Chapitre 35 : comme chassés par la brise marine

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Début août, je repris l’avion pour Paris afin de retrouver Simone pour des vacances en amoureux. Nous devions nous rejoindre à Paris avant d’aller passer un mois à Ouessant pour commencer les travaux de rénovation de la maison. Durant le vol, je découvris une information effarante : on parlait de l’effondrement du système monétaire international basé sur les accords de Bretton Woods en 1944. À l’époque, toutes les monnaies étaient adossées sur une réserve en or. Le 15 août, le président des USA annonça la fin de la convertibilité du dollar en or. Le choc sur les marchés financiers, et en particulier sur le marché pétrolier, fut particulièrement violent. Les Américains allaient faire tourner la planche à billets… Pour le moment, personne ne voyait vraiment quel pouvait en être l’impact sur le citoyen lambda. Nous allions le ressentir durant les années suivantes. Cet événement alimenta les conversations avec Simone.

Elle me fit une surprise en détournant notre trajet direct pour Ouessant avec un crochet par Saint Laurent-des-Eaux. Elle voulait me faire découvrir cette unité de production d’électricité, qu’elle avait contribué à construire. Certes, j’en avais déjà parcouru le chantier, mais je ne l’avais encore jamais vue en fonctionnement. Elle connaissait pas mal de monde sur place et m’avait organisé une visite VIP, avec projection de diapositives en préalable, pour que je sache ce que j’allais voir. Les dimensions du réacteur étaient impressionnantes. Je suis monté sur la dalle du réacteur numéro 1, avec seulement une blouse, des sur-bottes et des gants par-dessus mes vêtements. De là-haut, au travers des verrières, on pouvait admirer loin tout autour. On pouvait remarquer la sœur jumelle qui venait juste d’être raccordée au réseau électrique, mais aussi, au loin, les toits pointus et noirs du château de Chambord dépassant de la forêt de Sologne. J’ai été également fasciné par ces deux turbines terminées chacune par un alternateur fournissant 225 mégawatts. Quelle impression fantastique ! Cela devait correspondre, en gros à l’électricité nécessaire pour la ville de Paris. Dire que j’avais pu marcher sur la dalle du réacteur délivrant plus de 1500[1] mégawatts thermiques… Les barreaux d’uranium avaient été sous mes pieds. Vraiment une expérience extraordinaire ! En sortant, on passait dans une sorte de portique pour vérifier qu’on ne ramenait pas de particules radioactives et un stylo avait enregistré la dosimétrie reçue durant la visite. Heureusement, j’étais ressorti tout « propre » de mon parcours.

Une fois sur notre île, nous terminâmes cet été-là la rénovation du rez-de-chaussée, aidés de temps en temps par notre voisin Vincent. Nous allions enfin avoir une maison habitable et pourrions cesser d’y faire du camping. Il ne restait finalement plus que l’étage à aménager. Je m’inquiétais aussi beaucoup de ses maux de tête qui, me semblait-il, devenaient de plus en plus fréquents, surtout en soirée. Elle avait à chaque fois des paroles rassurantes, me parlant de difficultés liées à sa pré-ménopause ou des effets de la poussière dégagée lors des travaux. Devant son ton catégorique, je n’insistai pas.




Après la mise en orbite réussie du satellite Prospero X-3 par un lanceur national, le Royaume-Uni devint le sixième pays à placer un satellite par ses propres moyens. Il rejoignit ainsi l’URSS, les USA, la France, le Japon et la Chine au rang des nations spatiales. Ce fut le seul lancement britannique en totale autonomie.

Novembre arriva avec le premier tir prévu de la fusée Europa-2 de la base de Kourou. Elle était encore plus impressionnante que Diamant-B avec ses plus de trente mètres de haut. Elle préfigurait déjà ce qu’allait être Ariane, quelques années plus tard. Le top lancement fut donné et Europa-2 s’envola majestueusement dans le ciel guyanais, propulsé par le fameux Blue Streak. Tout se passait bien. On voulait tous y croire. Puis, au bout de deux minutes et trente secondes, la combustion du premier étage cessa, la fusée bascula. Combustible et comburant non-consommés restant dans les réservoirs s’embrasèrent et générèrent une gigantesque explosion au-dessus de l’Atlantique. Les morceaux de l’ensemble terminèrent leur chute dans l’océan. Tout le monde était catastrophé. Malgré le fait que ce projet avait toujours été bancal et mal emmanché dès le début, il n’est jamais facile d’avaler un échec. Même si l’étage Blue Streak du second exemplaire d’Europa était en route vers Kourou, le programme fut définitivement stoppé.

