1.2 - La chute du spectre

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Je glisse un pied vers le bord.

Vais-je avoir mal ? Plus que je ne souffre déjà ?

Les grelots de ma ceintures tintent sous la brise printanière.

Peut-être aurais-je dû me peser, après tout. Peut-être aurais-je dû prendre quelques kilos, juste pour augmenter l'impact... Non. De toute façon, tout ce qui entre par ma bouche en ressort dans l'heure qui suit.

Chose étrange, quand on ne mange plus, la faim finit par disparaître. Je ne fais que maigrir à vue d'œil depuis quelques mois. Personne ne semble s'en inquiéter. Je suis frêle et mes vêtements trop amples, mais personne n'en a cure. Je passe un temps fou courbée en deux au-dessus des toilettes, à m'efforcer de rendre tout ce que j'ai ingéré. Si je ne nettoyais pas derrière moi à chaque fois, peut-être que mes parents percuteraient. Tant que rien ne vient troubler leur quotidien bien réglé, ce qui se passe autour n'a aucune importance. Heureusement pour eux, je ne suis pas du genre à laisser de traces. J'ai érigé la discrétion en règle de vie.

Tout ce que je veux, c'est la paix.

Il semble pourtant qu'elle ne soit pas compatible avec le genre humain, ou peut-être avec la vie en général. Autant aller voir ailleurs !

Je me laisse aller. Mon buste penche vers le vide. En quelques secondes, je me retrouve suspendue entre le ciel et la terre. Je ne plane pas, je chute. Et pendant un instant, si court qu'on devrait nommer cela micro-moment, je goûte à la liberté.

Je ne pense plus à rien, quand vient la collision.

Spectatrice de ma propre explosion, je vois mon corps de disloquer au ralenti.

Mes jambes se brisent contre le macadam, aussitôt parcourues d'une douleur qui me paralyse et annihile toutes les autres. Mon arrière-train sans volume encaisse à peine mieux le choc. Moi qui croyait que ma colonne vertébrale se démonterait en un rien de temps ! Elle percute la chaussée avec autant de grâce qu'une plume de plomb ; je ne sens que le frottement rauque de mes os contre le goudron.

Alors, dans un dernier élan, sans trop savoir pourquoi, je tourne la tête.

Maudite soit la gravité ! J'aurais pu espérer me fracasser le crâne, mais voilà que je m'écrase sur l'oreille gauche. Je me suis peut-être percé le tympan, ça ne va pas me tuer en tout cas.

Le peu d'espoir que j'avais de me vider de mon sang s'évapore très vite : ma tempe n'a heurté que la pelouse du jardinet à l'avant de la maison.

À plat-ventre, mes poumons comprimés, je ne respire plus du tout. Impossible de bouger. Je suffoque au milieu de la route. Bien en vie. Bien consciente.

Ohé, l'Univers ! T'as vraiment décidé que je trinquerai jusqu'au bout ?

Pas le choix. Je puise dans mes maigres forces pour croiser les doigts. Et je prie tous les dieux, surtout les plus obscurs, pour qu'un camion ne passe dessus. Mais la rue est déserte. Je n'entends pas de cris, aucun voisin affolé qui accourt pleurer ma perte. Même aux portes de la mort, ma tragédie se pave de cruelles injustices...

C'est qu'elle en met du temps, la grande Faucheuse ! Elle va faire sa bêcheuse le jour de mon suicide ? On ne cesse de me répéter que je suis pâle comme un cadavre, et l'autre fourbe en capuchon ne m'accueille pas à bras ouverts ? C'est quoi cette foutue blague ?

Enfin, ma vue se trouble. Des millions de moucherons me couvrent les rétines. La porte de la maison claque, les talons de ma mère aussi. Je l'entends qui s’époumone :

— Valda ! Valda !

Plus elle s'approche, plus sa voix se dissipe.

T'as vu maman ? Je fais honneur à ta robe !

C'était quand, déjà, la dernière fois que tu m'as dit que tu m'aimais ?

Elle a dû le dire, un jour, peut-être.

Je n'en ai juste aucun souvenir.

Comme l'écho d'un toucher, sa main tremblante me caresse le crâne. Elle se penche sur moi, l'oreille contre ma lèvre pour voir si je respire. La paume forte de mon père me compresse la poitrine.

— Ça va aller, Valda ! Tiens bon, je suis là.

C'est un suicide, papa ! Un putain de suicide ! Ça ne va pas aller, pas si tu me retiens avec les restes minables de ta formation secourisme.

Il fredonne une chanson que j'entends à peine. Un vieux hit de pop kitsch destiné à rythmer sa tentative de massage cardiaque. Ma mère appelle à l'aide dans la connerie de téléphone toujours greffé à sa main.

C'est trop tard, maman. Je ne vais pas t'offrir un rachat aussi facile. Ça non...

Une douce ivresse m'ensevelit : un malaise. Je meurs. Doucement, mais je meurs. Enfin !

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