Chapitre 9. (ou comment se débarrasser de cinq milles cadavres)
Il y eut bien un semblant d'espoir quand l'une des tantes de Kostas réussit, on ne sut comment, à convaincre un ancien officier français, de venir se présenter au village. Réformé depuis la dernière guerre, il était resté sur place quand l'ensemble de sa garnison avait quitté l'île. Il avait le charme des hommes de grande éducation et de grande culture ; parlait un grec à la grammaire incertaine et à l’accent fort ; et sa voix triste avait les échos amers de la nostalgie. Pour l'occasion, il avait revêtu son ancien uniforme, un beau veston bleu marine dont les boutons dorés brillaient comme des sous neufs et dont les épaulettes à franges semblaient parfaitement peignées. Les poignets de ses manches étaient ornées de broderies et ses bottes étaient tellement cirées qu'on se voyait dedans.
Philippe de Berteuil était de ses hommes d'une grande sensibilité qui devenaient officiers parce que papa l'était avant eux et qui savaient rendre fiers leurs instructeurs comme leur géniteur. De famille noble, il eut l'honneur de servir son pays tout en restant loin du front, il eût été dommage que l'héritier d'un sang si pur à l'avenir si brillant fût transpercé d'un coup de baïonnette boche au milieu des Ardennes, ou encore défiguré par un éclat d'obus. A Corfou, le climat était parfaitement tempéré et il pleuvait rarement des grenades. C'est ainsi que Philippe se retrouva dans les pattes du général de Mondésir, qui lui, avait embrassé la carrière militaire plus farouchement qu'aucune femme dans sa vie. Il prononçait le mot patrie plus souvent que le mot bonjour, et avait en outre le désir brûlant de se racheter une réputation après la disgrâce d'une cuisante défaite qui dessinait une sombre tache au tableau de ses nombreuses victoires où son corps d'armée avait autant brillé par ses exploits que par ses souffrances. En bon général, il en ressortait toujours indemne mais cela ne l'empêchait pas d'exiger de ses hommes de la sueur, du sang et de l'abnégation ; trois éléments indispensables à la bravoure, elle-même indispensable à la grandeur de la patrie ! Autant dire que servir de nourrice à un puceau de noble ne rentrait pas dans ses projets.
Mais un ordre était un ordre et, le 12 Janvier 1916, vers trois heures du matin, Philippe débarqua à Corfou aux côté de Mondésir, sans tambours ni trompettes bien que la fanfare n’était pas loin, mais surtout avec quatres croiseurs, une flottille de contre-torpilleurs et autant de chalutiers qui ouvraient la voie tous feux éteints pour bloquer le chenal qui séparait l'île des côtes de l'Epire. Tout ce beau monde réussit, par on ne sut quel miracle, à manoeuvrer à l'aveugle dans le détroit sans se caramboler les uns dans les autres, puis les croiseurs jetèrent l'ancre dans la baie face au port. Il y avait dans leurs cales assez de mulets, de chevaux, de canons, de munitions et d'hommes pour faire la guerre pendant six mois au moins. Les canots chargés de soldats s'amarrèrent le long du quai et la première compagnie de chasseurs alpins sauta à terre avant que Corfou endormi eût le temps de se rendre compte de ce qu'il se passait. Tout fut débarqué à une vitesse record et dans le plus grand silence. Les Alpins eurent même le temps de déloger les quelques allemands restés en garnison à l'Achilleion, de faire le tour du propriétaire et de se moquer du mauvais goût du Kaiser en matière de mobilier : dans son cabinet de travail, une selle de cheval montée sur vis, faisant office de chaise de bureau suscita un grand nombre de railleries graveleuse avant que la pièce fût refermée soigneusement*.
Philippe de son côté, campait bien tranquillement, les cartouchières pleines, sur l'esplanade avec le reste des troupes. Il n'avaient pas encore vu âme qui vive, sauf deux douaniers grecs qui dormaient paisiblement, le dos appuyé sur un bec de gaz. Ce fut, à l'aube, le piétinement des chevaux, le roulement des voitures et des fours de campagne qui les réveillèrent, et ils acceptèrent philosophiquement la situation en saluant poliment l'armée fraîchement débarquée. Les Corfiotes avaient pris l'habitude de voir des armées étrangères s'installer dans leur port, et les Français n'en étaient qu'à leur second tour.
