour la comprendre, pour agencer chaque fragment et leur rendre un sens. Il faut creuser loin et profond, fouiller le passé pour remonter une généalogie ancienne. Car bien avant Aphrodite, bien avant Maria, aux origines de la famille Poulis siège encore le fantôme de La Nona, mon arrière-arrière-grand-mère, et de ses deux sœurs. C’est par elle que j’ai découvert le plus grand mensonge de ma mère : son histoire était écrite avant même qu’elle ne commence.

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