3.8 - Lézard en cuisine
— Je suis Rachid, le chef cuisinier, se présente l’iguane à la toque. Ma spécialité, ce sont les pâtisseries. Les aimez-vous, Nouveau-Prince ?
— Euh, ça dépend.
Le voilà qui gravit d’un air contrarié un petit escalier du haut duquel il a vue sur toutes les cuisines. Ses yeux, sans cligner, scrutent les commis qui coupent, saupoudrent et touillent avec entrain.
— Vous avez bien un plat préféré, non ? Il y a forcément un lézapéti capable de le concocter ! Dinaluil, mon second, n’a pas son pareil pour préparer les fruits de mer. Issa est réputée pour ses plats exotiques et les assaisonnements d’Omate enchantent n’importe quelle recette. Quant à Iergu, eh bien, il n’a pas encore trouvé le couvercle à sa casserole, mais ayons foi… de morue… La Muse Gueule finira bien par le toucher.
Ne prêtant qu’une oreille distraite à ses jeux de mots – forcément l’œuvre de l’Écailleux ! – je me concentre sur les présentations et tâche d’identifier chacun des lézards cités. Mes aquarelles et leur survie en dépendent.
Dinaluil est le plus évident : un saurien pataud dont les écailles esquissent un dégradé de vaguelettes allant du bleu marine au vert lagon. Si son faciès rond respire la placidité, une inquiétante queue de caïman termine son immense corps. Sa blouse semble étriquée, le bas est élimé. Omate, ce doit être le varan au regard curieux et aux écailles sableuses, sur le terreau desquelles poussent toutes sortes de petites plantes semble-t-il comestibles. Des herbes dépassent des poches de sa veste à manches courtes, sa couronne de basilic lui donne bonne mine. Pour Issa, je parie sur la salamandre géante à la gueule aplatie. Ces monstres marins peuplent les légendes asiatiques et mon père m’avait raconté, je crois, qu’ils avaient l’odeur du poivre. Celle-ci a le corps constellé de petits pois, embaumé d’une nuée d’épices, le col cintré et la morve au nez.
— ATCHOUM !
Sa grosse goutte de mucus saute dans le potage. Je grimace, Rachid sourit.
— Pas d’inquiétude, Nouveau-Prince, c’est pile la bonne dose de piquant.
J’en déduis que le dernier doit être Iergu : l’air perdu, la blouse débraillée, les écailles boursouflées qui alternent entre des lignes de pop-corn blanc et de billes chocolatées à la sauce extra-noire.
— Peut-être qu’il est doué pour les confiseries ?
— Iergu ? Non. Lui, il rajoute toujours un truc dans le ragoût.
Je les admire écailler, flamber, mixer, faire rissoler. Il me semble qu’ils mettent tout leur cœur à l’ouvrage et je regrette de ne pas avoir fait honneur à l'entièreté du buffet. Rachid a repris sa douille et termine le glaçage d’un genre de mille-feuilles pastel, quand la porte des cuisine s’ouvre dans un vif claquement, laissant entrer une lézarde vêtue d’une robe rouge à volants, qui tape des sabots et, les mains sur les hanches, s'insurge en espagnol. Mon niveau en la manière étant plus désastreux encore que l’anglais, je ne comprends pas un traître mot de ce qui la contrarie, mais l’éventail de ses expressions me traduit sans peine son degré d’agacement. Plus petite que les lézapétis, la nouvelle venue a les écailles des couleurs vives : vertes et bleues, la tête triangulaire au museau relevé et, surtout, le port fier avec sa paire de créoles dorées.
— Sors de ma cuisine, Zuela ! souffle Rachid, soudain moribond.
— Éh, arrêté dé té prendre pour lé chef ! Jé souis oune lézapéti commé les autres, réplique-t-elle.
La lézarde bigarrée étoffe son courroux en y ajoutant de grands mouvements de jupes, ses roulements de r sonnent comme des gargarismes.
— Pour la dix-millième fois, Zuela, tu es actrice, pas cuisinière.
— Bien soûr qué jé souis couisinière puisqué jé cuisine ! Mais l’autre, là, avec ses grands airs, il osé dire qué ma paëlla elle est pas assez sophistiquée pour loui !
Pas difficile de deviner qu’elle parle de Chiduc. Alors que les deux lézards se lancent des regards de défi, ils s’accordent d’un signe de tête sur le caractère difficile du lézard léopard.
— Laisse-moi deviner, soupire Rachid.
— Ah, té donné pas cette peine, grand chef ! Je m’en vais loui préparer, moua, son confit d’ego !
— Un confit d’ego, c’est comme un moelleux d’enfance ? hasardé-je. C’est littéralement de l’ego ?
— Bien soûr pétite prince ! Qu’est-ce que tou veux qué cé soit d’autre ?
Rachid et Zuela se chamaillent le moule à cake, chacun se réclamant le plus éminent des lézapéti, seul en mesure de satisfaire les exigences de l’illustre Chiduc.
