Chapitre 7. (parce que les sorcières aussi peuvent tomber amoureuses)
Le Militaire était un homme dur que la guerre avait fini de rigidifier, et qui imposait sa loi du pommeau de sa canne. En tant qu’aîné des Poulis, il était normal que tous se taisent en sa présence, y compris Giorgos et ses velléités d’indépendance, qui avait eu la lâcheté de fuir sur cette île pendant que lui-même servait son pays et perdait sa jambe. Quand un homme porte l’autorité comme un dû, lui donner des médailles n’arrange jamais les affaires de ceux qui l'entourent.
Dans ce village pétri de superstitions, le respect était la seule chose qu’on accordait de droit à un soldat, étranger de surcroît. Pour l’autorité, il y avait déjà Dieu et les Moires, c’était bien suffisant ! Le Militaire sut donc très tôt qu’à Potamos, il n’était pas un héros décoré et reconnu par ses supérieurs, il n’était que le beau-frère de La Nona. Et chaque salut empreint de courtoisie, chaque sourire bienveillant, chaque poignée de main enthousiaste ne lui était adressé que par égard pour sa belle-soeur, une femme, simple paysanne, laide de surcroît ! Comme il comprit que sa propre épouse échappait aux insultes ou au mépris parce que personne ne voulait risquer de froisser un membre de la famille des Moires, même éloigné. Angelos Poulis n’était rien ni personne sans Clotho. Si son frère tolérait de s’abaisser ainsi devant sa femme, pour Le Militaire, c’était insupportable. Comme cela lui devint insupportable que trois sorcières puissent tenir entre leur main l’ensemble d’un village sans se soumettre à l’autorité d’un père, ou d’un mari.
Le Militaire était aussi un homme intelligent que la guerre avait fini de rendre sournois. Il usa alors de ce que les villageois aimaient trop et qu’il découvrit bien vite à force de cafés et de verres d’ouzo : les rumeurs. C’étaient de petites phrases innocentes qu’il s’amusa à lancer au-dessus d’une table où se tenaient quelques vieux patriarches à la langue aussi vive que celle de leur bonne femmes. Une remarque faussement naïve entre deux bouchées de pain à l’huile d’olive et trois carrés de feta. De simples idées pour nourrir une plus grande et qui devaient germer dans la tête des villageois. Et si les deux autres sœurs venaient à se marier elles-aussi ?
Dans ce terreau nouveau que Le Militaire alimentait depuis des semaines, la naissance de Panagiotis prit une signification inattendue.
Bien sûr, nul ne fut témoin de ce qui se passa ce jour-là, derrière les murs de la maison des trois sœurs. Nul ne vit Clotho filer sa laine, puis se tordre le ventre sur son écheveau. Nul ne sut qu’elle accoucha sur la dalle, entourée de ses cadettes et de ses hurlements. Nul ne vit les grands ciseaux d’Atropos s’approcher de l’enfant et trancher le cordon qui le reliait à sa mère avec la précision d’un bourreau. Puis, elle se tourna vers l’écheveau et, sans prendre la peine de nettoyer les lames, coupa le fil de la même manière. Une vie de taille égale à toutes les autres vies.
Clotho ne dit rien et le bébé cessa de crier. Il n’était pas besoin de mots pour comprendre que ce jour, elle quitta la maison où elle avait grandi pour s’installer définitivement avec son époux. Une décision qu’elle avait repoussée dans l’attente que Giorgos bâtisse leur logis, puis qu’elle avait encore retardée pour ne pas souffrir de sa grossesse ; autant de bonnes raisons ou d’excuses bancales pour éviter que sa rencontre avec Giorgos Poulis ne signe la fin des Moires.
Le drame qui s’était joué autour de la naissance de theio Panos resta résolument caché derrière les murs de la petite maison. Au bas de la colline, bien protégés par l’ombre des volets et des tonnelles, et sous les suggestions de la langue acérée du Militaire, tous vinrent à soupçonner Atropos d’avoir offert une plus longue vie à l’enfant. Il s’agissait tout de même du fils aîné de Clotho, de son propre neveu, le doute était raisonnable n’est-ce pas ?
