1.4 - Les jours fades
Les murs sont blancs aussi dans l'unité psychiatrique. Des couloirs qui sentent le neuf et les calmants. On a pris soin de me cloîtrer là avant que je tienne debout.
Il y a une psy qui passe tous les jours et me harcèle de questions. Elle y va à tâtons, sans mettre les pieds dans le plat et me demander franco pourquoi je me suis jetée du dernier étage. Parce que cette question-là, tout le monde pense qu'elle ne se pose pas. Comme si la poser c'était rejouer la scène, me pousser une deuxième fois par la fenêtre. Et temps qu'on ne demande pas, temps qu'on ne met pas en mots, on peut décider de croire que c'était autre chose. Un accident, une maladresse, un défi, un jeu d’actrice, une chimère, une hallu collective, une erreur de ma part. Tout mais pas un suicide.
— Parle-moi de ton enfance, Valda.
— À peu près normale, je crois.
Je ne sais surtout pas quel autre genre d’enfance j’aurais pu avoir.
— Comment ça se passait, avec tes parents ? Tu dirais qu’ils étaient présents ? Qu’ils t’ont bien éduquée ? Comment tu te souviens d’eux ?
— Ils ne sont pas morts, eux non plus, vous savez. Ils n’ont pas changé d’un iota. On ne s’est jamais disputés. Présents ? Je ne peux pas vraiment dire qu’ils l’étaient. Mais ça allait, ils ne me manquaient pas non plus. Ils ont toujours veillé à ce que je ne manque de rien.
— Tu t’entends bien avec eux ?
— Je vous l’ai dit, on ne se dispute pas. Je ne comprends pas vraiment leur obsession pour leur boulot. Eux, ils ont dû oublier ce que c’était d’avoir quinze ans, pas d’amis, des boutons plein la face et un contrôle de maths tous les mois.
— Pourquoi dis-tu que tu n’as pas d’amis ?
— Parce que c’est la vérité.
— Pourquoi n’as-tu pas d’amis ?
— Parce que personne n’a eu la délicatesse de me donner le mode d’emploi.
La psy pose des questions sans intérêt et je donne des réponses tout aussi inutiles. Je me demande ce qu’elle note, sur son petit carnet.
« Cas désespéré. »
« Évolution psychologique aussi aboutie que l’envol d’un manchot. »
« Ne témoigne aucune envie d’être aidée. »
Elle m’interroge sur mes camarades de classe, mes résultats scolaires, mes habitudes alimentaires. Je banalise et mens. Obligé, elle le sent. Mais, quelle que soit son intuition, elle ne peut m’obliger à lui cracher ma vérité. Elle ne la supporterait pas. Sinon pourquoi tournerait-elle autour du pot ?
Elle comme les autres. Personne ne pose LA question, de crainte que j'aie une réponse.
C'est peut-être dans l'espoir que j'oublie qu'on me gave de cachets, matin, midi, et soir. Pourtant, chaque fois que je ferme les yeux, je sens le vide qui m’avale, la chaussée me rentrer dedans ; j’entends mes os qui craquent. Je revis la scène en boucle, mais je ne meurs jamais.
Je ne fais que ressasser mon échec.
Les saisons passent et, à part moi, rien ne bouge. Je remue des orteils, réapprends à tenir sur mes guibolles et, un beau jour, je marche. Je serre les dents, mastique, avale. Je reprends un peu de forces. Parfois je les dégueule mais, plus le temps file, mieux mon estomac se résout à digérer les choses.
C’est une drôle de résignation. Ça n’a rien du bonheur.
Mon monde est aussi fade que les médocs dont je ne retiens pas les noms et les repas aseptisés de la cantine. Ma vie sociale se résume au défilé des soignants et aux visites de la psy. On m’emmène promener chaque après-midi dans le parc, au pied du bâtiment, à l’exception des jours de pluie, où l’on me colle contre mon gré dans la salle commune. J’y reste dans mon coin, à l’écart, et je fais mine de griffonner des dessins que j’arracherai dès ma sortie de la pièce. Personne ne vient vers moi, et c’est tant mieux.
Mes parents ne se montrent pas, peut-être parce qu’ils sont loin, peut-être parce qu’ils ont peur. Plus j’y pense, plus je conçois qu’ils ont pris la fuite par refus de me voir, si misérable. Après l’Italie, la Suisse, la Croatie, voilà qu’ils ont mis les voiles pour le Canada, obligés par un énième voyage d'affaires. Leurs excuses me laissent de marbre. Je leur en ai voulu autrefois. Maintenant, je comprends. Si j’avais le choix, moi aussi, je m’abandonnerais.
Mon père veille cependant à m’appeler tous les soirs. Il me passe systématiquement un bonjour que ma mère n’a jamais formulé, comme si, à ca stade, ça revêtait encore une quelconque importance. Le jour où elle daignera me souhaiter elle-même le bonjour, je la prierai de se le mettre où je pense.
Il n’y a pas de bon jour.
Pour moi, aucun jour n’est le bon.
Comme nous n’avons jamais appris à discuter et qu’il ne sait pas quoi me dire, au téléphone, mon paternel me décrit les photos qu’il m’a envoyée et que, bien sûr, j’ai déjà vues. Il me raconte ses journées aux lacs à observer les oiseaux avec un actionnaire féru d'ornithologie. Il me parle de plumes, de becs et de palmures comme si c’était lui le passionné. Et, comme je ne fais qu’acquiescer sans décrocher un mot, il me raconte pour la trente-millième fois sa rencontre impromptue avec un élan. « Rencontre », c’est le mot qu’il emploie pour désigner un animal qu’il a aperçu à cent mètres.
Ça se termine toujours de l’exacte même manière : je laisse échapper un soupir, alors il trouve un prétexte pour raccrocher. Nos au-revoir sont aussi fades que le reste.
Tout le monde a l’air de croire qu’à travers le filtre de mes pupilles incarnat, je vais forcément finir par voir la vie en rose.
Ma seule joie en ce monde tient en une menthe à l’eau que les infirmières m’accordent, une fois par jour. Vert pétant, explosion de sucre, fraîcheur mortelle. J’aimerais me noyer dans une mer de sirop.
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