3.6 - Re-tour

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Si l’eau ruisselant de la tourelle en abreuve toujours les douves, elle ne forme désormais plus qu’un filet ténu. Une caresse dans son duvet de braises : je remercie Feussancho, qui s’envole aussitôt. Ah, celui-là ! Jamais plus de deux minutes au sol, il vit la tête dans les nuages. Une voix venue du ciel me hèle, d’ailleurs, comme je m’empresse par-dessus la passerelle de fortune.

— Konnichiwa, Âmatrice ! Hââââte-toi, il ne vont plus tarder.

Qui et pour quelle raison ? Je ne prends pas le temps de m’en enquérir. Seul compte le vagalame qui m’est tombé des mains ; plus encore si le temps presse, peu m’importe la raison. Je salue Hakiri, perché sur les créneaux du haut de la tour, et poursuis mon chemin sans demander mon reste.

L’eau goutte encore du plafond et sème ses plic-ploc sur le sol-flaque du rez-de-chaussée. Le four fulmine toujours, moins ardemment qu’hier. Un calme précaire règne sur les lieux. Le calme entre deux tempêtes, que menace un grondement aussi sûr que lointain et qui nous laisse sur le qui-vive, jamais tout à fait en paix.

Je me penche et ramasse l’arme forgée dans l’amertume des miennes. Faut croire que les jeux de mots de l’Écailleux ont quelque chose de contagieux. Je ne me relève qu’à moitié. Les jambes encore fléchies, je perçois une présence familière, blottie dans les ténèbres.

— Bonjour, Senik.

Ma voix se cantonne au murmure, autrement je risquerais de faire fuir la lézarde timide. La lame baissée, je m’avance avec prudence dans l’obscurité.

— Je crois que je te dois des excuses. J’ai cru que tu m’attaquais, hier, alors que tu cherchais seulement à me protéger. Je n’ai pas pour habitude qu’on me protège, tu vois. Quand on se jette sur moi, ce n’est jamais avec de bonnes intentions.

— Je ssssais, claque sa langue aux accents toxiques. Je l’ai ssssenti dans tes flots.

— Tu es un peu comme moi, non ? Tu n’aimes pas te mêler aux autres.

Ses crochets crachent un rire sifflant.

— Je ne crois pas, non. Ssssi je me tiens loin des autres, ssss’est pour leur épargner mes toxines. Toi, à l’inversssse, tu n’as pas hésité à m’infliger ton poison.

— Mes sentiments, un poison ? Non. C’était juste un réflexe. Je voulais juste que tu me comprennes. Je pense que l’empathie…

— De l’empathie ! vocifère sa gueule de serpent en jaillissant de l’ombre.

Ses dents vampiriques percent le noir en abîme de son gosier, de ses écailles et de la pièce. Leurs courbes acérées m’invitent à faire profil bas. Je laisse donc Senik cracher son venin moins littéralement.

— Balansssser tous tes malheurs à la tronche de quelqu’un, ssssa n’a rien à voir avec de l’empathie. Le jour où tu retiendras ssssa, peut-être que tu te feras des amis.

Si sa langue de vipère me laisse aussi amère, c’est qu’au fond, j’ai bien conscience qu’elle ne ment pas. La main crispée sur le manche de mon beau vagalame, il me faut de longues secondes pour ravaler mon ego et répéter de deux ou trois façons différentes des excuses qui, au bout du compte, sonnent toujours aussi faux. Après avoir remballé sa menace dentée, Senik reste de marbre ; je comprends qu’elle ne les acceptera pas.

C’est bizarre. J’en ai toujours tellement voulu au monde entier, je n’ai jamais pensé que quiconque puisse souffrir, par ma faute. En même temps, rien qu’avec Khan… Les larmes me montent aux yeux, mais c’est l’escalier qui pleure.

— Ce n’est rien, je n’insiste pas. Ta rancœur est légitime, Senik.

N’empêche, que quelqu’un ait une dent contre moi dans mon propre royaume – et pas n’importe quelle dent ! – ça fait grincer les miennes.

— Si cette tour te plaît, ça peut être la tienne, tu sais. C’est spacieux et loin de tout. Je réparerai la porte. Tu me diras quel agencement tu veux, et je le dessinerai. Je veillerai aussi à ce que la baignoire sèche ses larmes.

— Ssssa ne me dérange pas, les larmes, rétorque la lézarde bosselée.

Le ton est toujours aussi caustique. Je la trouve contradictoire, mais me garde bien de le lui faire remarquer. Ce n’est pas aujourd’hui que je gagnerai sa confiance.

Est-ce que la confiance, ça se gagne vraiment ? Je n’ai jamais misé la mienne sur personne. Ni sur Khan qui se démène, ni sur Blake quand elle a offert d’être mon amie. Et après ? Si je m’étais ne serait-ce qu’entrouverte à l’une ou à l’autre, mes problèmes n’auraient pas tardé à leur péter à la tronche et ça, comme l’a si bien dit Senik, ça n’a rien à voir avec de l’empathie. On ne s’attire pas la sympathie des autres en exposant ses malheurs. Si mon amitié empoisonnée ne peut engendrer que des relations toxiques, mieux vaut encore la vénéneuse Solitude.

Je traîne des pieds jusqu’à l’autre rive des douves.

— Ah ! J’ai failli m’impatienter ! me sermonne la voix fluette d’un nouveau lézard.

Les yeux sévères, le corps tacheté, le minuscule gecko me toise du haut de son mignon palanquin. Il porte une cape en fourrure et une coiffe en brocard brodée de dorures ; accoutrement qui offre un contraste drastique avec le gris sobrissime de ses porteurs : deux tigres de pierre dignes de la devanture d’un restaurant chinois.

Débarque alors à toute allure un reptile à collerette, soufflant dans sa trompette. Le lézard aux écailles blanches finement rayées de vert, rose et jaune porte un costume à carreaux pompé de la comedia dell’arte ; il court, sautille, trébuche, tournoie sur lui-même et s’élance de plus belle – une folie éfrénée qui m’évoque aussi bien l’euphorie qu’une fuite pour la survie, comme s’il était à la fois l’individu le plus heureux et le plus menacé de son espèce.

Turlututu ! trompette-t-il. Faites place au sérénissime, au magnificient, au léopardesque… Celui dont la noblesse n’a d’égale que l’émouvante humilité… Il nous gratifie de son illustre présence ! Oui, oui, admirez sa queue, c’est déjà la treizième ! … Sa seigneurie, Chiduc !

Le lézard-bouffon ponctue son éloge de courbettes et je manque de m’étrangler avec le rire que je retiens.

— VeuillEZclinER votre identiTÉ, me somme le pseudo-seigneur.

Sa petite voix gravit les aigus de syllabe en syllabe et, cette fois, je dois tousser un grand coup pour ne pas m’étouffer.

— Mes hommages, votre seigneurie, surjoué-je en suivant l’exemple du lézard-arlequin. Je m’appelle Valda et votre cher Prince m’a confié la clé du monde intérieur. Si vous le voulez bien, j’aimerais vous aider à… éviter l’Oubli.

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