Malgré un peu de baume au cœur avec les exploits des Soviétiques et des Américains autour et sur Mars, notre enthousiasme renaissant fut douché le 5 décembre. Lors du lancement, le huitième d’une fusée Diamant, avec pour objectif de placer en orbite polaire un satellite similaire à Tournesol en avril de la même année, le deuxième étage explosa, détruisant également le satellite Polaire. L’année se terminait vraiment mal pour nous avec ces deux échecs successifs. Cette fois-ci, toutes nos projections s’effondraient. Diamant, qui nous semblait oiurtant une valeur sûre, fiable, un produit 100 % français, était un désastre. Nous étions tous anéantis.

On n’allait s’en rendre compte que beaucoup plus tard, mais cette nouvelle année 1972 qui débutait a été l’année cruciale pour la création de l’Europe spatiale. En effet, en sous-main et sans que la décision officielle soit réellement prise, sous la direction du CNES, plusieurs équipes avaient commencé à œuvrer sur ce qui serait appelé par la suite LS3, la suite de feu Europa-2 ayant explosé dans le ciel guyanais. La version 3 du projet avait du plomb dans l’aile avant même d’avoir été mise au point, et plus personne n’y croyait. Un certain nombre de scientifiques et d’entreprises du secteur s’étaient mis au travail sur la suite en partant des solutions simples et éprouvées, sur Diamant en particulier. Il ne s’agissait pas d’innover, mais bien de concevoir et développer un lanceur fiable et économique tout en s’affranchissant des Fourches caudines américaines.

De façon transitoire, le ministre responsable du domaine spatial annonça en tout début d’année le lancement du projet Diamant-BP4, une version améliorée de la fusée Diamant-B. Cette nouvelle version devait comprendre un premier étage identique à l’existant, mais un deuxième étage à poudre, plus puissant que l’ancien, et surtout une coiffe plus longue, reste d’un lanceur britannique Black Arrow, celui-là même qui avait propulsé leur satellite Prospero l’année précédente.

À Kourou, nous essayions de nous remettre du fiasco de Diamant en décembre. Le problème était que l’explosion de ce deuxième étage, Topaze, demeurait largement inexpliquée. Alors que pour la première fois, nous devions placer un satellite en orbite polaire, l’échec était d’autant plus cuisant. Nous savions que nous ne disposions plus que d’un seul exemplaire de Diamant-B en cours de fabrication. Celui-ci était dédié au lancement du couple de satellites Castor et Pollux. Il n’était pas question d’essuyer un nouveau raté !




Il était prévu, lors des vacances de Pâques 1972, que Robert junior rentre en métropole fêter ses vingt ans. Je profitai de la relative accalmie à Kourou — il n’y avait pas de lancements programmés dans l’année — pour faire le vol avec lui et, après son anniversaire, aller passer quelques jours avec Simone. Je n’étais pas certain qu’elle pourrait avoir des congés, étant prise par les essais finaux du dernier réacteur UNGG français qui devait être mis en service durant l’été. Elle allait ensuite basculer sur le chantier des nouvelles centrales nucléaires REP sur le même site du Bugey, dans l’Ain. Selon les phases de tests, elle serait débordée ou pas. A minima, nous serions ensemble le soir après ses journées de travail.

L’anniversaire de mon filleul fut encore un moment très émouvant pour moi. Il était un peu comme le fils que je n’avais jamais eu. Toutefois, je me sentais plus proche de son petit frère, Alain, du point de vue des centres d’intérêt et caractère, Robert junior, outre qu’il avait le même prénom que moi, demeurait lui aussi en Guyane. Certes, il avait des conditions de vie assez différentes des miennes, mais nous nous voyions à chacun de ses retours de la jungle. J’étais un peu sa référence sur place. Cependant, j’avais bien compris qu’il semblait beaucoup plus attiré par la fille cadette de Gilbert, mon chef de chantier génie civil. Il allait sans doute bientôt se trouver une famille sen Guyane, le bougre.

