3.11 - Amitié
Comme toujours, lorsque le bus ralentit devant mon arrêt, je cède le passage à tous les autres avant de monter à bord. Comme toujours, je n'espère pas trouver une seule place assise. Je m'avance vers le fond, le plus loin possible. Ainsi, lorsque je tomberai, peut-être parviendrais-je à m'arrêter avant de m'écraser dans le pare-brise. Aujourd’hui, quelle aubaine, j’ai le luxe de me tenir à une barre de fer. Le bus démarre et un nouveau supplice commence pour mon bras, lorsqu'une voix dans mon dos m'interpelle. Je me retourne avec méfiance et aperçois Blake, quelques sièges plus loin. Elle me fait signe.
Je m’avance prudemment à sa hauteur, avise le siège voisin, vide, où son tapotement de main m’invite à prendre place. Je m’assieds, docile, et la gratifie d’un « merci » à peine audible.
— Je monte au troisième arrêt, m’indique Blake. Je peux te garder la place tous les jours, si tu veux. De toute façon, personne n’a l’air de vouloir s'asseoir à côté de moi.
Je me tords les lèvres avant d'avouer :
— C’est de ma faute. Si tu traînes avec moi, ils vont…
— J’ai vu ce qui s’est passé hier, m’interrompt-elle. J’étais là. Je te demande pardon, j’aurais dû faire quelque chose. Tu me laisses une chance de me rattraper ?
Ainsi, Blake savait ce qu’il lui en coûterait de venir me parler. Et pourtant elle l’a fait. Quel intérêt aurait-elle à être mon amie ? J’étais seule, elle aussi, c’est ce qu’elle avait l’air de dire, mais elle n’est ni timide, ni froussarde. Si elle le voulait, je ne pense pas qu’elle aurait eu le moindre mal à intégrer un groupe déjà formé. Se pourrait-il qu'elle éprouve pour moi une sympathie désintéressée ? Mes remords ne cessant de croître, je n’ai pas d’autre option que de lui présenter platement mes excuses.
— Blake, c’est moi qui te demande pardon. Je n’aurais pas dû te repousser aussi froidement, hier…
— Pas besoin de t’excuser, Valda. Après ce que j’ai vu dans le bus, je ne m’attendais pas à ce que tu m’accordes ta confiance. Prends ton temps, j’ai pas prévu de mettre les voiles dans les mois qui arrivent.
Sur ces mots, elle m'adresse un sourire plus large que tous les précédents. Pour la première fois, je le lui rends.
— Eh, le spectre ! gueule Edvin à l’arrière de l’autocar. Tu profites de ta demi-place ? Faut bien un tas d’os comme toi, quand Aragog occupe deux sièges avec son gros cul de veuve noire !
Il me faut qu’une fraction de seconde à la fille en noir pour se retourner sur le donneur de surnoms.
— Si t’arrêtais de mater mon cul, Donald Duck, t’aurais peut-être le temps de te faire farcir au savoir-vivre.
Les potes d’Edvin explosent d’un rire collectif, le raillant d’autant plus que l’occasion est rare. Seules mes lèvres pincées me retiennent d’exploser de rire. Si j’avais eu autant de répondant qu’elle…
— Toi, vaut mieux t’avoir comme amie que comme ennemie.
Ça m’a échappé. Blake ne peut qu’approuver :
— Quand on m'aboie dessus, j’aime mieux mordre la première. mais t’inquiète pas, Valda, je suis pas une de ces connasses.
C’est plus fort que moi, je jubile. Est-ce que je l’ai enfin rencontrée, cette amie assez blindée pour ne pas retourner sa veste à la première menace ? Et dire que je m’inquiétais pour elle ! C’est plutôt aux pestes de Rothall de se faire du souci.
Un petit coup de coude. Blake me demande tout bas :
— Eh, Valda, je peux te poser une question ?
— Tu crois que tu viens de faire quoi, là ?
— Point pour toi, rit-elle. Plus sérieusement, qu’est-ce que ces ploucs te reprochent ?
— T’as vu ma tête ?
— Oui, et ? Les nanas sont jalouses ? T’as rejeté les avances de combien de ses mecs ?
— Je vais te reposer la question, Blake, et tu vas bien me regarder avant de dire des conneries. T’as vu ma tête ?
— J’ai pas perdu la vue depuis deux secondes, et je vois toujours pas le soucis. De toi à moi, on va peut-être attendre pour discuter de nos problèmes de poids. Mais, si on occulte le côté un peu inquiétant de ta taille mannequin, t’es dans la norme des jolies filles.
— Arrête de te foutre de moi. T’as vu mes cheveux ?
— Ils sont très bien tes cheveux. Ils frisent même pas quand il fait humide. Combien de filles peuvent en dire autant ?
— Mais t’as vu mes yeux ? On croirait que je porte des putains de lentilles de cosplay toute l’année !
— J’avais pas vu ça comme ça mais, s’il y a des gens qui payent pour ces lentilles, t’es sûrement pas si mal lotie.
— Merde, j’arrive même plus à savoir si t’es la meuf la plus cool du lycée ou un génie du mal.
— Ah, parce que c’est incompatible ?
Ai-je bien refermé la porte de Konstrate derrière moi hier soir ? Aujourd’hui, tout me semble irréel. Elle la première. Toutefois je sais aussi que jamais je n’aurais pu l’inventer : celle qui agit comme si j’étais normale, comme si je n’étais pas le monstre que tout le monde préfère voir dans ces cheveux de fantômes, cette pâleur blafarde et cette maigreur morbide. Blake existe de ce côté-ci de la réalité, et elle a fait du noir la couleur de l’espoir – oui, même si, comme le blanc, ça n’en est pas une. Pas sûr qu’elle me laisserait emporter ce débat-là.
À discuter avec elle, le trajet est passé à une vitesse record. Personne pour me bousculer. Edvin l’a mise en veilleuse. C’est à se demander si mon amie la gothique est suffisamment clichée pour se payer le luxe de pratiquer la sorcellerie ! En passant côte à côte le porche de Rothall, nous savons toutes deux quel message nous envoyons.
Aujourd’hui, la donne a changé.
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