Quand le reste des habitants se réveilla au milieu de tous ces uniformes, le spectacle leur parut pour le moins pittoresque. Ils vinrent voir les cuirassés dans le port ; les chevaux et les canons sur les quais ; et des centaines d'hommes tannés par dix-huit mois de campagne et qui n'avaient pas l'air commode. Pendant ce temps, Mondésir, la cigarette aux lèvres, le béret en bataille et la canne sous le bras, donnait des ordres à tout son monde et accusait poliment réception des doléances du gouverneur et du général grecs qui vinrent à tour de rôle présenter une lettre officielle de réclamation devant cette invasion. Mondésir avait depuis longtemps perdu l'habitude de s'étonner de rien, il leur rendit donc leur lettre signée et datée du jour, ce qui sembla les satisfaire. La foule silencieuse s'entassait doucement, Philippe donna l'ordre à la fanfare de faire jouer ses instruments et l'hymne grec envahit l'esplanade ce qui sembla ravir le public. Puis vint la Marseillaise sous de timides zito ! zito ! (bravo !) Et après, ce fut Sidi-Brahim, la Marche lorraine, Sambre et Meuse, toutes ces marches qui, depuis dix mois, avaient conduit les Alpins à la gloire. Les coeurs français et grecs bondissaient sous les tambours et les trompettes, l'enthousiasme était total, les hourras volaient dans les airs en rafales. Les soldats de la garnison grecque hésitèrent puis se risquèrent dans les rangs français, ils furent accueillis en compagnons, et devinrent des amis en deux heures de temps.
Voilà comment Philippe entra dans la Première Guerre mondiale et dans Corfou. Mais ce coup de foudre qu'il aimait à croire mutuel ne dura pas, Mondésir y veilla. Pour le général, la place d'un soldat n'était pas ici mais sur le front, au cœur des batailles. Et le jeune nobliau allait vite le comprendre. Cette mission à Corfou était la seule chance de Mondésir de regagner la confiance de l'état-major, et la France par la même occasion, avec les honneurs. Lorsqu'il fit rapatrier les troupes alliés Serbes, cause première de leur débarquement sur l'île, depuis l'Albanie, il se chargea lui-même de les diviser en trois catégories : ceux encore capables de se battres seraient basés aux camps de Ipsos et de Govino au nord de Kerkyra ; les plus épuisés par la campagne d'Albanie seraient transportés à Bizerte en Tunisie pour être soignées ; les incurables seraient rassemblés sur l'île de Vido, en face du port et sous la responsabilité de Philippe de Berteuil.
C'est ainsi que l'officier commença à compter les cadavres de ces fameux alliés, autant de "soldats héroïques qu'il fallait absolument sauver de la famine et de la destruction" mais qui furent entassés sur un caillou désert pour y crever. Philippe prenait chaque jour le bateau jusqu'à Vido et se contentait d'attendre que la fièvre des camps les achevât quand les balles de fusil n'avaient pas réussi à les tuer.
Chaque matin, il passait en revue des pauvres hommes engoncés dans leur capotes merdeuses, ou allongés sur des brancards de toiles. Ils se grattaient la tête et le corps, d'autres levaient vers lui des yeux rouges et larmoyants, leur bouche sèche et leur langues fendues incapable d'articuler le moindre mot. Certains restaient là, hébétés, dans un état de stupeur telle que la mort semblait déjà les avoir emportés, ou bien se levaient d'un coup en hurlant, halluciné et confus, agitant leur membres contre des ennemis invisibles, comme si le front et les combats les avaient suivis jusqu'ici. Le typhus les tua par centaine. Et sur cette île sèche à la côte escarpée, où seule la pinède arrivait à pousser, le chant des cigales se mêlait aux râles des souffrants.
Chaque soir, Philippe retournait à Fort Neuf où il se lavait et se frottait à s'arracher la peau et les cheveux, effrayé à l'idée de ramener dans sa couche des poux assassins et de contracter lui aussi la maladie. Pire, de contaminer toute la garnison du Fort. Il luttait contre un fléau invisible, impossible à battre et contre lequel aucune école militaire n'aurait pu le préparer.
