2.4 - Face aux vides

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D’immenses bosquets de mauvaises herbes me mènent la vie dure jusqu’à la porte de l’entrepôt. Mes jambes flagellées rosissent sous leurs griffures. D’une main prudente, j’abaisse la poignée. Il y a comme un craquement lourd, puis le battant s’écarte en grinçant. Un faible rayon de lumière éclaire le sombre corridor. Je m'engouffre, méfiante, dans l'usine, les oreilles tendues au moindre cliquetis suspect. De toutes les morts envisageables, finir écrabouillée sous des tonnes de vieilles briques, de charpentes et de béton armé, là où nul ne trouvera mon cadavre à temps pour l'identifier, c'est très probablement l'option qui me tente le moins.

Le long du couloir baigné d'ombre, au travers de carreaux rendus jaunâtres par la crasse, s’étend une vaste salle remplie de machines immobiles, figées dans le temps et la poussière. Tableau peu ordinaire que m'offrent les rangs ordonnés de cette armée de monstres mécaniques. Les fibres élimés se balancent, fantoches de haillons, entre les gueules béantes des métiers à tisser. À en juger les étoffes abandonnées et les poses singulières des machines médusées, on jurerait que toutes les ouvrières, les contremaîtres et le régisseur ont disparu d'un claquement de doigts, laissant à jamais derrière eux une fabrique interrompue.

À mesure que j'avance dans l'antre désolé, j'entends grincer les carcasses de ferraille qui, plaintives, implorent que l'on vienne relancer leur ouvrage. Cependant, sans céder à leur supplique, je m'enfonce dans le ventre de l’usine, jusqu’à des marches étroites. Mes semelles martèlent le métal oxydé du colimaçon, ma main se crispe sur la rambarde rouillée. L'escalier n'est pas de première jeunesse ; la rampe gigote dangereusement mais la structure paraît solide. Suffisamment du moins pour soutenir mon poids plume.

Un regard soucieux par-dessus le garde-corps ployant – mais juste un peu – poussé par ma poitrine. J'ai déjà chuté de plus haut. Non que j'aie quelque envie de reconduire l'expérience. Si j'étais sage, d'ailleurs, je stopperais là mon improbable ballade, prendrais toute la mesure de mon imprudence et redescendrais illico pour quitter au plus vite la vieille manufacture. Mais il est dur d'être sage lorsqu'on ne nourrit aucun espoir en l'avenir, lorsqu'on sait que demain sera morne et gris, de même qu'après demain, et que la rare étincelle, la seule gerbe enflammée apte à nous vivifier, n'éclot que dans les tréfonds scabreux et incertains, oubliés par le monde. Quelque part dans les entrailles de cette ruine frémissante, une force étrange m'attire, comme un aimant. Alors je m'obstine, pas après pas, dans ce champ magnétique.

Les murmures de l'usine retentissent de toute part, autant de promesses susurrées que de mises en garde. Partout autour de moi, le vieux bâtiment tremble, ses murs vibrent et s'effritent. Son souffle âcre pénètre le couloir dans lequel je m'engouffre, et son âme m'imprègne, éructant sur ma peau et les fripes qui me couvrent son relent poussiéreux.

La galerie est plus large à l'étage. Toutefois, des étagères renversées encombrent le passage, une poutre fendue pend et barre le chemin, quand sous chaque pas se glisse une feuille volante vomie d'un vieux tiroir pour me faire trébucher.

Je progresse prudemment dans la ruine, où mon regard dévore tout objet télescopé. Morceaux de fer huileux. Traces d'usure sur les murs. Toiles d'araignées, les plus vieilles tricotées en mailles crasseuses, quand les plus fraîches ondulent doucement au gré des courants d'air. Une immense arantèle apparaît alors devant moi, aussi finement tissée qu'une dentelle prestigieuse. La lumière du jour se reflète dans ses fils argentés. Mes pensées s’égouttent le long du tissage translucide. De quoi me suis-je lancée à la recherche ? Et pourquoi ne puis-je résister à l’antre périlleux de la ruine interdite ?

Un oiseau chante au-dessus de ma tête. Dans le plafond, se découpe le trou immense. Invitation au soleil. J'avance de trois, forcée d'escalader un monticule de briques et de tuiles fracassées. Me voilà debout dans la tiède clarté, le nez en l'air, à contempler l’azur par le prisme de deux plafonds transpercés. Quelques drôles de grandes lianes se glissent à l'intérieur de l'usine par le toit éventré. De longues tiges pointues qui, l'air de rien, dissolvent minutieusement les viscères du titan de briques.