— Tu vas encore le laisser brûler ! accuse l’iguane. Moi, je surveille mes plats sans jamais fermer les yeux !
— Plat, oui, c’est lé mot, rétorque sa rivale. Mon pauvré amigo, tou cé qué tou cuisines est plat et insipide, ça manqué dé générosité, ça manqué dé fantaisie, ça manqué d’amour !
J'assiste à cette bagarre comme on assisterait à une scène de théâtre. La querelle des valets est toutefois interrompue par l’entrée fracassante du personnage principal.
— Va-t-on un joUR me servIR mon confit d’eGO ?
— Oui, oui, bien sûr. Ça ne saurait tarder, Sir Chiduc ! Allons, Zuela, presse-toi un peu avec le confit de notre maître.
La lézarde hispanique le fusille de ses gros yeux noirs mais fait mine d’obtempérer. Outre le retournement de veste parfaitement hypocrite de Rachid, quelque chose me chiffonne.
— N’est-ce pas moi le maître du Palais ?
Le tout petit aristocrate me toise du haut de son palanquin – à croire que ses pattes ne sont là que pour la déco ! La fourche de sa langue caresse en sifflant son sourire narquois.
— Vous êtes notre inviTÉE. Profitez de cette jourNÉE, des jardins du palAIS sous le soleil qui briLLE. Régalez vos papilLES. Mais vous ne volerez PAS mon tiTRE, ni les louanges du piTRE. Vous resterez bien sAGE, et dégagerez le passAGE.
Dans l’ombre derrière lui, son bouffon et Hakiri retiennent leur souffle. Est-ce là un caprice de Chiduc ou un réel complot ? La seule idée que le samouraï se soit servi de moi me gonfle de tristesse. Mais je garde la tête haute, j’ose même brandir la menace.
— Ça va te servir, tiens, un si grand palais, quand tu n’auras plus tes contours ! C’est un tombeau que tu veux ?
Araignée sur ma chemise, mes doigts tissent leur chemin jusqu’à mon vagalame. Malgré tout ce qu’a dit Senik et le crédit que j’y accorde, l’envie de pourfendre l'usurpateur me pend aux tripes. De quel droit s’arroge-t-il mon château ? Qu’il se noie dans mes maux et descende d’un étage !
Sans me laisser le temps de dégainer, un plat d’argent s’insinue entre les tigres de pierre et moi, rempart de pâtisserie contrant l’attaque que j’ai juste fomentée. Je dévisage Omate qui, tout sourire, nous invite du regard à nous servir une part du mille-feuille de Rachid. Par-dessus le glaçage, le spécialiste de l’assaisonnement à ajouté quelques pétales de fleurs cristallisés dans le sucre.
— En attendant que le confit soit fin prêt, pourquoi ne pas prendre une bouchée de la spécialité du chef ? nous enjoint-il aimablement.
Impossible de résister à sa gentille bouille feuillue. Chiduc lui-même se laisse attendrir et, déposant un instant les armes, nous croquons chacun un morceau de pâte feuilletée.
C’est subtil, délicat. Ça a le goût des rêves fanés et des bruissements de joie.
Une saveur inconnue.
Chiduc et moi nous regardons, les larmes au bord des yeux. Les siens clignent, je souris. Tout est dit. Sans hausser le ton, sans menacer, sans aucun mot. Le temps que la crème pâtissière nous dévale l’œsophage, nous serions prêts à abdiquer, à nous céder mutuellement tout ce que nous possédons, et ce sans autre dessein que la générosité. Mais, une fois le mille-feuille dégluti, nous nous râclons la gorge et l’hostilité nous submerge de nouveau.
L’hostilité, toujours, mais plus tout à fait la même.
Nos exclamations s’entrechoquent et assaillent le varan commis.
— Qu’est-ce que ce poisON ?
— Putain mais y a quoi là-dedans ?
Son sourire laisse entrevoir l’émail de ses dents, jaunie comme de l’ail séché.
— Bravo, vous venez de goûter un vrai morceau d’abnégato.
Je brandis ma lame avec velléité. Oui, je voudrais remettre à sa place le traître qui ne m’a conviée que pour ouvrir sa foutue porte, qui voudrait peut-être que je peigne ses écailles sans prendre ma part du gâteau. J’ai du mal à identifier ce qui fait flancher ma volonté, et je sens qu’il en va de même pour lui. Après avoir entrevu, ne serait-ce qu’une fraction de seconde, ce dont nous serions capable avec un peu de bonne volonté, difficile de revenir camper sur nos positions.
— Et sI... hésite-t-il.
— Nous faisions un pacte ?
Du bout de l’index, j’accède à sa poignée de main. Sa petite patte secoue vivement mon doigt. Le lézard arlequin sort de l’ombre, déployant derrière lui un contrat plus long que sa queue ; contrat par lequel je m’engage à laisser Chiduc disposer à sa guise de mon château et me désigne comme souveraine légitime de chacun des reptiles auquel je rendrai ses contours. Dans mon infinie bonté, je n’en discute pas les termes.
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