Les morts étaient trop nombreux et il apparut très vite impossible de les enterrer. Alors, Philippe donna l'ordre de jeter les corps à la mer. Mais nul ne pu se résoudre à les balancer ainsi, sans cérémonie. On fit venir un Pope pour célébrer les offices, les morts furent entourés de linceuls, ficelés et lestés. La mer était magnifique. Son bleu oscillait du plus profond au plus clair selon les bancs d'algues ou de galets blancs ; son écume tranchait sur la roche noire et escarpée du récif ; et au loin, Corfou étalait les façades de sa ville sous les reflets du soleil. L'île de Vido devint l'île de la mort et ses fonds marins, un cimetière bleu où reposent encore plus de 5000 soldats.
Depuis la forteresse où il avait rejoint la garnison, Philippe voyait l’île de la Mort flotter comme une baleine indolente, traînant après elle des milliers de fantômes. Il tomba malade, et l'on crut d'abord au typhus mais sa fièvre fut toute autre, elle se logeait au plus profond de son âme. La nuit, il s’endormait entouré de visage serbes grignotés par les poissons et dansant dans le courant des flots. Le jour, il était persuadé que les poux couraient sur lui, des poux partout qui le recouvraient intégralement, et il se grattait et se lavait tellement que d’énormes plaques rouges et sèches s’étalèrent sur sa peau. Il fut réformé de l’armée et resta sur l’île quand Mondésir quitta Corfou avec les honneurs pour retourner enfin au front. La Marne, voilà un lieu qui était digne de lui et de son talent de meneur, une zone où le nombre de morts rendait les victoires plus glorieuses encore et les inscrivait dans l’Histoire. La place d’un général était sur les batailles décisives, pas à compter les réfugiés.
Six ans plus tard, Philippe de Breteuil souffrait toujours de cauchemars et d’eczéma. Il était resté à Corfou en souvenir de ce matin du 12 janvier où il tomba amoureux de l’île et de ses habitants et, s’il ne comprit pas tout aux propos de la tante de Kostas, il se dit qu’une sorcière pourrait peut-être le guérir.
Voilà comment cet ancien officier français se présenta en uniforme devant Lachésis et resta longuement pour lui raconter son histoire. Comme c’était une longue histoire et qu’il avait tendance à trébucher sur la langue, cela lui prit plusieurs jours. Devant ses manières élégantes, on crut voir l’indifférence de la Moire s’estomper un peu. Elle interrompit même le claquement de son métier à tisser pour laisser le temps à Philippe de parler.
Atropos se mit à espérer et sans doute que Lachésis se prit à rêver de cet homme étrange venu exorciser ses démons. Alors, penchée sur sa toile, elle exauça le vœux de l’officier français et le délivra de ses fantômes. C’était une chose difficile, car les esprits des morts ne se laissaient pas facilement oublier, au mieux, on pouvait les diriger vers quelqu’un d’autre. Elle tira sur quelques fils, des fils invisibles qui entraîneraient à leur suite les milliers d’autres, et les orienta tous vers Le Militaire afin de peupler ses nuits et de lui faire passer l’envie de manigancer et d’interférer dans leurs vies. Cela eût l’effet escompté, on n’entendit plus parler du Militaire pendant un moment et, durant deux générations, les soldats du cimetière bleu flottèrent dans le sillage des Poulis. Ils ne disparurent totalement que lorsque Le Militaire mourut.
Cependant, changer le destin des défunts avait un prix : le Français, enfin guérit, ne revint plus jamais à Potamos. Si Lachésis avait senti son cœur battre un peu plus fort, il l’oublia aussitôt.
La jeune femme retourna à son ouvrage sans verser la moindre larme, ni montrer le moindre regret. Elle était le dernier prophète de l’île, elle était une Moire, ne vivait que pour cela et n’existait qu’à travers cela. Qu’aurait-elle pu faire d’autre ?
Depuis lors, nul homme ne trouva grâce à ses yeux et qu’importait les autres prétendant qui attendaient devant sa porte. Cela dura des mois puis des années. Pendant l’automne 1925, Clotho accoucha sous les yeux étonnés de theio Panos, alors âgé de 3 ans, d’une petite Evghenia qui, à peine née, était déjà jolie comme une étoile. La Nona présenta son bébé à ses sœurs et peut-être eut-elle un regard de pitié envers Atropos qui attendait désespérément de se marier et d’avoir elle aussi ses propres enfants. Elle quitta la maison en déposant un écheveau que sa cadette se chargea de calibrer. Les grands ciseaux hésitèrent longuement avant de couper, comme si le mauvais fil se tenait sous leurs lames. La plus jeune des Moires avait perdu de sa superbe, elle n’était qu’un visage maigre, aux yeux bouffis par les larmes qu’elle versait chaque nuit.