Mes parents disaient vrai – et ça me coûte de l’admettre. Je risque bien de mourir écrasée sous les décombres de cette friche. Alors pourquoi suis-je incapable de faire demi-tour ? Une fois encore, j'emprunte le premier escalier qui me tend ses marches morcelées. Celui-ci est dans un tel état de délabrement que la pierre d'un nez de marche se détache sous mon pied. Le roulement trouve écho dans le gouffre de ces hauts murs creux.

Au second m’attend un long couloir dégagé, des murs humides et couverts de mousse. Il fait sombre et frais dans cette nouvelle artère. Je la parcours sereine, caressant du bout des doigts la tapisserie végétale. Au beau milieu, j'hésite face au vide qui troue le sol. Je me décide à raser le mur pour poursuivre mon chemin. Là, adossée face au creux, je ne peux m'empêcher de baisser les yeux pour y tremper mon regard. Est-ce la proximité qui le rend si profond ?

Une impression de déjà-vu ; je me trouve au bord du gouffre, la pointe des pieds dans le vide. Cette fois-ci, il est vrai, je n'ai pas pour dessein de sauter. Paradoxalement, l’idée que seuls quelques centimètres de béton me séparent de la chute a quelque chose de grisant. Un parfum de liberté. Je m’en délecte de longues secondes, puis je passe mon chemin.

Un dernier escalier me tend ses marches au fond du corridor. Tandis que je m'y élance d'un bon pas, une porte sur ma gauche retient mon attention. Toutes celles croisées jusqu’alors étaient ouvertes voire dégondées. Quel trésor peut bien renfermer la seule porte close de la vieille manufacture ? Repoussant l’ascension, je dérive jusqu’au battant. Le bois vernis est parsemé de taches de couleurs.

— De la peinture.

Mes doigts se referment sur la poignée et l’abaissent d’un coup sec. Le mécanisme est aussi rouillé que celui de la porte d’entrée ; un craquement analogue me souhaite la bienvenue dans la petite pièce sombre. Non seulement les carreaux des fenêtres se sont opacifiés, mais une épaisse végétation a achevé de les obstruer.

Je m'aventure dans la salle. Au même moment, un coup me provoque un sursaut – le fracas d'une poutre qui s'écroule – et, durant une fraction de seconde, je reste immobile à attendre que l'usine cède et m'ensevelisse pour de bon. Mais rien ne se produit. Alors je me remets en mouvement. Une fois mes yeux habitués à la noirceur, je constate, déçue, que la pièce est déserte. Hormis les plantes invasives et un demi-siècle de saleté, rien n'occupe les lieux.

Chaque pas que je pose au sol soulève un nuage de poussière plus menaçant que le précédent. De minuscules particules tourbillonnent autour de moi, dansent dans la faible lumière qu’invite la vitre brisée et me chatouillent les narines. J'éternue. Les murs creux me répondent par réverbération. Un choc métallique secoue le bâtiment. Cette fois je ne me fige pas.

Une forme m’interpelle sur le mur au fond de la pièce. Je m'approche au plus près et l'examine attentivement. On dirait qu'une porte se dissimule dans la cloison : un lourd panneau de bois du même gris terne que la cloison, dans lequel logent, finement gravés, les contours de plantes grimpantes et de petits dragons. Pourtant, en y passant la main pour éprouver leurs empreintes, la surprise me saisit. Il ne s'agit guère d'une porte, mais un trompe-l'œil peint sur le mur. Une illusion si déconcertante de réalisme que je n'éprouve nulle honte de m’être laissé duper.

Je souris, enchantée par la supercherie, lorsque je remarque la serrure, bien réelle. Sa forme m'est étrangement familière. Et, comme je baisse les yeux sur le pinceau que j'ai toujours en main, je suis frappée par l'évidence. Je ris de ma sottise, de cette conjecture aussi grossière que hâtive, sans pouvoir toutefois chasser l’idée de ma tête.

Après tout, je ne perds rien en essayant. L’expérience, au moins, me donnera tort une fois pour toute. Je tends donc le pinceau à portée du trompe-l'œil. Ma main tremble à mesure qu'elle en approche. Enfin les poils atteignent la serrure, s'y enfoncent et disparaissent, happés de l'autre côté. Le manche à son tour pénètre le cylindre et passe au travers. Et lorsqu’à sa suite l'extrémité de mes doigts entre au contact du mystérieux loquet, mon bras fend le béton comme la surface d'un lac.

Comment est-ce possible ? C'est la Curiosité qui parle, gronde de soif et me dicte d’avancer. C'est elle qui m'entraîne, paupières closes, vers l'intérieur du mur. Dès lors que je la franchis, cette frontière semble se réduire à un filet d'eau glaciale. Je ne me l'explique pas. Mon corps tout entier s'y abîme. Tout défit ma raison. Et moi, je disparais.

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