C’était une rumeur bien différente de celles qui couraient habituellement dans les ruelles de Potamos. Une rumeur qui ne prêtait pas à sourire, qui s’étouffait instantanément avant de resurgir dans le secret d’une chambre à coucher, puis de se faufiler entre les draps étendus au soleil. Elle chuchotait sur les berges de la rivière entre les roseaux, et sous la fraîcheur des oliviers à l’heure de la sieste, trouvant toujours quelques lèvres pour la laisser échapper. Mais taisez-vous donc tous, si jamais les Moires vous entendaient…
Une rumeur qui se tait n’en meurt pas pour autant. Elle grandit dans son coin, prend l’ampleur d’un doute raisonnable, puis d’une suspicion avant de devenir une certitude. Celle-ci grossit tellement à l’ombre du silence, qu’elle s’immisça sous le tissage de Lachésis et fléchit le motif de sa toile d’une façon qui ne fit que renforcer la conviction des villageois : le mariage de Clotho et la faiblesse d’Atropos avaient rendu les Moires humaines. Lachésis eut beau lutter contre, tissant jour et nuit de toutes ses forces et jusqu’au moment où elle perdrait ses doigts, cette peur du changement finit de transformer la rumeur en vérité. Oui, mon arrière-arrière-grand-mère et ses deux sœurs devinrent des femmes ordinaires qui, malgré leur nature, n’avaient pu se soustraire à leur propre destinée. Qu’importe que Lachésis eût le pouvoir d’en comprendre les trajectoires et les détours, tous ses efforts pour renouer les liens qui unissaient les Moires furent stériles. Au contraire, elle ne fit que précipiter les drames qu’elle redoutait.
Ornées d’une humanité toute neuve, et une fois La Nona hors des murs, on vit dans la maison des Moires un défilé si étrange qu’il aurait pu ressusciter les poules de Nina pour mieux les tuer de nouveau. De jeunes hommes vêtus de beaux costumes, moustache taillée et chapeau à large bord bien vissés sur la tête, vinrent se présenter dans un cérémonial très éloigné de celui des baptêmes païens qui valurent à Clotho son surnom. Il n’en fallut guère plus pour que même Christos, le petit-fils du vieux Theodoros, tentât sa chance auprès de Lachésis, car la bienséance et le traditionalisme prenait l’ordre de naissance très au sérieux quand il s’agissait de marier les jeunes filles. Et tant pis pour Sophia qui faillit s’en étouffer de rage. Depuis le temps qu’elle lorgnait sur l’oliveraie du vieux et qu’elle lui collait sa propre fille dans les jambes ! Ah ça, pour l’aider avec sa patte folle, la petite Maria était bien gentille ! Pour battre les branches pendant la récolte, elle était bien agile, pour porter les sacs au moulin, elle était bien robuste, mais pour épouser ce crétin de Christos Papaïoannou, non ! Alors que tout le monde savait que le Christ ne l’avait pas bercé celui-ci, ou bien trop près du mur ! Heureux les simples d’esprit et Christos, lui, ne manquait pas de bonheur ! Si la vieille Nina — celle des poules ? — mais non idiot, la femme de Theodoros ! Bref, si la vieille Nina n’était pas morte, l’affaire aurait déjà été réglée, mais non, ce vieux bouc boiteux n’en faisait qu’à sa tête alors que tout le monde sait que le mariage est une affaire de femmes ! Faut quand même un homme au milieu. Pour quoi faire ? Pour dire oui déjà ! Justement, occupe-toi de tes affaires et mets ton chapeau ! Y’a pas de raison que tu vailles moins que ce crétin de Christos !
Et c’est ainsi que, du haut de ses dix-huit ans, le fils de Sophia Sikélianos alla rejoindre la longue file des jeunes garçons terrorisés que les mères envoyèrent déguisés en homme pour régler une affaire de femmes. Pour l’occasion, il avait revêtu le costume de son père, trop large aux épaules et trop court aux poignets comme aux chevilles, ce qui accentuait sa sensation de ridicule. C’est que le pauvre Kostas était taillé comme un cyprès quand son père tenait plus de la pastèque. Il attendit son tour comme les autres, aussi gauche et maladroit, perdu avec son bouquet de fleurs, comme si d’habitude, les filles avaient leur mot à dire avant d’être conduites à l’église. Mais il restait tout de même dans cette maison un peu de cette aura de sorcellerie qui effrayait autant qu’elle attirait, et sans le pâtre pour tenir ses filles comme il tenait ses brebis, il fallait bien improviser ! En ville, ils appelaient cela la modernité !
Kostas vit les garçons entrer et sortir un par un, et tous affichaient cette mine à la fois défaite et surprise qui ne voulait absolument rien dire. Les mères avaient beau les questionner, comment pouvait-on avoir l’air déconfit autant qu’étonné, c’était pas possible une tête pareille ! Rien. Aucun mot ne sortait de leur bouche. Mais il s’est bien passé quelque chose, voyons ! Non, rien du tout. Mais il y a eu au moins une parole non ? Non. Rien du tout. Le silence absolu. Aucune réaction. Comme si aucun d’entre eux n’avait franchi le seuil. Au point que les garçons, totalement déroutés, ne savaient plus s’ils avaient fait la moindre erreur et encore moins laquelle.