Kostas apportait toujours, chaque semaine, un bouquet de roses blanches, à croire qu’elles lui poussaient dans le cœur, épines comprises. Il ne souriait plus bêtement, il déposait simplement ses fleurs et s’en allait en silence.
Cela dura encore, au point que Clotho, ronde à nouveau — du moins plus que d’habitude — eut le temps de sentir de nouvelles contractions et d’accueillir dans la maison des Poulis, au mois de juin 1928, une Polyniki toute rouge et hurlante qui, une fois calmée, se révéla plus belle que sa sœur Evghénia. Si belle que tous regardèrent à deux fois à qui appartenait le ventre d’où elle venait de s’extraire. Il était déjà étonnant que Giorgos eût épousé une femme si laide, mais qu’elle pût donner naissance à de si jolies filles, c’était forcément un tour de sorcellerie.
Lorsque Clotho amena l’enfant à ses sœurs, munie du traditionnel écheveau, elle sentit toute la haine qui habitait cette maison. Une haine muette, impossible à dire, impossible même à définir comme telle tant les Moires s’étaient aimées. Atropos approcha ses ciseaux, la main tremblante, si faible qu’elle dut tenir le fil pour éviter de manquer sa coupe. C’était un fil dur, étonnamment froid et glissant, qui lui rappela étrangement celui de Lachésis. Plus elle faisait tourner le fil de la petite Polyniki entre ses doigts, plus elle imaginait chercher celui de sa sœur sur la toile, le déloger et le trancher une fois pour toutes. Doux fantasme qui l’aurait libérée, elle et toutes les cadettes obligées de patienter le bon vouloir de leurs aînées, parce que ça ne se faisait pas de se marier avant sa sœur. Au nom de qui ? Au nom de quoi ? De la brochette de vieilles filles qui se suivaient dans les familles ? D’une dot qu’on ne savait pas garnir lorsqu’on changeait l’ordre ? Le pâtre avait assez de terrain pour toutes les brebis de la Terre. Clotho avait eu sa part, Lachésis aurait largement la sienne. De quel droit lui refusait-on de s’unir à Kostas ?
Et plus le ciseau tardait à couper le fil, plus le métier de Lachésis hurlait, faisant grincer le bois dans un bruit atroce, au point que les rivets manquèrent de céder. Puis, le crissement fut couvert par un claquement si vif qu’il emplit la pièce et résonna longtemps sur les murs. Le métier s’arrêta et ce fut comme si le cœur de la maison des Moires avait cessé de battre. Atropos laissa tomber ses ciseaux avant d’avoir calibré la bobine de sa nièce, et se tourna vers la toile silencieuse. Là, parfaitement visible, pendait lamentablement un joli fil très fin, blanc orné de taches rouges et qui venait de se rompre dans un bruit de tonnerre. Ce fut la seconde fois qu’une Moire quitta seule la maison pour rejoindre en courant le centre du village.
Atropos dévala la colline comme une folle et aucune rumeur d’aucune sorte n’aurait pu la devancer. Elle tomba. Se releva. Tomba encore. Elle s’écorcha les genoux, les paumes et le visage, et ce fut en sang qu’elle passa devant le clocher d’Aghios Varvaros. Elle poursuivit sa course, indifférente aux volets qui s’ouvraient sur son passage, dérogeant ainsi à la coutume sacrée de la sieste. Elle s’arrêta juste après l’église d’Aghia Eleousa, en direction de Kerkyra, par le même trajet que Giorgos Poulis avait emprunté huit ans plus tôt pour rencontrer Clotho. Et c’est là, au croisement du chemin qui menait au village et de celui qui longeait la rivière, qu’elle le vit. Les routes de terre étaient bordées de terrains en friche dont les herbes hautes venaient lécher les genoux. Dans un des coins, un arbre au tronc vrillé penchait sur un côté. C’était un olivier aussi vieux que le village, qui lançait ses branches n’importe comment et qui supportait sur l’une d’elles le pauvre Kostas dont les pieds flottaient au-dessus du sol. Il avait mis pour l’occasion le costume de son père qui lui allait si mal, et au lieu de son beau chapeau à large bord, il avait noué dans ses cheveux une couronne de roses rouges et blanches.
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