Il avait ramené à sa mère un sac à main, fabriqué avec une peau de crocodile qu’il avait tué lui-même, ainsi qu’une besace dans le même matériau pour son père. Il enchanta à nouveau ses anciens copains et copines de lycée en racontant ses aventures dans la forêt amazonienne. J’avais également vu plusieurs jeunes filles lui tourner autour durant la soirée. Je me gardais bien de lui faire la moindre remarque à ce sujet, il n’était pas encore majeur, mais il avait bien le droit de s’amuser.

Une fois cette fête terminée, je me dirigeai vers Lyon en train, puis pris un car pour Ambérieu-en-Bugey, où Simone logeait. J’y arrivai en début d’après-midi et décidai de lui faire la surprise de ma venue. Je passai le reste du temps à me promener dans la ville. Le chantier de construction était un peu plus au sud, à Saint-Vulbas.

Je m’installai en terrasse juste devant la maison dans laquelle je savais qu’elle louait un appartement et, journal du jour à la main, je l’attendis en buvant une bière pression. J’eus l’occasion d’en boire une seconde avant qu’elle n’arrive. Quand elle me vit, elle courut vers moi et se jeta dans mes bras, manquant de renverser la chaise sur laquelle j’étais assis ainsi que la table sur laquelle était posé le verre contenant un reste de bière. Quel enthousiasme !

Les retrouvailles furent tendres et douces, comme à chaque fois. On a ri en imaginant sa logeuse en train de guetter les bruits de nos ébats dans son salon. Heureusement, la télévision y était allumée quasiment en permanence et le son monté assez fort. Elle devait être un peu sourde.

— C’est vraiment une magnifique surprise que tu m’as faite là, mon Robert !

— J’aime te surprendre mon amour, roucoulai-je en réponse.

Après quelques baisers supplémentaires — on n’en avait jamais assez —, elle me demanda des nouvelles de Kourou, puis de Paulo et de sa petite famille. Je ne sais pas ce qu’elle avait noté dans mes propos, car son visage se ferma vaguement et elle m’interrogea d’un ton plutôt froid :

— Tu es sûr que ça va, Robert ?

— Ben oui, pourquoi tu dis ça ?

— Je ne sais pas, je ressens comme un truc qui te chiffonne…

— Moi ? Mais non ! je t’assure que tout va bien.

J’étais avec la femme de ma vie et nous avions la soirée et la nuit pour nous deux.

— Il n’y a rien qui te travaille après avoir vu Paulo et ses fils ?

— Non, tout va bien. Que veux-tu qui n’aille pas ?

— J’ai l’impression qu’il y a un truc que tu ne souhaites pas me dire…

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Un truc que je sens.

— Un truc que tu sens, mais quel truc ?

Ça devenait surréaliste comme échange.

— Quelque chose dont tu ne veux pas me parler, de peur de me blesser.

— Pourquoi j’aurais envie de te blesser ?

— Justement, tu n’en as pas envie, tu ne le dis pas…

— Je suis désolé, mon amour, je n’y comprends rien. Parfois, tu n’es pas très claire…

Je l’enlaçai, l’embrassai et le sujet ne fut plus abordé durant mon séjour à ses côtés. Il y avait quelque chose qui la tracassait sans que je sache quoi… Je n’aimais pas cette sensation, mais alors pas du tout. D’habitude, ce que je faisais quand il y avait un problème où qu’il soit, je le traitais dès le début, sans laisser la situation se dégrader. Là, je sentais bien qu’il y avait un « potentiel de pourrissement »… Il faudrait que je revienne sur le sujet durant l’été que nous devions passer tous les deux à Ouessant.




En effet, quelques mois plus tard, début juillet, je rejoignis Simone à Paris avant de faire le trajet ensemble, vers Brest, puis Ouessant. Quand je la vis à la gare Montparnasse, elle faisait grise mine, le front plissé, les yeux cernés.

— Simone, ça ne va pas ? C’est notre discussion de Pâques qui t’a travaillée tout ce temps, m’inquiétai-je en la retrouvant.

