3.2 - L'autobus
Un signe de la main à Khan en quittant la maison. J'aurais pu feindre d'être malade pour qu’elle m’empêche d’aller en cours. L'idée m'a traversé l'esprit, et la barrière de la langue aurait sans doute ajouté aux inquiétudes de ma pauvre gardienne. C'est ce qui, d'ailleurs, m'a fait changer d'avis. Je ne veux pas me jouer d'elle, et surtout pas lui causer ce genre de frayeur. Elle doit déjà ressentir assez de pression comme ça.
Mon sac sur l'épaule, je prends la direction de l'arrêt de bus. Quelques-uns de mes voisins attendent déjà dans la fraîcheur pastelle de ce matin de septembre. Edvin Sundberg est adossé à l'abri, un mégot fumant au coin des lèvres. Malgré sa bouche en bec de canard, il a su s'intégrer dans la bande des garçons populaires, grâce à un talent que tout le monde lui reconnaît : affubler les parias de surnoms dégradants. Et il faut bien avouer qu'Edvin a le chic pour mitonner des sobriquets qui touchent leur porteur précisément là où ça heurte. Je lui dois les petits noms charmants de spectre et de mort-vivant. Au début, leur manque d'originalité me faisait rouler des yeux. Mais le temps passant, j'ai acquis l'insupportable sensation qu'il renvoyaient tous deux à ma propre inconsistance, à mon affligeante fadeur.
Je ne suis pas d'humeur pour ces mauvaises plaisanteries. Aussi je choisis de l'ignorer et passe sous son nez tête baissée, pour éviter de croiser son regard.
— Eh, l'mort-vivant ! On me dit pas bonjour ?
— Bonjour, Edvin.
Je ne m'attendais à rien, et surtout pas à ce que le monde change à mon retour. Je n'ai même pas osé espérer qu'on m'appellerait par mon prénom. Ça ne rend pas la réalité moins difficile à digérer.
Son ami Adam Stenbeck s'avance, portant sa propre cigarette au bout de celle d'Edvin, signe qu'apparemment il ne s'est toujours pas décidé à acheter un briquet.
— Paraît que t'as voulu te foutre en l'air, Valda, tousse-t-il dans un nuage qui mêle sa fumée à la buée ambiante.
Il faut croire qu'il a tout de même trouvé le temps d'intégrer comment je m'appelais. Cela dit, dans sa bouche, mon propre nom sonne comme une insulte. Je me demande si j'aimerais jamais que quiconque le prononce. Valda, c'est le prénom qui ponctue les brimades de ma mère, qui pèse dans les soupirs de mon père, qui résonne sèchement entre les lèvres des professeurs durant l'appel et remplit, noir sur blanc, des tas de paperasses impersonnelles. Ce n'est jamais un appel affectueux, ni une prière suave.
— Tout le monde parle que de ça, insiste Adam. Tu peux être fière de toi !
— Tout le monde parle tout le temps, soupiré-je.
C'est tout ce qu'ils savent faire, et tout ce qu'ils sauront jamais faire. Parler dans les dos, sur les dos, susurrer et tortiller pathétiquement leurs petites langues perfides ; passer de vilains petits secrets de bouches en bouches comme on se refile un bouton de fièvre.
— Tous des grandes gueules, hein ? ricane Adam. Ils oseront pas te le dire, mais tu leur as manqué.
Si je ne le connaissais pas si bien, ce charmeur de serpent qui tourne autour du pot pour lancer son venin à l'endroit le moins attendu, je jurerais que c'était un élan de sympathie. En vérité je crois que, d'une certaine façon, Adam partage mon dégoût pour autrui. Tout semble l'ennuyer : les cours, les gens, le menthol synthétique de sa cigarette de riche. Mais Adam a aussi de beaux cheveux bruns à enduire de gel, une carrure d'athlète et des vêtements de marque – bref, un rôle à tenir. Alors, pour tromper l'ennui, il s'entoure d'une cour aussi ridicule que mesquine, monte les uns contre les autres, méprise ses meilleurs amis et collectionne les jolies filles. Un sacré connard, en somme. Pourquoi est-il populaire ? Parce que les autres sont pires que lui.
Je jubile en admettant :
— Je ne peux pas en dire autant. Personne ne m'a manqué.
Alors, l'autobus ronronnant s'arrête devant l'arrêt et les autres me bousculent pour passer devant moi. En fermant leur marche, Adam dévoile un large sourire carnassier et, tandis qu'il écrase son mégot sur mon bras, il chantonne :
— Bon retour parmi nous. Tu vas morfler, le spectre. Ça nous a tous manqué !
Tous mes os frémissent à ses mots. Il fallait s'en douter : m'avoir poussée au pire les a enorgueillis. Ça les a satisfait et ils en redemandent !
Lorsqu’enfin je grimpe dans l'autobus, toutes les places sont prises. Les habitudes sont coriaces, les plus désagréables en particulier. Résignée à affronter une mauvaise journée qui marque à coup sûr le début d'une longue série, je m'agrippe à l'une des barres métalliques et tente de garder l'équilibre. Au bout de dix minutes de trajet, une crampe gagne mon avant-bras, encore trop frêle pour résister à ce genre d’effort herculéen. À chaque virage, mon corps vacille dans l'allée centrale. Sans cesse, je manque de lâcher prise.
Le trajet se poursuit dans une souffrance telle que le soulagement m'envahit quand j'aperçois le lycée – là où m'attend le prochain acte d'un supplice interminable. Plus que quelques secondes à serrer les dents ! Un instant durant, je me sens investie d'une force nouvelle, d'une vague confiance en moi, pas vraiment familière. Il existe une place pour moi, quelque part, me dis-je. Il me suffit de la trouver, de m'y lover et de ne plus la quitter. Des jours meilleurs arrivent, au détour d'un autre monde... Terminus.
Le bus freine brusquement. Mon buste est projeté vers l'avant mais, toujours solidement agrippée à la barre, j'évite in extremis la chute qui m'amputerait de toute dignité. Alors, une main impitoyable s'écrase dans mon dos et me pousse dans le vacarme des éclats de rire. Cette fois, c'est inévitable. Ma prise me glisse des doigts et je dérape, incontrôlable, en direction du pare-brise. Le bras potelé de la conductrice essaye de me retenir mais, par réflexe, je me débats et m'y dérobe. Mon pied trébuche, manquant la première marche, et le trottoir saisit amèrement mon fessier. La douleur se répand, de mes lombaires jusqu'au haut de mon dos, de mon bassin jusqu'à mes genoux tremblants.
— Ça va, ma grande ? me lance la conductrice inquiète. Ça va, c'est pas la tête !
Pour seule réponse, je me redresse péniblement et m'éloigne, honteuse. Je profite qu'elle passe un savon aux farceurs qui sortent du bus pour prendre de l'avance, m'éloigner au plus vite, avant qu'on ne me piétine.
Annotations