Et plus son tour approchait, plus Kostas entendait les reproches de sa mère, car il n’y avait aucune raison pour que les choses fussent différentes. C’était des phrases entières qui se posaient sur ses épaules trop frêles, qui se glissaient sous sa chemise, sous sa veste, et remplissaient ses poches. Au moins trois générations de femmes Sikélianos pleuraient de déception et leurs larmes et leurs mots venaient gonfler les jambes de son pantalon. Il avait pris presque trois carrures de plus quand il franchit enfin le seuil, suivi de toutes ces voix geignardes qui ne le lâchaient plus et qu’il anticipait tellement qu’elles ne se conjuguaient plus au futur, mais au présent. Et une fois le jeune homme planté devant l’indifférence des deux sœurs, les voix changèrent, laissant de côté les larmes pour devenir plus acerbes, en quête d’une connivence féminine parfaitement déplacée qui finit de lapider sur place le pauvre Kostas. Qui aurait voulu d’un homme aussi empêtré de lui-même, à peine fichu de lacer ses chaussures ? Quelle femme l’aurait laissé entrer dans son lit quand ça se lisait sur son visage qu’il ne savait que faire de ses mains, alors du reste ! Il aurait était bien incapable de s’en servir correctement et de savoir où le mettre !
Aussi décomposé qu’une mosaïque antique, le jeune homme ne put articuler le moindre mot et s’évanouit tout bonnement, s’écroulant sur le sol de pierre, la tête dans son bouquet de fleurs. C’étaient de belles roses blanches aux pétales délicats qui ressemblaient à des aubépines et, comme cet idiot avait réussi à s’ouvrir le crâne en tombant, le rouge de son sang finissait de lui dessiner autour du front une de ces couronnes de grosses fleurs que les femmes corfiotes en costume traditionnel nouaient dans leurs cheveux. La finesse de ses traits et la dentelle de ses longs cils noirs achevèrent ce tableau grandiose d’une mariée endormie, moustachue certes, mais il s’agissait là d’un simple détail. Même les voix des femmes Sikélianos s’étaient tues devant une telle apparition : évanoui dans ses roses, Kostas était belle, ou beau, on ne savait plus, et cela n’avait plus aucune importance.
Voilà comment mon arrière-arrière-grand-tante tomba amoureuse. Mais le vrai drame fut que Kostas tomba lui aussi amoureux d’elle.
Quand il ouvrit les yeux, une jeune fille taillée dans un tronc de cyprès, qui ne possédait ni poitrine, ni hanche, était penchée sur lui. Elle tenait dans la main d’immenses ciseaux et semblait prête à les lui planter dans le cœur. Sans doute l’avait-elle fait d’ailleurs, tant il y avait du sang autour de lui, mais qu’importe, mourir d’une main si douce était sans aucun doute le but de toute vie ! Oh Popo, le voilà qui se prend pour un poète maintenant ! Comme si on avait besoin de ça ! Il se met la tête en sang et le cœur à l’envers et pourquoi ? Pour se tromper de sœur ! Au moins lui, il a plu ! Il a tellement plu qu’on doit lui recoudre le crâne ! C’est sûr que ça fait son petit effet ! Et maintenant ? Il va devoir attendre combien de temps pour épouser sa grande perche ? Comme si la cadette allait se marier avant son aînée ! On pourrait peut-être faire une exception ? Pour une fois, ce serait pas si grave… Mais tu t’es cru où au juste ? Les filles, ça s’épousent dans l’ordre, c’est comme ça, sinon c’est le foutoir dans les dots ! Sauf que Lachésis n’a pas l’air décidé… Peut-être que si un autre idiot se présente et se casse une jambe, ça ferait de l’effet à la tisseuse ? Ben oui, allons casser les jambes à tous les garçons du village comme ça, il n’y aura plus personne aux champs ! T’en as d’autres des idées aussi bêtes que tes pieds ? Qu’est-ce qu’on peut faire ? Attendre, y’a rien à faire d’autre ! Regarde-le ce couillon, il est tellement amoureux qu’il a la tête qui voltige comme un moineau, à croire que la sorcière lui a jeté un sort !
Kostas vint chaque semaine garnir la file des jeunes prétendants, son bouquet de roses blanches à la main. Il le tendait à Atropos avec un sourire benêt, laquelle répondait avec un hochement de tête tout aussi niais, puis une sorte de haussement d’épaules asymétrique difficile à interpréter. C’était tout. Le bruit de leurs cœurs était couvert par le va-et-vient du métier à tisser de Lachésis, celle-là même qui refusait ostensiblement de lever son nez de sa toile pour regarder qui que ce fût.
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