— Pas du tout, depuis deux jours, j’ai un mal de tête épouvantable. Même la codéine ne parvient pas à le faire passer.

Au temps pour moi. Je n’étais pas non plus à la base de tout ce qui lui arrivait.

— J’espère que le grand air te soulagera. Sinon, on retournera sur le continent, consulter un médecin.

— Je crois que j’ai besoin de repos, Robert. Les derniers essais sur le réacteur Bugey-1 ont été épuisants. Je suis en manque de sommeil et de câlins.

— Tu peux compter sur moi, mon amour, pour les deux !

Ah, ce que je l’aimais, ma Simone ! Elle m’apprenait chaque jour, ce qu’aimer signifie vraiment, aimer l’autre pour ce qu’il est et pas pour ce qu’il fait, uniquement pour lui-même.

Juste avant la traversée, je pris le Télégramme de Brest et j’y trouvais une citation de notre Premier ministre disant : « Dans 10, 20 ou 50 ans, on trouvera deux sortes de pays : ceux qui auront acquis leur indépendance en matière de télécommunications et ceux qui, ayant accepté le passage obligé par les Américains, seront inondés par leurs satellites. Une situation inacceptable pour la France qui doit obtenir son indépendance ».

Je partageais aussitôt cette bonne nouvelle avec l’amour de ma vie, toujours éprouvée par ses migraines. À peine arrivée dans ma maison, elle alla s’enfermer dans la chambre, dans le noir. Même la lumière lui faisait comme des aiguilles dans le crâne. Je passai donc la première soirée de vacances, seul dans la cuisine, à lire la fin du journal. Le reste des travaux d’aménagement de l’étage de notre habitation attendrait.

Sans y faire vraiment attention, mon regard parcourut la rubrique « petites annonces » et je tombai en arrêt devant la vente d’un bateau de cinq mètres avec point de mouillage à l’année à Ouessant. Le moteur sortait de révision et la coque avait été refaite à neuf en 1970. Je m’apprêtais à aller partager cette annonce avec Simone quand je me rappelai ses céphalées. Ce bateau pourrait attendre le lendemain, voire quelques jours, le temps qu’elle se sente bien. Tant pis s’il partait avant que je ne vienne le voir. En effet, ne dit-on pas « Il vaut mieux louper l’occasion du siècle que se jeter sur la première merde qui passe » ?

Simone se réveilla avec le sourire, ses maux de tête avaient largement diminué. Le bon air d’Ouessant sans doute. Le vent chasse tout ici, y compris les migraines. Au petit déjeuner, sentant qu’elle allait nettement mieux, je ne pus attendre et lui parlai de cette annonce.

— Tu veux vraiment acheter un bateau, Robert ?

— Ben oui, pourquoi pas ?

— Tu n’y connais rien, mon chéri.

— Oui, je sais, mais je vais demander. Si ça se trouve, celui qui le vend acceptera de me guider dans mes premiers pas.

— Oui, tu as raison, faut essayer, convint-elle.

— On va le voir cet après-midi ? proposai-je aussitôt.

— Si tu veux, ça me fera du bien de sortir.

Comme prévu, nous prîmes nos vélos et nous allâmes examiner ce bateau. Il semblait parfait, presque la réplique de celui que j’avais aperçu la première fois que Simone m’avait emmené sur l’île. Celui-ci ne s’appelait toutefois pas Robert. Son ancien propriétaire, Maurice un gardien de phare retraité — sans enfant — qui se sentait dorénavant trop vieux pour aller pêcher, accepta de me montrer comment l’utiliser, où aller, et même de me donner ses petits carnets avec le repérage des rochers dangereux autour d’Ouessant. Et croyez-moi, ils ne manquent pas.

Nous passâmes le reste du mois de juillet à alterner les balades à pied sur les sentiers de l’île et les travaux à l’étage de la maison et du côté eau avec Maurice. Si j’avais su que j’allais apprendre des choses avec un « Maurice »… Pour couronner ces moments doux, les maux de tête de Simone avaient disparu, comme chassés par la brise marine.

[1] La puissance thermique des réacteurs EDF4 et EDF5 (Saint Laurent A1 et Saint Laurent A2) est respectivement de 1650 et 1700 MégaWatt thermiques, ce qui donne un rendement autour de 26 %.

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